Du particulier au
général.
Ou comment à
l’occasion du vaste projet social puis touristique d’urbanisation du littoral
de la Mer noire, la Roumanie communiste a confirmé son intégration au capitalisme
mondial.
Pour ceux qui n’entonnent pas les antiennes idéologiques
banales et stupides d’un anticommunisme primaire, il est évident, tant à la
lecture des textes programmatifs qu’à l’observation des pratiques réelles,
qu’il y avait dans le projet communiste d’« un homme nouveau pour un monde
nouveau » un vaste programme de santé publique et de loisirs collectifs
pour le peuple dans ses différences socio-professionnelles.
Toutefois soyons-là encore lucides et un peu érudits, ce
projet, les communistes ne l’ont pas inventé, ils l’ont simplement repris et développé.
Il était déjà dans les programmes sociaux des socialistes utopiques ou moins
utopiques du XIXe siècle, de Fourier à Considerant et Godin, de Lassalle à
Jaurès, où, par exemple, dans l’idée même du phalanstère, il était aussi
sous-entendu un temps de repos et de loisirs. Les Soviétiques, après la guerre
civile, avaient conçus dès le début des années 30 à la fois une temporalité et
un espace pour la reconstitution de la force de travail selon le vocabulaire
marxiste classique. Et ce d’autant qu’en parallèle avec la volonté d’offrir des
vacances pour tous, s’était développée l’idée que durant l’année de labeur il y
eût aussi des moments de liberté où les travailleurs des deux sexes étaient
appelée simultanément au repos et à la pratique des sports en amateurs qui, selon
les nouvelles valeurs hygiénistes sociales et corporelles, offraient des vertus
tant thérapeutiques qu’éthiques : le sport comme vecteur de la santé et d’apprentissage
de l’effort et de la discipline collectifs. Pendant les vacances d’été, on soulignait alors le
rôle du soleil, de l’eau de mer et des exercices corporels pour lutter contre
le rachitisme, améliorer la croissance des enfants, et grâce à l’iode pour
influencer l’équilibre hormonal thyroïdien. Enfin, et ce fut très important, on
mettait l’accent sur le fait que l’air marin salé avait des effets positifs dans
la lutte contre la tuberculose.[1]
C’était cela même l’idée de l’harmonie sociale qui avait
animé la social-démocratie allemande dès le début du XXe siècle, sans qu’elle puisse
la mettre en mouvement en raison de la Première Guerre mondiale et des effets sociaux
ravageurs des contraintes de la Paix. Cependant, l’idée et la pratique seraient
reprises et partiellement mises en pratique en France par le Front populaire,
après les grèves de 1936 : congés payés et sports pour tous au travers d’un
ministère des sports créé à cet effet et d’une association de masse nommée, Sports et loisirs. Cette action engendra
le travail de recherche du premier universitaire occidental, Joffre Dumazdier, qui
entreprit des enquêtes sociologiques sur les loisirs populaires,. Commencées
pendant le Front populaire, son long travail se concrétiserait vingt-cinq ans
plus tard dans une somme novatrice et précurseur, Vers une civilisation des loisirs (Paris, Seuil, 1962). Exode
rural, alphabétisation et éducation généralisées, industrialisation rapide et urbanisation
massive, loisirs de plus en plus abondants, sont les caractéristiques du socius moderne auxquelles les sociétés
communistes, certes à leur manière, n’échapperont pas. Elles les
systématiseront de manière plus dogmatique et bureaucratique.
