Britania rules the waves…
never shall be slave
« Un
système n’est vivant que tant qu’il ne se donne pas pour infaillible, pour
définitif, mais qu’il fait au contraire grand cas de ce que les événements
successifs paraissent lui opposer de plus contradictoire, soit pour surmonter
cette contradiction soit pour se refondre et tenter de se reconstruire moins
précaire à partir d’elle si elle est insurmontable » in : André
Breton, Position politique du surréalisme,
Paris, 1962, p. 7.
Naguère, un historien
français, éminent professeur à la Sorbonne, spécialiste internationalement
reconnu de l’histoire des relations internationales, Jean-Baptiste Duroselle,
intitula l’un de ses derniers ouvrages de synthèse : « Tout
empire périra ». Suggérant ainsi, qu’en dépit des discours triomphalistes
des États et des empires concernant leur devenir, il n’est pas d’entité
politique pérenne dans la longue durée. Les plus imposantes formations
politiques, l’Egypte pharaonique, l’Empire assyrien, l’empire des Perses, celui
d’Alexandre, Rome, Byzance, l’Espagne de Charles Quint, l’Autriche des
Habsbourg, l’empire bâti par Bonaparte, l’empire wilhelminien de Bismarck, la
Russie-URSS des tsars et de Lénine, le Troisième Reich du petit caporal autrichien,
l’Empire colonial français, etc., et last
but not least, l’Empire britannique, tous ont disparu plus ou moins
rapidement pour être présentement des formes politiques historiques du passé.[1] Grâce à Dieu et à l’URSS, le Reich de
Mille ans ne dura que douze ans et le « stade indépassable » du
communisme soviétique périt après soixante-douze ans, implosant pour engendrer un
capitalisme privé et d’État, violent, sauvage et totalement destructeur de la
société ! Néanmoins les politiciens et tous les idéologues qu’ils
emploient, journalistes, politologues, sociologues, économistes restent trop
souvent prompts à imaginer les formes politiques qu’ils servent comme autant
d’entités pérennes. Le souvenir du titre du livre du professeur Duroselle
devrait cependant les amener à faire preuve d’un peu plus de prudence. En
politique rien n’est éternel, ni l’ami ni l’ennemi, aussi faudrait-il enfin que
cet aspect entre dans les discours des analystes de la politique, ne conservant
que le seul critère qui compte par devers le temps si bien analysé par Machiavel,
le pouvoir, son maintien et/ou son extension pour la domination, le reste n’est
que du whisful thinking, du rêve
généreux, de l’espérance en un monde irénique comme Kant l’imaginait lorsqu’il
publiait son « Projet pour une paix perpétuelle » ou Habermas ses
jeux constitutionnalistes comme garants de la pérennité démocratique, oubliant
qu’en son essence tout pouvoir politique repose sur la violence légalisée.
Le vote d’une majorité
britannique pour la sortie de l’UE a retenti comme un coup de tonnerre dans le
ciel apparemment serein des eurocrates et des gouvernements qui, en dépit de
toutes les dysfonctionnements économiques les plus patentes, de la misère
grandissante d’une majorité de peuples, des déséquilibres structurels d’une Union
trop vite bâclée avec soit des pays pauvres (Grèce et Portugal) soit avec les anciens
pays communistes, affichent avec un entêtement schizophrénique le refus d’affronter
la plus banale des réalités. Il semble bien souvent que le réel soit purement
et simplement écarté ou omis pour une vision quasi irénique sur un thème que
nous avons déjà bien connu à l’époque du communisme soviétique triomphant, à
savoir celui des sacrifices d’aujourd’hui pour des « lendemains qui
chantent » ! Quoiqu’il arrive, les commissaires européens et les
gouvernements de gauche et de droite nous assurent que cette misère présente, les
crises à répétition et les sacrifices d’austérité budgétaire qu’ils exigent, ne
sont là que pour notre bien dans un futur proche. Or plus nous avançons dans le
temps de l’UE, plus ce futur semble s’éloigner vers des limbes hyperboréens. En
effet, il y a des ressemblances profondes dans la gestion de l’UE et celle de
l’Union soviétique. Par exemple, le fait que des décisions prises selon un mode
centralisé, jacobin pourrait-on dire, s’applique sans discernement à un
ensemble de pays si différents, aux niveaux économiques totalement disparates
en dépit de prêts structurels non-remboursables et à l’histoire rurale et
urbaine n’ayant que très peu de points communs. Ainsi, les décisions
bruxelloises sur le fonctionnement des petites fermes de type polycultures-élevage
qui assurent la survie de milliers de tenanciers dans l’ex-Europe communiste,
vue depuis la Bulgarie ou la Roumanie ressemblent à s’y méprendre aux décisions
prises par le CC du PCUS pour l’ensemble de l’empire sans tenir compte des
spécificités baltiques ou asiatiques. L’interdiction de telle ou telle
production agricole de haute qualité artisanale n’a été empêchée au dernier
moment que par l’intervention des plus hauts personnages de l’État, comme le
fit le président Chirac pour les fromages français, italiens et espagnols.
