La liberté
d’expression entre la loi, l’éthique et la vérité
Mon titre je l’avoue humblement est un peu pompeux pour un
court essai sur la liberté d’expression. Pour tenter de démêler quelque peu ce
nœud de problèmes il faudrait plusieurs gros volumes rédigés dans la tradition
de la philosophie germanique du XIXe siècle avec de très nombreuses notes en
bas de page. Cependant, par ce titre je voulais simplement signaler ou rappeler
la complexité d’une problématique à laquelle renvoie la notion de liberté
d’expression qui ressemble à s’y méprendre à un mot valise, ou plus
trivialement à une auberge espagnole, on y met tout ce que d’aucuns apportent.
En effet, il suffit de lire et d’écouter les commentaires
sur tel ou tel sujet controversé où chaque protagoniste se jette à la figure
« liberté d’expression » pour être submergé immédiatement par les vociférations
des gardiens des temples de la vérité et de la bienséance (c’est-à-dire du
politiquement, philosophiquement, sociologiquement et historiquement corrects).
Leurs cris d’orfraie appellent qui à la décence, qui aux respects des victimes,
qui aux années les plus sombres de notre histoire, au respect des croyances,
qui d’autre à la mémoire de je ne sais quel massacre, etc… A la limite le Bon,
le Beau et le Vrai « absolus »seraient déterminés d’une part par la
loi (le vote des représentants du peuple, mais en réalité le pouvoir politique
simple) et, de l’autre, par ceux qui s’auto-intitulent les représentants de
l’opinion publique et les gardiens de l’éthique publique, les serviteurs des
médias. Plus encore, lorsqu’il s’agit d’argumenter au nom de la liberté
d’expression on se heurte à divers intellectuels, enseignants et chercheurs,
qui s’insurgent de l’usage de telles ou telles paroles, lesquelles seraient contraires
à la vérité, soit porteuse d’erreur pour ceux qui prétendent faire des sciences
humaines des sciences, soit de mensonges pour ceux qui s’en tiennent aux
humanités comme discours, tant et si bien que la liberté d’expression ne se pourrait
formuler en public qu’en respectant ce que diverses instances et divers pouvoir
(lesquels ?) déterminent et imposent comme la seule et unique vérité. Il
en va tout autant dans les articles de journaux commis à cet effet. On éprouve ainsi
le sentiment que les affirmations que la presse impose à l’encontre de celles
qu’elle repousse avec vigueur, tiennent d’une Vérité absolue transcendante.
Comment donc s’orienter dans cette confusion de pensées pour parodier une célèbre formulation de Kant.
Commençons donc par la loi. Immédiatement nous nous retrouvons
confronté au vieux problème fondateur du rapport de la politique et de la
morale. Comment concilier la loi politique et la loi morale ? Thème qui
est à l’origine de la singularité de la pensée politique exprimée avec une
force inégalée par la tragédie avec son effet escompté, la catharsis : scène
théâtrale où s’affronte d’un côté la loi politique Créon, et, de l’autre, la
loi morale, Antigone. Selon Sophocle la loi morale est donc supérieure à la loi
politique, en d’autres mots, la loi morale peut-être illégale, mais elle est
légitime, tandis que la loi politique est légale, elle est même la loi par
excellence, mais elle peut-être profondément illégitime en ce qu’elle nierait
le minima de la loi morale humaine qui, dans ce cas, ordonne d’honorer ses
parents morts malgré une ordonnance du Prince. Vieux thème antique réexaminé
par Hannah Arendt dans Eichmann à
Jérusalem où elle n’a pas hésité, contre la solidarité tribale, à affirmer ce qu’elle considérait comme une
vérité supérieur, à savoir la collusion de certaines autorités religieuses
juives avec les tortionnaires nazis dans certains ghettos d’Europe orientale
(mais aussi en France à Drancy) pour se sauver au mépris de toute solidarité
dans l’adversité. Appliqué à la liberté d’expression, la supériorité de la loi
morale devrait nous conduire à refuser toute censure, même si, comme l’affirme
un proverbe français: « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Si
bien que vue dans cette optique, la liberté d’expression serait en quelque
sorte la plus haute expression de la loi morale quitte à heurter, choquer, offusquer,
blesser, scandaliser, offenser, indigner, vexer, dépiter, humilier des gens. En
effet, puisque la liberté d’expression est une des parties de la liberté d’opinion,
cette liberté placée en principe par la loi morale au-dessus de tout, ne se peut
pas diviser et doit donc s’avancer dans sa totalité, sans rien omettre.