Or qui dit temps des loisirs versus temps du travail,
présuppose l’éloignement momentané non seulement de son lieu de travail, mais, et
simultanément, de son lieu d’habitation quotidien pour un ailleurs, mer ou
montagne. Certes, il y eut au début des congés payés le recours aux parents
demeurés à la campagne, mais le but des gouvernements communistes n’était pas de
renvoyer à la campagne les salariés issus de la campagne, au contraire, il
fallait les en éloigner pour leur montrer les bienfaits de la modernité. Le but
était donc de prouver que l’État communiste était meilleur que l’État
capitaliste parce qu’il était capable d’offrir aux prolétaires et aux employés les
mêmes vacances que celles que s’octroyaient les bourgeois depuis la seconde moitié
du XIXe siècle : les bains de mer. Or pour loger et nourrir la masse croissante
des salariés, les chambres meublées chez les paysans ou les pêcheurs du cru,
comme les quelques hôtels de luxe reconvertis en hôtels prolétariens n’y
suffisaient plus. Il fallut, comme pour le développement urbain, répondre à
l’afflux des travailleurs et des salariés de toutes sortes appelés par le
régime afin de réaliser la présence d’un prolétariat moderne jusqu’alors absent
et rêvé par tous les leaders bolcheviques de Russie et d’Europe orientale. En
Roumanie, plus encore qu’en Tchécoslovaquie, Pologne, voire Hongrie, en 1945 le
prolétariat était très fortement déficitaire face à la paysannerie, laquelle représentait
environ 70 à 80% de la population active. Ce n’est donc pas avec de tels taux de
populations rurales actives qu’on peut se croire au pays du prolétariat
triomphant ! Toutefois, les pays communistes d’Europe de l’Est, construits
sur le modèle soviétique, et donc dirigés par des pouvoirs plus ou moins dictatoriaux,
n’étaient en aucune façon des républiques bananières coloniales où une oligarchie
blanche régnait sur un peuple de péons
et d’Indiens. Après avoir commencé à construire diverses industries lourdes et
légères, de la chimie à l’électrotechnique, de la métallurgie lourde aux
machines-outils, il fallut donc créer rapidement une urbanisation de masse dans
les villes et, simultanément, par choix socio-idéologiques, offrir des vacances
de masse aux masses en des lieux où tout était à bâtir. En effet, coûte que
coûte le régime se devait de tenir la promesse communiste d’une Parousie
possible sur la Terre dans le temps d’une vie d’homme. Fût-elle une Parousie très
minimale, voire parfois caricaturale, il n’empêche, peu à peu, il était démontré
dans le fait même architectural et social que le pari se révélait possible pour
le plus grand nombre. Et, jetant un regard froid sur ce phénomène, il semble qu’entre
les années 70-89 le possible se réalisa.
Introduite dans le camp socialiste après 1948, la Roumanie
n’échappa point à cette dynamique par laquelle le pouvoir souhaitait d’une part
gagner sa légitimité historique dans le futur et, de l’autre, l’appui des
masses ouvrières en voie de formation dans le présent. N’oublions point l’état
économique, social, sanitaire (niveau de la tuberculose, de la mortalité
infantile et du taux de syphilitiques) et culturel (taux d’analphabète de plus
de 60% chez les hommes et 80% chez les femmes) lamentable du pays réel dans les
années 30-40, et ce malgré les bruitages parasites post-89 de tous les
coryphées qui ont fait ou veulent faire de l’Entre-deux-guerres l’Âge d’or de
la Roumanie moderne, son moment paradisiaque ! En 1948, la Roumanie était semblable
à un pays du tiers-monde particulièrement pauvre, l’un des plus pauvres
d’Europe et ce d’autant plus que la guerre et les débuts de l’occupation
soviétique l’avait profondément ruiné. Cet Âge d’or c’était l’époque où, en
Ardeal, un journalier travaillant l’été à la fenaison de six heures du matin à
neuf heure du soir, recevait pour le prix de son labeur un repas avec
l’employeur, un demi-kilogramme de fromage blanc (caș), un quart de palinka,
100gr lard gras (Slanina) et un demi
kilogramme de pain (Pita) ! Les
photographies et les descriptions publiées pendant les années 30, lors des
campagnes d’enquêtes rurales menées les équipes multidisciplinaires mises en
place par Dimitri Gusti et Henri Stahl, parlent d’elles-mêmes, l’extrême
pauvreté généralisée et un archaïsme technique médiéval y apparaissent sans
fard. Certes, il faut en convenir au risque de déplaire à certains beaux
esprits, la Roumanie réelle ne se résumait pas aux passants et aux passantes
élégants, nonchalants ou agités, déambulant dans la Calea Victoriei, le long
des magasins de luxe, sur les trottoirs ombragés du boulevard Kisselev ou
autour de la place de l’Université. La Roumanie réelle, c’était la misère
insigne de la Grande Roumanie à peine passé le centre de Bucarest.