Aujourd’hui, Bruxelles décide d’interdire le bidet, trop grand consommateur
d’eau, mais en même temps définit pour l’UE la dimension des sièges des
toilettes (sic !) ou autorise des pesticides et des expérimentations de
culture d’OGM, alors que certains États tentent de les éliminer ; ou pis,
inspire une politique d’enseignement supérieur (Bologne) qui interdit la
promotion d’une réelle excellence au profit d’un nivellement par le bas qui
serait le garant de l’égalité des chances ! Voilà quelques exemples parmi
des centaines (sans aborder les faits de corruption innombrables) qui montrent
la réalité du rapport de l’UE aux populations européennes et sa tendance asymptotique
vers la plus grande des absurdités bureaucratiques. Or nous le savons, dans la
pratique réelle, les lois soviétiques n’étaient jamais appliquées comme telles
en Ukraine, en Lettonie, au Kazakhstan ou en Sibérie orientale. Nous l’avons
appris de très longue date, pour qu’une entité politique obtienne, au-delà de
sa légalité électorale, une légitimité populaire il lui faut un acquiescement
plus ou moins majoritaire des peuples (et non des seules élites politiques,
financières et parfois intellectuelles). Or, le problème de fond de l’UE est précisément
celui de sa légitimité populaire. Un marché unique de la finance, des biens de
production et du travail ne peut en aucune façon constituer une légitimité à la
fois politique et spirituelle sur laquelle fonder et articuler une identité
européenne. Certes, d’aucuns universitaires en parlent lors de séminaires et de
colloques savants, mais une fois encore ces discours ressemblent à la langue de
bois du PCUS quand il exposait devant des masses inattentives les vertus de la
solidarité internationaliste du communisme soviétique. En effet, hormis la
consommation de marchandises identiques, comment des peuples aux expériences
existentielles – i.e. historiques, anthropologiques et linguistiques – si
diverses et si longtemps conflictuelles pourraient-ils ressentir en si peu de
temps une identité profonde et le copartage d’une Weltanschauung. Pourquoi les responsables européens feignent-ils
d’oublier que parfois des siècles ont été nécessaires pour construire des
identités européennes ? Et pourquoi s’entêtent-ils à croire qu’en moins
d’un demi-siècle elles pourraient s’effacer ? Un tel acharnement ressortit
à une volonté orchestrée pour briser toute résistance face au marché unique bien
au-delà de l’UE, de fait, au marché totalement mondialisé. Faut-il le rappeler aux universitaires, les
peuples européens, sauf exceptions (comme par exemple les Hongrois de
Transylvanie, de Voïvodine ou de Slovaquie, ou les Roumains de Bessarabie ou
les Slovènes et les Germanophones d’Italie) ne sont pas bilingues, et hormis
les anglophones, le Benelux et quelques pays nordiques, l’anglais n’est pas la
langue la plus parlée en Europe. L’Europe réelle ne se rencontre pas dans les
réceptions mondaines des diplomates, ni au cours de colloques et de symposia
tenus dans de luxueux hôtels internationaux ! L’Europe réelle se rencontre
dans les quartiers des villes, dans les campagnes, dans les stations balnéaires
et dans les lieux de travail. Avec l’événement-avènement du Brexit cette
fiction s’est écroulée en référence à quelque chose de bien connu : Right or wrong my country first. Dans
des pays à l’histoire politique très ancienne, on ne peut rejeter d’un revers
de main, mille ans ou plus d’identité forgée dans l’adversité et conservée sous
divers régimes politiques, depuis l’épopée médiévale jusqu’à la modernité
tardive.