Or partout, dans le monde des limites sont imposées par le
pouvoir politique à cette liberté d’expression. Ces limites se nomment la loi,
et la loi c’est le droit positif. Dès lors la question se posa ainsi: qui
établi le droit? Et c’est toujours le pouvoir législatif qui établit le droit. Or
dans les pays moderne c’est toujours le pouvoir législatif qui établit le
droit, lequel n’est qu’une face du pouvoir politique. Si bien qu’en ultime instance,
on peut affirmer sans se tromper que le droit est administré par le pouvoir
politique. Ou plus simplement, à un moment donné le droit positif est forgé par
la fraction du corps social qui détient la puissante politique, et ce quelle
que soit la forme du pouvoir politique. C’est pourquoi la liberté d’expression encadrée
dans des limites par le droit positif est de fait une liberté d’expression
contrôlée par le pouvoir politique, lequel conçoit la liberté en tant que
possibilité théorique réelle, mais à la seule condition qu’elle ne menace point
son pouvoir. En conséquence de quoi, c’est le pouvoir politique qui détermine
ce qu’il peut être dit « librement » et ce qu’il faut taire « librement ».
C’est pourquoi la liberté d’expression fait toujours problème. En effet, pourquoi
est-il dangereux d’outrepasser les limites tracées par le droit positif voulu
par le pouvoir politique ? Les uns affirment que telle ou telle assertion
n’est pas une opinion mais un crime puisque l’énoncer est puni par la loi ou qu’i
s’agit d’une opinion criminelle parce que antihumaniste (Qu’est-ce que
l’humanisme ? ! D’autres font appel à la science, affirmant que le
fait de propager des erreurs entraîne des discours de popularisation dangereusement
mensongers. Cependant il y tant d’affirmations mensongères dans la vie
politique que l’on se demande en quoi faut-il interdire certaine et en
permettre d’autres : par exemple la négation de la Shoah, du génocide
arménien, des doutes sur l’absence d’implication des services US dans les
attentats du 11 septembre 2001 sont interdits, mais les armes de destruction
massive de Saddam Hussein, les nouveau-nés assassinés dans les crèches des
hôpitaux koweitiens par les soldats irakiens en 1992, le faux incident du golfe
du Tonkin qui déclenché la guerre américaine du Vietnam, le refus de considérer
les bombardements de civils à Gaza comme des crimes de guerre ou les soixante
mille morts de la répression ceausiste de Timisoara en décembre 89 on été
argumentés publiquement et jamais condamnés.
Puisqu’il s’agit donc de discours on a affaire à la notion
de mensonge, même si pour les uns et les autres les discours dans un sens ou
dans l’autre, pour ou contre, font toujours appel à la science. Or pour la
science le mensonge n’existe pas, en science on ne ment pas, on commet que des
erreurs, et errare humanum est !
Toutefois, si l’on avait affaire à la science il n’y aurait donc pas besoin de
loi pour encadrer la liberté d’expression, puisque les erreurs de la science se
corrigent, s’affirment ou s’infirment grâce au doute, moteur du développement et
du progrès de la recherche. Aussi faut-il s’interroger pourquoi dans la notion
de la liberté d’expression comme forme absolue de la liberté d’opinion n’est
pas incluse sans restriction la liberté d’exprimer des mensonges, des fausses
et trompeuses assertions présentées comme des vérités. Nous touchons ici au cœur
du problème que je formulerai dans un premier temps ainsi: seule la vérité a droit
de citer dans le cadre de la liberté d’expression, le mensonge ne pouvant s’identifier
jamais à une possible liberté d’énonciation.
On atteint alors le problème philosophique essentiel à
savoir que la liberté d’expression pure inclut en sa substance la vérité et le
mensonge. C’est pour quoi sommes reconduits à envisager la problématique de la
vérité. Une fois encore nous devons nous rétro-projeter vers l’origine de la
pensée philosophique qui a esquissé les problèmes soulevés par toutes les
pensées qui se sont arrachées aux mythologies fondatrices, par toutes les
pensées qui sont à elles-mêmes leur propre objet d’étude : la pensée se
pensant elle-même comme sujet se pensant. Du point de vue de la philosophie nous
savons qu’au cours du temps, depuis la fondation grecque de la philosophie,
nous avons eu affaire à diverses définitions de la vérité qui finiront par se
réduire à la conception moderne de la vérité qui certes venue d’Aristote,
corrigée par Saint Thomas sera revue et
corrigée par Descartes jusqu’à ce que Hegel y introduise la notion de
négativité, c’est-à-dire le faux, le non-vrai.