Une chronologie rapide de l’urbanisation du littoral
explicitera le phénomène que je cherche à cerner brièvement. Reprenons donc au
fil du temps les types de constructions qui s’y élevèrent.
Tout commence donc en 1956, à peine plus de dix ans après la
fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la réalisation d’un plan d’aménagement
du littoral (sistematizare), quand le
régime a déjà mis en place les grandes mesures de la nationalisation urbaine, industrielle,
de la collectivisation rurale et déclenché l’emprisonnement de tous ceux qu’il
considérait à tort ou à raison comme autant de personnes potentiellement
« dangereuses » pour sa politique et son économie, mais plus encore
quand, un peu plus tard, en 1956, la menace d’une révolte populaire venue de
Hongrie eût pu s’avérer contagieuse.
Il est significatif de noter que les premières réalisations mises
en œuvre lors de l’aménagement du littoral sont des constructions à buts thérapeutiques.
Dès 1957 on construit « les bains de boue froide avec un ensemble hôtelier pour le repos
à Eforie. (Băi reci de nămol la Eforie şi Complexul de odihnă la Eforie), comme
s’il fallait dans un premier temps montrer que le « littoral pour tous »
s’inscrit dans le domaine de la médecine balnéaire pour tous. C’est l’année
suivante que des bâtiments plutôt destinés à la distraction pendant les
vacances sont construits : deux restaurants à Mamaia et un à Mangalia.
Encore en 1959, la création d’un institut régional
d’aménagement du littoral met en chantier des bâtiments à destination
thérapeutiques comme si le littoral devait avoir pour seule vocation, comme les
villes thermales, la pratique de la médecine préventive et les traitements de
longue durée. Ainsi on bâtit une maison de repos 1000 lits pour les syndicat à
Mamaia ; à Mangalia un sanatorium pour le traitement des enfants
tuberculeux, un autre pour les adultes (500 lits) ainsi qu’une maison de repos
à Eforie Sud. Tandis que l’hôtellerie de tourisme ne reçoit qu’un seul hôtel à
Mangalia et que l’infrastructure administrative de la ville se dote d’une
nouvelle mairie. Pas encore de quoi en faire le triomphe du socialisme sur le
capitalisme social. A l’Ouest et plus précisément en Italie le mouvement avait
réellement pris son essor au milieu des années 50 avec les débuts de l’urbanisation
générale du littoral de l’Adriatique dans la région de Rimini.[2]
Ce n’est que deux ans plus tard, en 1961, que l’État change
partiellement de politique et semble miser cette fois, et à grande échelle, sur
le tourisme de masse national en construisant une série d’hôtels d’une capacité
totale de 10.000 lits ! La dimension d’une petite ville. Les
investissements ayant dû être très importants, en 1962 seuls trois restaurant
dispersés dans les stations du littoral seront mis en chantier à Eforie Sud
(deux) et un à Techirghiol, et visaient le domaine du tourisme de masse
Toutefois, il faudrait attendre 1966, après l’arrivée
au pouvoir de Nicolae Ceauceşcu, pour voir se concrétiser le grand projet
touristique du littoral qui prendrait la dimension gigantesque que nous lui
connaissons aujourd’hui. Pour en illustrer la dimension, voilà en un petit
tableau synoptique le rythme des constructions (avec leur nom en roumain) :
1966
- Hotel “Europa”, Eforie Nord ; Complex Hotelier
“Dorna” Mamaia.