Largement paupérisée par
une caste dirigeante féroce prenant prétexte de prétendues lois économiques et
de la main invisible du marché pour imposer un libéralisme économique sans
frein, mais plus encore effrayés par les vagues d’émigrés venues d’Europe
ex-communiste et plus récemment par les quotas d’émigrés du Moyen-Orient et
d’Afrique imposés par l’Allemagne via la bureaucratie de Bruxelles,
l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE, déjà en débat depuis de nombreuses
années et ce malgré les nombreuses exemptions accordées au Royaume-Uni, est
devenue un problème majeur de la légitimité du pouvoir politique britannique aussi
bien pour les classes populaires, que pour certaines classes moyennes et une
fraction de l’élite dirigeante. C’était cela qu’avait compris le Premier
Ministre Cameron et qui l’avait poussé à promettre un référendum lors de la
campagne électorale de 2014. Cependant, cette raison, si importante soit-elle dans
une démocratie de masse représentative et fût-elle une vieille monarchie
constitutionnelle, est loin d’être la seule, d’autres facteurs sont intervenus
et non des moindres. Ainsi, la méfiance de plus en plus marquée de certains
acteurs majeurs de la City à l’encontre de la finance étasunienne fragilisée
par un déficit budgétaire abyssal (en partie dû à des guerres que les
États-Unis ne peuvent plus financer sauf en faisant fonctionner la planche à
billets), par les manipulations des subprimes
source depuis 2008 d’une crise économique dont on ne voit pas la fin, et par
des spéculations monétaires orchestrées grâce à des interfaces dignes de la
piraterie du XVIIe siècle, ont entraîné le rejet du dollar comme monnaie d’échanges
internationaux par certains pays émergents qui recherchent par le biais de
l’instrument économique le gain d’une puissance politique mondiale ou, à tout
le moins régionale, capable de concurrencer les États-Unis. C’est ainsi qu’il
convient de voir l’action de la Chine, de la Russie et des BRICS. Etant déjà
hors de la zone euro, la Grande-Bretagne possède une vaste marge de manœuvre
pour défendre sa monnaie (et donc ses exportations de biens et de services) lui
permettant ainsi jouer avec d’autres monnaies devenues des devises fortes.
Nous connaissons depuis
fort longtemps la politique internationale britannique, laquelle a été reprise comme
modèle par les États-Unis ainsi que l’affirmait le Président Théodore Roosevelt
qui, interrogé au début du XXe siècle sur le fond de la politique étasunienne,
répondit : « The business of
America is precisely business ». La Grande-Bretagne en fut et en reste
le modèle, sauf que deux guerres mondiales l’ont saignée à blanc au point que
dès les années 20 du XXe siècle elle perdit sa suprématie dans l’économie
monde, remplacée par les États-Unis.[2] Le triomphe étasunien
de 1945 sur l’Allemagne et le Japon, et malgré les sacrifices gigantesques de
l’URSS, en fit la première puissance mondiale, le gendarme du monde, le leader
incontesté de la guerre froide, puis, au bout du compte, avec l’implosion de
l’URSS en 1991, le vainqueur de la guerre froide. Cependant il n’en demeurait
pas moins vrai que des indices suggéraient dès le début des années 1970 une
certaine dégradation de la puissance étasunienne. Ainsi, l’incapacité
américaine de gagner la guerre du Vietnam avec des moyens non-nucléaires[3] donnait déjà à penser
que la première puissance militaire mondiale n’avait plus tous les moyens de
ses ambitions, non seulement les moyens techniques et économiques, mais, plus
encore, les moyens spirituels : le peuple américain avait fini par refuser
massivement cette sale guerre. Puis vint la fin de la parité or du
dollar ; ensuite la multiplication des guerres plus ou moins localisées et
leur échec que ce soit en Afghanistan, en Irak, présentement en Syrie[4] : on assiste ainsi
à la faillite de la stratégie des guerres de basse intensité selon Brezinski qui
fait penser à une baisse réelle de la puissance. Tout récemment l’échec du coup
d’État en Turquie orchestré par les services étasuniens afin d’éloigner Erdogan
