La portée symbolique et politique de la troisième victoire électorale
d’Evo Morales
En ce mois du Colombus day, ce texte n’est qu’un
modeste hommage à Túpac Katari l’illustre chef
de la rébellion Aymara contre les Espagnols. J’y adjoints un hommage simultané
à Crazy Horse et à Sitting Bull les grands chefs des Sioux Lakotas, héroïques
vainqueurs de Little Big Horn.
Je crois qu’une très grande majorité d’intellectuels
roumains n’ont pas mesuré et, en conséquence, ni commenté la troisième victoire
électorale du président bolivien Evo Morales. Certes ils sont pris par le
spectacle de l’insipide campagne présidentielle qui met en scène des
marionnettes sans consistance. Cependant, s’il y avait eu quelques ethnologues ou
politologues curieux des affaires politiques d’Amérique latine en même temps
que du destin des indigènes de ces pays, au lieu que de s’occuper des chiens
errants et proclamer que l’anthropologie n’a plus rien à chercher outre-mer[1], qu’elle doit se replier dans
l’en-soi européen, ils eussent dû souligner un fait essentiel : c’est la
première fois dans l’histoire du continent américain, Nord, Centre et Sud
confondus qu’un pur indien (et non un noir[2]) est élu à la plus haute responsabilité
politique et économique d’un pays indépendant.[3] Ce fait est d’une grande
portée en ce que cela se sait, mais ne se dit point devant un large public, les
pays indépendants des quatre Amériques (Nord, Sud, Centre et Caraïbes) sont les
résultats politiques d’une colonisation féroce et sans pitié aucune qui, depuis
l’arrivée de Colomb en 1492 à Hispaniola (Saint Domingue), en trois siècle et
demi et à l’échelle d’un double continent, s’est soldée par le plus vaste
génocide physique et culturel que l’homme blanc ait accompli dans l’histoire
moderne, d’un génocide ayant anéanti plusieurs grandes civilisations, massacré de
vastes confédérations tribales, vidé des régions entières de leurs habitants
après les avoirs exterminés et déportés les survivants dans des réserves
conçues comme la meilleure manière de les affamer. Dès lors on comprend
pourquoi les Amérindiens refusent de célébrer le Colombus Day, pour eux c’est le jour d’un deuil interminable.[4]
Mais, et cela est essentiel, si Evo Morales n’est pas qu’un
Indien qui renie les référents historique de son ancestralité aymara, néanmoins
il ne se présente pas avec une coiffure de plume, un arc, des flèches et une
machette, c’est à l’évidence un homme de la modernité politico-économique, un
homme formé par la lutte de classe doublée ici d’une lutte ethnique et
culturelle inscrite dans la déjà longue histoire de la colonisation. Issu du
mouvement syndical bolivien au long passé de luttes contre les entreprises
étrangères et locales et contre les dictatures militaires travaillant au profit
de pouvoirs économiques étrangers, il n’a eu de cesse que de transformer ce
combat syndical en un combat politique. Ainsi donc, aujourd’hui, un petit pays pour
moitié andin, pour moitié amazonien, le plus pauvre de l’Amérique latine, après
des années de dictature militaire et d’exploitation féroce du travail, des
mineurs et des paysans par les créoles espagnols, les métis et les compagnies
étasuniennes, s’est donné par les voies légales du vote démocratique un leader
issu d’un groupe ethnique appartenant aux premiers habitants du pays, les Amérindiens,
population massacrée, puis mis en esclavage, affamée méprisée et paupérisée, vivant
souvent dans les bidonvilles aux marges de la société.
Depuis 2009, la Bolivie a, de fait, pour nom officiel l’État plurinational de Bolivie, lequel
reconnaît trente-sept langues indigènes (sic !)
dont quatre ont le statut de langues d’État officielles : une langue
européenne, l’espagnol et trois langues amérindiennes, l’aymara (la langue du
Président), le guarani, le quechua. Mais au-delà cette reconnaissance plus que
symbolique pour tout le continent, le succès populaire d’Evo Morales élu avec
plus de 60% des suffrages exprimés tient en seul mot : sa fidélité envers
et contre tout au programme politico-économique qu’il a proposé au pays et mis
en œuvre dès son premier mandat (22 janvier 2006) au nom du mouvement qu’il
présidait, Le Mouvement vers le
socialisme-Instrument politique pour la souveraineté des peuples, abrégé en MAS. Ce programme continué lors du deuxième
mandat (2009 après le changement de constitution) est simple en théorie, mais bien
plus délicat à mettre en œuvre, toutefois les résultats positifs des deux
dernières législatures sont là pour démontrer objectivement (voir les
statistiques de l’ONU) les progrès à la fois économique et sociaux réalisés par
le pays en huit ans : nationalisation des compagnies d’extraction des matières
premières dont le gaz, le pétrole et l’étain, renégociation des contrats avec
les entreprises étrangères sans expropriation avec plus de 80% du prix de vente
du brut, du gaz et du minerai versé à l’État et environ 18% aux compagnies
étrangères privées, lutte contre la drogue, mais sans les troupes étasuniennes
installées pour le contrôle politique dans le pays et qui ont été priées de
partir, maintient de la culture de la coca à la fois pour l’industrie
pharmaceutique et la consommation locale de ses feuilles, tradition millénaire
d’un tonifiant pour une partie des populations vivant entre 2500 et 4000 mètres
d’altitude, enfin des investissements massifs dans la réforme agraire par un système
de prêts sans intérêts et dans la santé publique généralisée, le développement
systématique de l’aide aux plus démunis, l’enseignement primaire et secondaire
ouvert à tous et totalement gratuit, la multiplication des bourses pour les
études universitaires. Les résultats ne se sont pas fait attendre, plus de 25%
de la population la plus démunie vivant dans le plus grand dénuement, et plus
particulièrement les indigènes, est sortie présentement d’une situation de très
grande pauvreté, tandis que 50% des ouvriers ont vu leurs revenus augmenter en
raison de la redistribution d’une partie de la manne pétrolière et des
minerais. Il est à noter, et c’est important, qu’Evo Morales et le MAS repoussent
l’indigénisme radical représenté par Felipe Quispe,
lequel souhaiterait instaurer une république indigène en commençant par
réformer l’enseignement, réduisant l’espagnol au profit des langues indigènes. Or,
à juste titre, le MAS pense que l’espagnol doit rester central parce qu’il est
la langue du continent (sauf le Brésil), et permet cette communication générale
et nécessaire à la mise en place des grandes coopérations économiques et
politiques régionales permettant de s’opposer à la politique impériale des
États-Unis. Le MAS pense que l’espagnol et les langues indigènes peuvent se
développer harmonieusement dans la simultanéité, faisant des divers peuples
boliviens à la fois les membres du monde hispanique global et, chez eux, des
peuples polyglottes ce qui, par exemple, était souvent le cas en Europe orientale
et centrale jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, quand cette Europe se
réveilla du cauchemar de la guerre en constatant l’élimination massive du
multi-ethnisme de régions entières qui étaient naguère le lieux de cohabitation
de divers groupes ethnico-religieux et linguistiques.