1967
- Hoteluri “Patria”, Național”, Unirea” - Mamaia
- Stațiunea turistică “Jupiter”
- Stațiunea turistică “Neptun” - etapa I ;
Complex de odihnă cu vile, Costinești.
1970
- Hoteluri prefabricate pe faleză Venus
- Restaurant “Clăbucet” Neptun
- Stațiunea turistică “Venus
- Stațiunea de odihnă “Neptun II”, Hoteluri Caraiman,
Doina, 425 paturi.
1971
- Casa de odihnă a scriitorilor - Neptun ;
Ansamblu hoteluri Olimp I ; Stațiunea turistică Saturn - Hoteluri înalte
(P+14) - Olimp.
1972
- Hotel cu bază de tratament - Techirghiol
- Statiunea turistică “Aurora”
- Complex comercial Neptun
- Ansamblu Hotelier Amfiteatru, 1500 locuri,
Olimp ; - Hoteluri înalte stațiunea Saturn.
En huit années années le service de la planification régionale
réussit la construction d’un parc hôtelier avec des restaurants et des magasins
divers qui ont transfiguré (ou défiguré) la côte. Au cours des sept années
suivantes, l’activité constructive sera moindre, comme si, avec ces ultimes
constructions, le projet s’était achevé par l’ouverture du littoral au tourisme
de masse international et relativement bon marché pour les bourses des classes
moyennes occidentales.
1973-1974
-
Cantina-restaurant Costinești ; Bazarul din Neptun ; Concurs “Complex
turistic pentru tineret, Costinești.1977
- Hotel “Forum” -
Costinești
1979
- Ansamblu hotelier
“Orfeu”, “Admiral”, “Comandor”.
En 1980, de Mamaia à Mangalia, l’essentiel du
programme d’urbanisation du littoral semble terminé, laissant seulement deux
villages du bord de mer (Doi Mai et Vama veche) avec leurs maisons paysannes pour
les vacanciers peu enclins à la promiscuité des grands ensembles hôteliers,
contents à l’idée de dormir chez l’habitant, à faire leur cuisine dans un style
rustique et heureux de lézarder au soleil souvent nus sur des plages plus ou moins
sauvages.
Ainsi, en
Roumanie communiste, grâce aux tickets de vacances distribués par les
syndicats, les congés estivaux sur les bords de la Mer noire étaient devenus au
tournant des années ’70-80 une réalité collective et massive où repos et
distractions étaient offerts à divers types de salariés, peu d’ouvriers, mais
une majorité d’employés, de cadres techniques, d’enseignants ; quant aux
paysans, collectivisés ou non, c’était une culture urbaine qu’ils ignoraient et
qui les ignoraient. Mais à la différence du projet initial voué essentiellement
à des établissement thérapeutiques, à des maisons de repos syndicales, à celles
des unions d’artistes et à des hôtels destinés aux congés annuels des seuls
citoyens roumains, il s’était adjoint la réalisation d’un ambitieux programme conçu
par les planificateurs du régime dans le plus pur style capitaliste. Comme le démontre
le programme rappelé ci-dessus, de très grands hôtels poussèrent comme les
champignons sous la pluie. Certes, le confort, l’hygiène, l’organisation des
restaurants et des loisirs estivaux manifestaient un aspect quelque peu laxiste
pour certains, tandis que le service de table manquait de style, souvent gauche
car les serveurs et les serveuses de la Roumanie communiste ne savaient pas que
c’est celui qui paie qui commande. Un Occidental comme moi voyait immédiatement,
dès le premier pas fait dans le hall de l’hôtel, l’inexpérience de ces gens
encore mal acculturés à l’urbanité balnéaire ! Ce qui rendait parfois
furieux certains touristes qui se sentaient quelque peu escroqués. De plus ce
qui déplaisaient aux étrangers, c’était le style morne des distractions qui
leur étaient offertes, pourtant, sauf
exceptions, les touristes étrangers en avaient pour leur argent tant les prix
des vacances y étaient bon marché. A ce prix-là on ne pouvait pas demander le
style du Club méditerranée ! En outres certains s’y trouvaient dans leurs
comptes. Pendant leur séjour ils changeaient leurs devises au noir,
c’est-à-dire multipliaient par dix ou quinze le taux de change officiel, tandis
que d’autres vendaient leurs vêtements d’été, leurs « bluji ». Il
arrivait aussi que des estivants emportassent avec eux des habits en quantités,
