De la crise politique
ou de la légitimité du pouvoir : France automne 2014
En hommage à Salvador Allende contraint au suicide par le
fascisme US à visage démocratique le 11 septembre 1973.
Un événement surprenant à plus d’un titre est apparu dans la
presse française au début du mois de septembre 2014. Repris ensuite par divers universitaires
politologues, il rappelle sans détour à la classe politique le réel au-delà du
spectacle politicien de la crise politique française. En raison d’une chute
drastique de la popularité du président de la République dans les sondages d’opinion
(officiellement il obtiendrait 15% d’opinions favorables, mais en coulisses il se
chuchote moins de 10%), un important organe de la presse quotidienne vespérale a
donc soulevé, situation ahurissante dans l’histoire de la Ve République, une
question portant sur l’illégitimité du pouvoir du président François Hollande. Quoique
profondément irrespectueuse à l’égard de la fonction présidentielle, la question
soulevée par ce quotidien est essentielle à plus d’un titre puisqu’elle réédite
la question inaugurale de la pensée politique, celle d’un très antique problème
qui marque effectivement les commencements de l’autonomie de la sphère
politique par rapport à la sphère religieuse. Question inaugurale et
magistralement mise en scène par Sophocle dans son Antigone : l’opposition
entre légitimité et légalité, entre loi morale et loi politique.
Certes il ne peut être question de disputer de la légalité
de l’élection du président Hollande, celle-ci fut parfaite, sans truquages ni
fraudes. Mais ce qui est en grande partie à l’origine de la crise politique présente
n’est pas dû une quelconque fraude électorale ou à la manipulation des
statistiques démographiques des listes électorales, mais bien à la désaffection
du peuple pour le vote dans le cadre de la démocratie de masse représentative.
Reprenons les chiffres, au printemps 2012, Monsieur Hollande avait été élu par
51,6% des votants, mais il s’agissait, de fait, de 38% du corps électoral, beaucoup
moins que la moitié des inscrits sur les listes électorales. Ainsi, très mal
élu, le Président commençait son quinquennat sous de mauvais augures, puis en
raison de ses décisions immédiates, la légère côte d’amour des premières
semaines s’estompa très rapidement. Déployant
immédiatement une politique étrangère plus soumise à l’allié étasunien que
celle de son prédécesseur (Monsieur Sarkozy), intensifiant une politique
économique de récession en augmentant la pression fiscale sur les classes
moyennes alors qu’il avait promis l’inverse pendant sa campagne électorale, se
soumettant aux diktats de Madame Merkel quand il avait dit et répété qu’il
mettrait la chancelière au pas, occupant le vide de l’action politique par une
politique sociétale qui ne satisfaisait qu’une infime minorité de Français tout
en heurtant de manière frontale non seulement l’opposition de droite, mais encore
une partie importante de ses partisans : mariage pour tous, théorie du
genre dans les écoles y compris l’école primaire, laxisme judiciaire de Madame
Taubira, réduction des bourses pour les étudiants défavorisés, réductions des
couvertures médicales, mais dépensant des sommes ahurissantes pour des
opérations militaires contradictoires dont le peuple ne voit pas les finalités
car elles ne sont jamais expliquées à la nation ! Tout cela, plus des
scandales financiers à répétition qui éclaboussent des membres du gouvernement les
contraignant à démissionner, et, last but
not least, une vie privée-publique marquée par un manque évident de style, par
une goujaterie indigne d’un garçon boucher, tout cela fait que le Président
semble ne plus représenter qu’une petite coterie politique, les affidés les
plus soumis du PS, sans même les Verts et encore moins le parti de gauche,
depuis que Mélenchon a dénoncé le Président de la République comme un
« vulgaire menteur » qui « trompe le peuple ».
Qu’un homme politique ne suive pas à la lettre le programme
pour lequel il a été élu, il n’y a pas à s’en étonner, car la dynamique
politique subit des aléas inhérent à son action, laquelle engendre des
situations mouvantes auxquelles il convient de répondre. Mais dans le cas de
Monsieur Hollande candidat et de Monsieur Hollande Président, il n’est pas
question d’adaptions nécessaires aux changements, mais de l’inverse de tout ce
qu’avait promis le candidat hormis le sociétal (car cela ne coûte rien !).
Quelque part il y a eu véritablement tromperie sur la marchandise comme l’aurait
fait un commerçant indélicat. Or dans le cas présent, comme il est question de
la mise en œuvre d’une politique qui détermine l’avenir de la Nation, cela se
nomme une forfaiture. C’est donc dans le champ de cette tromperie que le
problème de l’illégitimité du président de la République se pose ce que mesure
immédiatement l’effondrement inédit des opinions favorables à son encontre.
Il faut cependant préciser. Il y a deux types d’illégitimité
politique, chacun fondé sur une faute éthique. L’un, c’est le respect de la légalité
dans le cadre d’une loi inique, cela est illustré par Hannah Arendt dans son
œuvre magistrale Eichmann à Jérusalem ;
l’autre, c’est celui de la forfaiture entendue comme le manquement grave à une parole donnée, à son devoir.