Certains auteurs ont écrit avec justesse, qu’en
dépit de différences historiques et culturelles propres à la modernité du tiers-monde
sud-américain, ces pays montrent des proximités avec des pays d’Europe
orientale et balkanique comme la Grèce, l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie
par exemple. Or qu’est-ce qui obère un certain redressement de la situation
socio-économique d’une majorité de Roumains ou de Bulgares ? N’est-ce pas la
soumission de ces pays aux diktats économiques du FMI, de Washington et de
Bruxelles, la soumission à un ordre économique qui paupérise bien plus une
majorité de citoyens qu’il n’agit pour le bien-être de cette même majorité. Le
jour où des élites roumaines ou bulgares se lèveront pour montrer à leurs
peuples combien ces alliances engendrent une exploitation intense et créent une
pauvreté généralisée (comme aux États-Unis ou dans l’UE) et non un mieux-être
de la majorité, alors elles sauront que la fidélité au bien-être de leurs
peuples exige la renégociation des contrats d’exploitation des matières
premières, des contrats de production, mais aussi une redéfinition de la redistribution
des bénéfices récoltés par les finances publiques au travers d’impôts équitables.
Elles sauront aussi qu’il faut remettre à leur place les diplomates des pays
dominants quand ceux-ci outrepassant leur fonction officielle se mêlent des affaires
intérieures et des intérêts minimaux du pays. Ce jour-là, peut-être,
pourra-t-on songer à voir se réduire non seulement la dette publique comme en
Bolivie, mais encore observer une embellie économique comme en Bolivie, un
recul de la grande pauvreté comme en Bolivie, le début d’un enseignement fondé
sur la même qualité pour tous et, comme en Bolivie, un système de santé qui ne
laisse pas les pauvres dans la déchéance, le dénuement et l’abandon.
Mais demain n’est pas la veille d’un tel choix
dans des pays où les professionnels de la politiques sont, sauf rarissimes
exceptions, membres de réseaux économiques mafieux laissés libres de leurs
trafics par l’Occident tant que ceux-ci ne gênent pas le profit des entreprises
et des banques multinationales. Voilà la grande contradiction qui domine la Roumanie
et la Bulgarie, lesquelles devraient prendre pour modèle la manière dont des
leaders de peuples indigènes naguère écrasés, massacrés, parfois même pour
certains au bord de l’extinction physique, ont compris l’essence de classe de
la lutte politique de la modernité qu’ils savent aussi chez eux doublée du
conflit ethnique, et donc culturel et religieux, pour tenter d’en modifier le
cours.
Claude Karnoouh
Bucarest 20 octobre 2014
[1]
Il faut à ce sujet rappeler que l’ethnologie et l’anthropologie modernes tirent
leur origine de la découverte de l’Amérique par les Européens de l’Ouest et de
leur questionnement quant à la nature humaine ou non-humaine des Indiens, sur
la sagesse ou la violence « naturelles » de ces hommes. Que ce soit
Las Casas ou Montaigne, leurs questions sur la nature des Indiens demeurent au
cœur des diverses théories de l’évolution humaine que viendront plus tard
enrichir des problématiques soulevées par les découvertes des cultures du
Pacifique : Polynésiennes, Mélanésiennes, Papous, Aborigènes d’Australie.
[2]
Je le rappelle souvent, pour les Amérindiens (nommés Peaux-Rouges dans mon
enfance), les Noirs sont « des hommes blancs à la peau noire »
(sic !). A l’évidence pour les Amérindiens, les Noirs sont autant que les
Blancs des envahisseurs-usurpateurs, ils arrivent à quelques décennies près
presque ensemble. On a même recensé des cas jusqu’au milieu du XIXe siècle où
ensemble Blancs et Noirs prisonniers de tribus amérindiennes étaient traités
par leurs vainqueurs comme des esclaves.
David E. Stannard, American
Holocaust : The Conquest of the New World, Oxford University Press,
1992.
Elise Marienstrass, La
Résistance indienne aux États-Unis, Juillard, Paris,1980 (seconde édition,
Folio, Gallimard, Paris, 2014).
Nelcya Delanoë, L’Entaille rouge,
terres indiennes et démocratie américaine, Paris, Albin Michel, coll. Terres Indiennes, Paris,
1992.