par exemple des maillots de bain, des collants, des pilules
anticonceptionnelles qu’ils vendaient en devises, réalisant grâce à ce petit
business, de bons petits bénéfices : Polonais, Hongrois et Italiens s’y entendaient
à merveille. De fait, dans leur zèle de capter leur part du marché du tourisme
international, les autorités communistes avaient fabriqué une pure marchandise
estivale à destination des Occidentaux, doublé simultanément par un non-dit,
mais qui relevait d’une pratique réelle, outre un véritable marché noir hyper
actif, plus discrète, une prostitution clandestine.[3] Rien ne distinguait
véritablement les vacances à la Mer noire de celles sur la côte espagnole, rien
sauf un niveau de développement du système hôtelier chez la seconde.
A l’Ouest diverses agences de tourisme proposaient la
Roumanie estivale sur le thème : « plaisir des vacances aux bords de
la Mer noire et des spectacles culturels folkloriques » (sic !).[4] Voilà qui permettait
d’assouvir à la fois la soif du régime pour les devises fortes et les besoins
de sa propagande pour distiller aux étrangers son intense nationalisme culturel.
Toutefois, là encore rien de bien original dans ces spectacles folkloriques
animés par des troupes professionnelles de musiciens, de chanteurs et de
danseurs qui mimaient assez grossièrement des rituels fort anciens tout en construisant
une sorte de culture populaire unifiée, tout à fait l’inverse de ce qui
demeurait encore une réalité immédiatement perceptible dans l’ensemble du pays :
la riche variété de la culture populaire vivante. Mais comme le touriste est un
être ignorant par excellence, l’affaire marchait parfaitement bien et la
machine à fabriquer de l’unité culturelle réalisait parfaitement les performances
à l’exportation pour lesquelles elle avait été conçue. En cela cette situation
n’était guère différente des intentions qui animaient les responsables culturels
et politiques précédents, ceux de l’Entre-deux-guerres, lorsqu’ils envoyaient
les seules troupes de Calușari[5] représenter la Grande
Roumanie dans les expositions universelles, Londres, Paris, Milan.
Le pouvoir, le parti communiste, et donc l’État-parti
faisaient ainsi d’une pierre deux coups dans le champ d’une simultanéité
temporelle caractéristique de la postmodernité : il orchestrait business
et traditions populaires. Sauf que, en s’installant ainsi dans le grand jeu de
la marchandisation du loisir, le régime communisme ne pouvait échapper à une
double contrainte. D’une part celle de se trouver entraîné à urbaniser le
littoral de manière mimétique, sur le modèle général bas-de-gamme de tous les
pays européens ayant une façade maritime sur des mers ou des océans chauds ou
tempérés, et, ce faisant, comme ses pendants à l’Ouest, il détruisait les écosystèmes
des bords de mer pour une urbanisation effrénée[6], transformant des
littoraux souvent semi-sauvage en zone de densité humaine semblable à toutes
les concentrations urbaines contemporaines ; et, d’autre part, il permettait
à ses propres citoyens d’entrer en contact directe et non médiatisé avec des
membres des classes moyennes occidentales, leur offrant ainsi de nombreuses
possibilités de comparaisons immédiates qui n’étaient jamais en faveur de la
Roumanie.[7] Cigarettes, « bludji »,
costumes de bain, chaussures, vêtements féminins divers, appareils de
photographie, caméras d’amateurs, montres électroniques, voitures, la Roumanie communiste
ne pouvait exposer sur ses plages que la relative pauvreté de son peuple et son
retard technologique. Or cette possibilité des contacts qu’imposait le
tourisme-marchandise, participa insidieusement, avec d’autres éléments
culturels comme les feuilletons étasuniens genre Dallas et Dynasty, à la
lente délégitimation du régime communiste par les classes moyennes qu’il avait
lui-même fabriquées et qui devaient inexorablement le mener à sa perte. Dès le
milieu des années 1970 dans les villes et parmi les classes moyennes communiste,
toutes les comparaisons avec l’Occident se faisaient au détriment de la
Roumanie.