Si l’on retient comme point de départ la position d’Hermogène
dans le Cratyle proche de Protagoras où l’homme est la mesure de toute chose,
ce qui veut dire que c’est l’homme qui donne sens au monde et aux choses du
monde, si bien que la vérité est ce qui semble vrai à chacun, une vérité
relative donc pas très éloignée de ce qu’écrivait Foucault de la vérité
historique. Selon ce point de vue, la vérité en soi n’existe pas, il n’y a que des
vérités. Contre cela Socrate avance une interprétation linguistique, à savoir
que les mots ont une relation avec ce qu’ils nomment, les choses qui de fait ne
dépendent pas de nous si bien que les mots qui les désignent ne dépendent pas de
nous, ils ont une existence propre, d’où une recherche sur l’origine des mots
et une position nominaliste où le mot serait dans une relation de substance
avec ce qu’il désigne. On ne débattra pas ici de ce problème qui requière de longs
développements, toutefois j’ai tenu à rappeler cette dichotomie afin de montrer
que le problème de la vérité est avant toute chose ancré dans l’énonciation du
mot dans une langue naturelle, c’est pourquoi il soulève le redoutable problème
de la traduction. D’où la différence entre la Veritas en latin et le grec Aléthéia
dont il est la traduction, que Heidegger interpréta comme « le dévoilement
de l’Être-là-dans-le monde (Dasein) en
sa totalité sans retrait », c’est-à-dire la possibilité de toutes les présences
données à l’homme sans retrait. Et le maître de Fribourg ajoute, cette
possibilité de sens de l’Aléthéia que
nous avons oublié depuis Platon et la naissance de la métaphysique en ce
qu’elle nomme a priori ce qui est l’Être
en tant que transcendant total et totalisant, c’est la « science » de
l’ontologie. Développée ainsi par Platon la vérité n’est plus perceptible dans
le réel vécu par les sujet du monde, mais seulement dans le domaine des idées
(c’est-à-dire dans ce qui s’oppose à la doxa,
à l’opinion et aux passions), si bien que cette vérité dépasse toutes les perceptions
sensibles pour devenir une catégorie spirituelle transcendante se fondant au
bout du compte sur une démonstration logique, de fait dans la suite d’une
logique des propositions de son énonciation comme l’a montré le linguiste Emile
Benveniste.[1]
Aristote aborde la vérité sous un autre angle en constituant
sa démonstration comme une science analytique sur le thème du rapport entre ce
que nous percevons et jugeons avec la réalité. Or de cette approche surgit un
redoutable problème celui de la réalité. Comment nos sens la perçoivent-ils ;
est-elle quelque chose de donnée ou la construction de nos sens incluse
dirais-je dans des Weltanschauungen
spécifiques, ce que les anthropologues nomment les catégories de la
culture ? Or Kant nous a appris que nous percevons seulement des
phénomènes inscrits dans les catégories fondamentales de la perception dans le
temps et l’espace, mais jamais la chose en soi le noumène. J’ajouterais comme anthropologue que ces catégories
fondamentales de l’espace et du temps sont aussi des champs sémantiques divers
selon les cultures. Quant au noumène il
est non-perceptible. Le noumène, la
chose en soi, appartient uniquement à l’ordre du pensable. Or ne percevant que
les phénomènes il faut nous interroger sur notre manière de percevoir les
phénomènes, et sur les qualités que nous lui attribuons, lesquelles sont déterminée
par nos catégories de la connaissance qui, dès lors, comme le nom de l’Être, ne
sont pas intemporelles, perennis,
mais au contraire changeantes. Aussi comme il y a une historicité de l’Être
(Heidegger), y a-t-il une historicité des champs sémantiques des catégories de
la connaissance. Donc connaître la vérité implique au préalable une analyse des
catégories de la connaissance (cognitive
categories), de leurs contenus sémantiques, voire plus complexe, de leur
polysémie. C’est seulement après ce travail préalable que nous pourrons interroger en direction de la vérité en un
temps en un lieu.