d’une alliance avec la Russie, a dû faire rêver quelques stratèges nostalgiques
de l’époque « merveilleuse » des coups d’État en Iran (Mossadegh) ou
au Chili (Allende). Simultanément, au cours des trente-cinq dernières années
nous avons été les témoins de la montée en puissance de l’économie et de la
force militaire de la Chine ainsi que de la renaissance de la puissance internationale
russe avec l’équipe Poutine, autant de mutations qui ont ébranlé le leadership
étasunien. Or l’élite financière de Grande-Bretagne ne veut pas être entraînée dans
le gouffre d’une faillite des États-Unis. Pensant à long terme comme il se doit,
elle croit pouvoir tirer son épingle du jeu en recentrant sur la City les parts
de marché perdues par Wall Street en Asie et en Amérique latine, et remplacer
les placements en dollars par des placements en yuans, roubles, roupies, etc…
C’est pourquoi, le référendum a fait apparaître une césure au sein de toutes
les classes sociales, voire parmi des groupes d’intérêts économiques en général
solidaires. Conservateurs, travaillistes, libéraux, élites financières, élites
universitaires, upper-middle-class, classes moyennes et travailleurs ont manifesté
des opinions opposées avec, chez les travailleurs les plus modestes une position
anti-UE très majoritaire. Certes ce sont les groupes sociaux les plus
fragilisés par le néo-libéralisme mis en œuvre depuis le gouvernement de Madame
Thatcher et jamais démenti par le nouveau Labour de Tony Blair qui ont
massivement voté pour le Brexit. Mais la preuve que l’enjeu touchait à quelque
chose de plus que la simple crainte économique des plus pauvres se lit dans le
très haut pourcentage de votant : ce référendum tenait de quelque chose
qui appartient à l’essence même de l’identité britannique. Finalement le Brexit
l’a emporté, engendrant des commentaires d’une bassesse sans précédent dans la
presse continentale main-stream. Toute
la société anglaise, depuis l’élite financière jusqu’à la classe ouvrière, et y
compris la Reine, était traînée dans la boue. Les journaux d’un pays pauvre et
partiellement sous-développé comme la Roumanie s’empressèrent à leur tour de dénoncer
l’égoïsme des Brits, craignant de voir des dizaines de milliers de citoyens roumains
y travaillant en être expulsés, mais oubliant que le gouvernement roumain se
démène tant et plus pour refuser, malgré le quota bruxellois, le maximum d’émigrés
moyen-orientaux et africains que la Roumanie s’est vue attribuer sans être
consultée.
Devant ce que Jacques
Sapir nomme la catastrophe de l’euro (L’euro
contre la France, l’euro contre l’Europe) qui entraîne celle de toute
l’Europe, la Grande-Bretagne à une courte majorité a voté pour le divorce de
l’UE, projetant ainsi le futur de cette Europe dans une très grande incertitude
en ce qu’elle ouvre la voie à d’autres pays qui ne peuvent survivre dans le rigide
carcan monétaire imposé les banquiers, ceux de la BCE et du FMI. Le geste
politique des Britanniques (refusé il est vrai par les Ecossais) porte en lui
de puissants effets, en particulier celui de permettre à d’autres d’abandonner
le bateau. Mais plus encore sur un plan transhistorique, le Brexit signale que
toute construction politique qui ne correspond pas à un minimum d’en-commun
vécu comme tel par une majorité du peuple, est vouée à tôt ou tard à
disparaître, pacifiquement ou par la guerre.
Claude Karnoouh
L’Espi, Cévennes, France
[1]
Dans cette énumération la Chine fait exception jusqu’à présent, en ce qu’elle
semble se maintenir au travers d’une histoire souvent violente et chaotique au
prix de drastiques changements de régimes politiques.
[2]
Geminello Alvi, Dell’Estremo Occidente,
Nardi, Milan, 1993.
[3]
L’usage de l’arme nucléaire ayant été déclaré casus belli par l’URSS.
[4]
La Grenade et Panama en dépit des pertes relativement importantes parmi les
populations locales ne représentent que ne micro aventures néocoloniales, les
États-Unis ayant souvent préféré payer et agir par l’intermédiaire des armées et
des polices locales, Argentine, Brésil, Chili, El Salvador, Nicaragua, la
fameuse année du Condor.