C’est une chose connue de longue date, les peuples sont
ingrats et versatiles (Nihil est
incertius vulgo)[8], ils oublient vite les
premiers sacrifices qu’ils consentent pour les premiers bienfaits qu’ils espèrent
en recevoir. Les peuples d’Europe attendent du pouvoir politique toujours plus
de bien-être. Ceci tient de la modernité sociale conçue comme un bien-être en
perpétuelle augmentation, lequel est devenu le seul critère de jugement absolue
d’une légitimité politique.
Que le littoral de la Mer noire ait été défiguré,
c’est là une évidence indéniable ; que ce massacre écologique appartienne
à un mouvement général présent dans l’ensemble des pays européens, du
Moyen-Orient et d’Afrique du Nord qui bordent la Méditerranée et l’Océan
Atlantique, c’est encore une évidence indiscutable ; que l’Est et l’Ouest
confondus aient participé à la réalisation d’une légitimation démocratique du
politique en appliquant le slogan des socialistes occidentaux du début du XXe
siècle, « des vacances pour tous », voilà encore une lapalissade.
Tant et si bien que l’urbanisation du littoral pour des vacances sociales et du
tourisme de masse, tout comme l’industrialisation massive du pays entre 1948 et
1989, sont autant de preuves que la Roumanie communiste n’était pas ce
frigidaire de l’histoire que des politologues stupides (et stipendiés)
avançaient à la fin des années 80, mais, bien au contraire, mais ce pays pris
lui-aussi dans les rets d’un gigantesque, rapide et violent processus de
développement propre à la modernité et appliqué à un pays totalement
sous-développé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ceux, nombreux parmi les ouvriers et les petits employés,
les chercheurs, les jeunes universitaires, les enseignants du primaire et du
secondaire qui passèrent une ou deux semaines de vacances sur le littoral au
cours des années 70 et 80 dans des conditions de confort moyen, mais en rien
comparable à l’archaïsme des masures de leurs grands-parents paysans, ceux-là
donc doivent se rappeler aujourd’hui cette époque comme l’âge d’or d’une
politique sociale qui a totalement disparue… Elles sont terminées dès longtemps
les vacances à très bon marché au bord de la mer pour les enfants ou les
petits-enfants de ces catégories socio-économiques. Heureusement, il reste
souvent des grands-parents à la campagne pour oublier les miasmes des grandes
villes polluées ou l’argent des parents partis travailler à l’étranger, en
Occident. Or à l’Ouest, avec la crise qui n’en finit point, la situation s’est
rapprochée de celle de l’Est, car il ne faut pas regarder les quelques milliers
de millionnaires ou de milliardaires russes, polonais, tchèques, hongrois,
roumains qui occupent hôtels de luxe et villas somptueuses sur la Côtes d’Azur,
la côte de la Ligurie, du côté de Rapallo, de la Toscane dans l’Argentario, à
Capri ou à Amalfi. En effet, à l’Ouest tant que la machine économique semblait fonctionner
comme un mouvement d’accroissement infini du niveau de vie, personne ne mettait
en doute la vérité de cette Parousie où l’être avait fini par se confondre avec
le bien-être et la foi en Dieu en celle du Veau d’or dans ses nouveaux temples,
les Mall. Or, subitement, après septembre
2008, quand les bulles spéculatives des subprimes
engendrèrent une crise économique sans précédent, quand le capitalisme préféra
les délocalisations massives pour, une fois encore, intensifier le turn-over du capital et augmenter la
plus-value et, last but not least,
mettre au pas les classes salariales occidentales devenues trop exigeantes,
quand le chômage pris l’allures d’une pandémie sans fin prévisible, alors là-bas
aussi les souvenirs de vacances modestes prises au bord de la mer ont commencé
à nourrir la nostalgie d’un âge d’or du capitalisme social (New Deal, New
Frontier, esprit et pratique du Front populaire prolongé jusque sous la
présidence de François Mitterrand) qui est en voie de disparition à l’image de
ce qui advient aux États-Unis depuis une quarantaine d’années.