Pour simplifier, certes outre-mesure, on peut avancer qu’il
y a d’une part une position idéaliste où la vérité est conçue comme jaillissant
de l’accord de la pensée avec ce qu’elle construit, et elle seule, comme
pensable, dont Platon fut le premier maître. De fait il s’agit d’une part, d’une
logique des propositions énoncées dans une langue naturelle qui s’affirme comme
une métalangue (universelle), et, d’autre part, une position de critique
empirique où la connaissance de la réalité métaphysique et d’une vérité absolue
transcendantale sont tenues comme impossibles, tant et si bien l’on ne peut
s’en remettre qu’à la perception des phénomènes par le sujet pensant qui les
envisage comme autant d’objets d’expériences. Ainsi la position empirique nous
reconduit à nouveau à conception moderne de la vérité.
On en revient donc à la définition moderne de la vérité
qu’avait déjà partiellement énoncée Saint Thomas (qui la tenait d’Aristote via
les penseurs arabes et juifs des XIe-XIIe siècles) à savoir que Veritas est adequatio rei et intellectus.
Cependant chez Saint Thomas l’intellectus
demeure sous le commandement divin même s’il prend sens dans l’expérience
sensible et les choses par l’intermédiaire des hommes qui sont eux-mêmes en
rapport avec le divin puisque celui-ci a créé l’intellect humain rendant les
objets intelligibles au travers de l’expérience. Au bout du compte la vérité
est le rapport de la réalité de ce qui est perçue parmi l’omni présence des
chose crées par la réalité divine, laquelle accorde la plénitude du sens à
l’expérience existentielle et parcellaire des hommes.
Quant à la version de la vérité donnée par la philosophie
moderne, on la trouve formulée pour la première fois chez Descartes qui reprenant
la formule de Saint Thomas y ajoute un déterminant essentiel, celui du sujet
pensant autonome dans sa présence pensante : le célèbre « cogito ergo sum ». C’est donc avec Descartes
que l’énoncé du subjectum moderne
– l’ego cogitans – administre
l’adequatio res ad intellectum où se
tient et se manifeste la certitude de la Vérité du phénomène y compris en y
intégrant le doute « salutaire » pour le déploiement de la pensée
critique. En d’autres termes la vérité n’est plus de longue date le dévoilement
sans retrait de l’étant en sa totalité comme il s’énonçait lorsque Parménide
avançait qu’« Être et penser ne sont qu'une
seule et même chose », c’est-à-dire non pas « je pense donc je suis », mais « je
pense et suis simultanément et réciproquement », d’un même mouvement, ni
objet ni sujet, objet et sujet entremêlés : je suis ma présence au milieu
d’autres présences, dont celle des dieux qui habitent l’espace autour de moi.
La vérité moderne quant à elle se présente comme un rapport d’identité entre la
perception du phénomène construit par l’entendement comme objet calculable dans
l’énonciation de l’ego cogitan,
l’homme rationnel en tant que sujet absolu, devenu plus tard l’ego transcendantal
de l’intersubjectivité de Husserl où il n’y a jamais une conscience en soi,
mais toujours une conscience de quelque chose, de fait l’objet. Autrement
formulée on pourrait avancer, la Vérité se présente lorsque la perception du
phénomène est incluse dans le concept préalable (ego simple ou
intersubjectivité de l’ego transcendantal) qui détermine l’objet en tant que
phénomène pertinent, objet d’expérience et de calcul. Au bout du compte, c’est
la pensée conceptuelle (dût-elle procéder par une intuition sensible préalable
comme le disait Husserl) qui détermine la pertinence du phénomène parmi le
foisonnement phénoménal du monde, c’est-à-dire parmi tout ce qui advient. Aussi
de Platon-Aristote à Descartes en passant par Saint Thomas et ce jusqu’à
Husserl, ce qui est donné comme la Vérité s’oppose à la non-Vérité, au faux, au
non-rationnel (au non-réel eût dit Hegel) comme il y a de la fausse monnaie. Il
fallut attendre Hegel pour lire une définition bien plus raffinée de la Vérité placée
au cœur de la dialectique : « […] il faut affirmer que la vérité
n’est pas une monnaie frappée qui, telle quelle, est prête à dépensée et
encaissée. Il y a aussi peu un faux qu’il y a un mal […] Le faux serait
l’autre, le négatif de la substance, substance qui comme contenu du savoir est
le vrai ». (Préface à la Phénoménologie
de l’Esprit, p. 93 in édit. bilingue Aubier-Montaigne, Paris, 1966). On est
donc passé d’une détermination unilinéaire et univoque de la Vérité comme
rapport entre le concept et la perception à une conception dialectique qui
intègre le faux à la vérité, du moins à la substance de la vérité. En d’autres
mots pour qu’il ait du vrai il faut le faux qui lui est consubstantiel. On est
dans le même cas de figure dialectique que celui qui organise les rapports du
bien au mal, en effet, pour saisir le bien il faut sans cesse la présence du
mal. Peut-être faut-il voir ici la damnation essentielle de l’homme sans cesse confronté
à la liberté du choix ?