L’action du Président Hollande illustre ce dernier cas. Mais pourquoi oser une si
grave accusation à l’encontre du chef de l’État, lui qui s’est toujours
présenté comme un brave homme, tout en rondeurs, un homme familier et
facilement abordable et non comme un politicien hautain et arrogant ? La
raison en est simple. Nombre de politiciens font des promesses qu’ils ne
tiennent pas selon l’adage que « les promesses électorales ne valent que pour
ceux qui les écoutent ». Cependant il y a plusieurs manières de ne pas
tenir une promesse, la plus discrète et la plus banale consiste à ne pas mettre
en œuvre une politique, à continuer comme auparavant selon une force déjà au
travail, à ne pas s’opposer frontalement à des us et coutumes ou à des
avantages gagnés par de longues luttes sociales. En bref on aménage ici et là, voilà
ce que firent les présidents Mitterrand et Chirac pendant deux septennats
chacun, et sur le plan externe on doit garder à l’esprit la préservation de l’aura
internationale d’une grande puissance devenue aujourd’hui une puissance moyenne.
Or, si j’en crois les critiques venant du sein même du précédant
gouvernement – celle des ministres démissionnaires Montebourg, Hamon,
Filippetti, et de plus d’une trentaine de députés –, chez Monsieur Hollande il ne s’agirait plus
d’omissions, de temporisation, de louvoiements, mais bel et bien d’un
renversement à 180° de la politique promise aux électeurs au printemps 2012.
C’est pourquoi le terme de forfaiture paraît le plus adapté à la situation de
la France en ce mois de septembre 2014.
On pourrait donc s’attendre à voir le Président Hollande non pas démissionner (ce n’est pas
dans le style de ce personnage falot, manquant à l’évidence de courage et donc
d’audace), mais dissoudre l’Assemblée nationale et tenter de jouer un
gouvernement de cohabitation ? Mais c’est là hic et nunc un choix impossible qui révèle précisément la très
profonde crise politique française. En effet, en cas d’élection législative le
premier parti serait le FN qui aurait face à lui un PS affaibli, et l’UMP tout aussi
faible car elle s’est discréditée par son incapacité à se comporter comme une
véritable parti opposition et par les soupçons de corruption qui courent sur certains
de ses anciens chefs. Donc le Président se verrait contraint de cohabiter avec
le FN. Voilà qui serait une révolution dans la sphère politique
française : l’arrivée comme parti de gouvernement d’un parti diabolisé
depuis quarante ans, quoique l’arrivée de Marine Le Pen à sa direction semblerait
avoir quelque peu modifié la radicalité de son discours. A priori une telle
combinaison est impossible, sauf si, sur le fond d’une intensification de l’opposition
populaire à l’UE et aux États-Unis s’élevait une synergie entre le Parti de
Gauche, celui de Dupont-Aignan et le FN capable de faire descendre dans les
rues de la capitale plus d’un million de manifestants. Dans ce cas les maîtres
réels du pouvoir (les financiers et les banquiers de la mondialisation, les
chefs étasuniens de l’OTAN) laisseraient faire. Alors le mot d’ordre de
l’ancien Cartel des forges (le syndicat patronal français d’avant 1940),
proclamant « qu’il vaut mieux Hitler que le Front populaire » !,
serait réactualisé et réaménagé à l’image des marionnettes politique du temps, et
nous serions la proie d’un nouveau totalitarisme, cette fois-ci cool en
apparence, sans uniforme, sans cérémonies pharaoniques au stade de Nürnberg, avec
des gestapistes habillés en hippy, des idéologues hip-hop, devant nos télévisions
et notre internet totalement canalisés et contrôlés, le totalitarisme déjà
prophétisé par Huxley dans son Brave New
World et Orwell dans son 1984.
Brecht écrivait au début des années 1950 que la Sociale
démocratie, en raison de ses compromis permanent avec le Capital, est toujours
grosse du fascisme ; Adorno ne le disait pas autrement dans Minima Moralia quand il remarquait que
le fascisme n’est pas parmi de jeunes voyous excités qui brandissent des regalia et les saluts nazis, mais bien dans
les jeux de simulacres démagogiques de la démocratie de masse face au Capital.
A présent je suis un vieil homme, mais je plains nos enfants
et surtout nos petits-enfants, car cette fois il n’y aura pas d’alternatives ne
serait-elles que symboliques. Les révoltes à venir ne se donneront plus avec l’alibi
des « lendemains qui chantent », mais seront le produit du chaos
d’une terreur contrôlée dont le Moyen-Orient et l’Ukraine sont les prémisses.
Nous sommes bien entrés dans les temps d’indigences (Dürftiger Zeit) prophétisés voilà deux cents ans par le plus grand
poète allemand, Hölderlin.
Claude Karnoouh
Paris le 14 septembre 2014