Une époque de l’universel radicalisé dénommée
globalisation générale émerge dans la violence économique et parfois guerrière des
cendres du capitalisme de la seconde modernité devenue aujourd’hui grandement
obsolète. C’est à ce second déploiement du techno-capital que la Roumanie communiste
apporta sa pleine contribution, certes à son échelle locale, et avec des moyens
relativement modestes. Voilà qui en
étonnera plus d’un qui naïvement crurent que le mot communiste pour désigner le
parti unique de type dictatorial, signifiait vraiment ce que la vulgate officielle
martelait tous les jours. Paraphrasant le capitalisme le plus puissant, celui
de l’Ouest, le PCR en emprunta tous les défauts sans imiter quelques uns de ses
petits avantages. Or cette participation ferme, déterminée et malgré tout
modeste se peut lire aisément dans la ligne continue des murs de béton troués
de fenêtres et parcourus de terrasses aujourd’hui lézardées qui forment la
chaîne quasi ininterrompue des hôtels du littoral roumain de la Mer noire…
[1] C’est
pourquoi on faisait faire aux tuberculeux et aux asthmatiques des séjours dans
les mines de sel.
[2] A ce
sujet, il conviendrait de revoir le film d’Alberto Lattuada, La Spiagga, 1954.
[3] Cela
n’avait rien de comparable à la prostitution « officielle » des
grands hôtels de Bucarest où les femmes étaient de fait des employées de la
Securitate.
[4] Il y
avait même certains programmes qui incluaient au cours des trois semaines de
vacances, une escapade de quatre jours parmi les monastères de Bucovine.
[5] Cf,
Claude Karnoouh, Inventarea
poporului-natiune, Idea, Cluj, 2011. (Traduction de Teodora Dumitru).
[6] En
France ce sera la destruction de la Baie des Anges, de la côte entre Antibes,
Canne et Nice, et celle des côtes du Languedoc-Roussillon ; en Italie celles
de l’Adriatique et de la Sicile, en Grèce celles de la plupart des îles et des
côtes du continent ; en Espagne, de la côte qui court depuis la frontière
de la Catalogne avec la France, jusque très avant vers le Sud, pareillement aux
Canaries ou à Madère….
[7] Il en
allait de même sur les plages de Bulgarie et dans une moindre mesure en Hongrie
sur les bords du Balaton où la majorité des touristes étaient soit des citoyens
des pays communistes, soit des allemands de l’Ouest qui venaient y rencontrer
leurs parents d’Allemagne de l’Est. Quant aux Hongrois ils pouvaient mesurer
leur infériorité économique quand ils se rendaient dans les stations balnéaires
yougoslaves, sur les côtes de la Dalmatie, du Monténégro et de l’Istrie.
[8]
Cicéron, Pro Plancio, 3,7 et 4,9.