Enfin pour conclure on ne saurait oublier qu’il y a une
vérité qui nous reconduit à la loi, c’est la vérité selon le droit.
Qu’appelle-t-on la vérité dans le droit positif ? C’est ce dont on peut
apporter la preuve. On est donc dans la définition positiviste de la vérité comme
phénomène portant la vérité de par sa seule présence conçue-perçue par le
sujet. Une sorte de version simplifiée de la vérité selon Descartes. Or une
fois encore de redoutables problèmes se lèvent dès lors qu’on pose la
problématique de la vérité de la preuve au-delà même de la fausse preuve tenue
pour vraie. Par exemple, la véritable l’intention de l’agir est-elle présente dans
ce que dit a priori la preuve dans sa
perception immédiate. Qu’en est-il de la vérité de la preuve lorsque le temps
aidant la preuve est infirmée par d’autres preuves (erreur judiciaire), ou
qu’elle manifeste une insuffisance évidente. Or les sciences expérimentales ne
progressent qu’en démontrant que la preuve vraie d’une factualité précédente
était si non fausse, à tout le moins non-vraie car erronée (ce que Nietzsche
avait saisi comme le nihilisme moderne). Peut-on affirmer dans le domaine des
sciences humaines et dans les analyses de discours ce qui se présente comme la
base démonstrative des sciences de la nature ? Je ne le pense guère. Avec
la preuve du droit au revient apparemment au problème de la réfutation
« scientifique » chère à Popper avec cependant une réserve, c’est que
la preuve étant le phénomène, il convient d’en déconstruire son mode
d’appréhension pour en interpréter la structure et la substance.
C’est maintenant que nous pouvons reprendre la question initiale de la liberté
d’expression et ses limites. Ayant rapidement présenté les divers aspects des
conceptions de la vérité, je pense qu’il serait plus sensé et plus juste de
dire que personne ne peut parler de pure liberté d’expression en tant que pratique
en ce que ni la loi, ni la morale ne laisse place au dire du faux, du mensonge,
de l’erreur comme énonciation libre (libre ne voulant pas dire exempte de
critiques, bien au contraire). Et si l’on y adjoint la problématique philosophique
de la vérité en tant que rapport non-dialectique, on constate que le faux n’y
pas non-plus sa place. En revanche si l’on ose aller à l’encontre de la doxa des temps postmodernes qui
confondent critiques et émotions individualistes ou communautaires, le temps des
nouveaux bien-pensants, et suivre Hegel sur le terrain où vrai présuppose le
faux, alors la liberté d’expression aurait (ce qu’elle n’a pas aujourd’hui)
cette dimension redoutable d’imposer le vrai tout en exposant librement le
faux. Voilà une position qui fut naguère admirablement exposée par Lukács dans son
avant propos à Histoire et conscience de
classe :
« Dans la pure historicisation de la dialectique, cette
constatation se dialectise encore une fois : le « faux » est un
moment du « vrai » à la fois en tant que « faux » et en
tant que « non-faux »… il retrouvait là ses réflexions sur le jeune
Hegel…
Enfin en guise de remarque conclusive qui pointe le fond de
la problématique et du débat où nous somme confrontés explicitement à la
fragilité de notre entendement, il conviendrait une fois pour toute de
présenter le faux ou la négation du vrai (négation ou dénégation) dans la guise
du refoulé freudien et dire comme Lacan que « plus le réel est refoulé ou nié,
plus il est présent dans sa vérité. »
Bucarest le 29 juin
2015
[1]
Emile Benveniste, “Catégories de pensée,
catégories de langue”, in Les Études
philosophiques, nr. 4, oct.–déc., 1958, P.U.F., Paris.