L’artiste, le poète, le penseur et le politique au XXe siècle
ou le radicalisme de l’engagement
« L’art,
pour le philistin, est la parure du labeur quotidien. Il court après les
ornements comme le chien après les saucisses. »
Karl
Kraus, Sprüche und Widersprüche,
Koesel Verlag, Vienne,1955.
« Trop
de fripons sont intéressés au succès de cette entreprise de détroussement
spirituel pour que je les suive sur ce terrain. »
André
Breton, « Second manifeste du surréalisme (1930) », in Manifestes du surréalisme, Idées,
Gallimard, Paris, 1983, p. 83.
« Je
considère que la survie du national-socialisme dans la démocratie est un danger potentiel plus grand que la survie
de tendances fascistes hostiles à la démocratie. »
Theodor
W. Adorno, Eingriffe. Neun kritische
Modelle, Francfort s/Main, 1963, p. 126 (Souligné par l’auteur).
Exposé du thème
Les trois auteurs cités en exergue ont formulé
trois états qui me paraissent bien plus actuels et étendus aujourd’hui qu’au
moment de leur énonciation.
Ainsi, que l’art soit devenu une marchandise
décorative et une valeur spéculative, et l’artiste lui-même un agent
publicitaire de ses produits, il y a là une évidence qui saute aux yeux de ceux
dont le pouvoir de discernement demeure encore guidé par un certain bon sens.
Que la création artistique, l’imagination littéraire et poétique, la force
interprétative philosophique soient étouffées, voire bafouées par les
virtuosités d’une nouvelle rhétorique creuse de la pensée conceptuelle ou par
les collectionneurs de détails marginaux appelés érudits, un tour d’horizon des
rayons des librairies et un inventaire des enseignements dispensés dans nos
universités le démontreraient aisément.
J’ai tenu enfin à rappeler une idée forte
d’Adorno qui, malgré ses critiques envers Heidegger, partage avec lui le fond
de l’analyse historiale de la modernité, à savoir qu’il s’agit d’une
catastrophe, celle du triomphe de la négativité pour le premier, celle du
destin de la technique pour le second. Si j’ai souhaité souligner cette remarque
d’Adorno, c’est qu’il la tient de Brecht constatant, dès la fin des années
1920, que le ventre de la démocratie est encore gros de forces dictatoriales,
de forces fascistes, de forces totalitaires. Et ce ne sont point la suite des
événements guerriers qui ont scandé notre vie depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale qui le démentiront : Algérie, Vietnam, Indonésie,
Révolution culturelle chinoise, Guatemala, Chili, Argentine, Angola, Congo,
Erythrée, Ethiopie, Soudan, Rwanda, Israël et Palestine, et aujourd’hui Irak,
sont autant de champs de batailles jalonnés de camps de concentration,
d’exécutions sommaires, d’enfants, de femmes et d’hommes torturés, mutilés,
massacrés. Or cet état de guerre quasi permanent s’est fait pendant la guerre
froide, mais très souvent à l’initiative des « vieilles
démocraties », avec leurs soldats, au nom des droits de l’homme, de la
liberté, de la démocratie, selon des procédures de violence identiques à celle
des pays dits totalitaires. Si, en dépit des dénégations des bonnes âmes
droits-de-l’hommiste, il y a identité de la violence politique entre acteurs
concurrents, c’est que cette violence procède de quelque chose d’unique et de
propre au moderne et qui dépasse les protagonistes quelle que soit l’intensité
de leurs oppositions. De fait, le contraste antinomique des prémisses, des
hypothèses, des concepts, des solutions, en bref, des « valeurs »
entre les acteurs historiques, a fondé le commun horizon de sens des conflits,
l’unité métaphysique des antagonisme agonistiques. C’est donc sur le fond
mnémonique de ces trois allégations que s’organisent les remarques qui me sont
venues lorsque que méditais sur ce qui fut jadis le cas de Céline, d’Arno
Brecker, de Leni Riefenstahl, naguère l’affaire Heidegger, aujourd’hui celle d’Eliade
et de Cioran, mais auquel il faudrait ajouter ceux parmi les grands créateurs,
poètes, écrivains, peintres, cinéastes, photographes qui furent les admirateurs
et les propagandistes du totalitarisme stalinien, voire pour certains du
maoïsme…
A l’assertion d’Adorno, elle-même venue de
Brecht, fait écho aujourd’hui l’un des essais d’inspiration simultanément
marxiste et heideggérien, assurément l’un des plus pénétrants, de feu mon
maître Gérard Granel, intitulé , « Les années trente sont devant nous ».[1] Au long de ces
pages rédigés au début des années 1990, il essaya de montrer que la période des
totalitarismes triomphants, nazisme et stalinisme, ne fut que la préhistoire
d’un devenir encore à venir, ou, en termes heideggériens, le prélude d’un
destin qui s’affiche dans sa plénitude aujourd’hui, en un moment regardé par
les ventriloques médiatiques et politiques comme le triomphe réalisé de la
démocratie (Fukuyama), comme la victoire des droits de l’homme (avec le couple
mythique s’il en est, formé par Bernard Kouchner et Madeleine Allbright), mais
aussi, en un temps où s’accomplit en sa totalité la mondialisation (en anglais,
globalisation) de l’économie, de la
politique, des styles, des goûts, en bref celle des représentations, Darstellungen et Vorstellungen, portée par la métaphysique de l’infinité, et donnée
par la mathématisation de la compréhension du monde en ses possibilités
d’objectivations sans limite.
Un tel constat qui choque les tenants du
conformisme du moment (conformisme qui, sait-on jamais, pourrait devenir une
faute à expier dans un futur non prévisible), les bureaucrates de la culture
universitaire et les stakhanovistes médiatiques de la culture de masse, un tel
constat donc se tient dans une très ancienne provenance, longuement explicitée dès
l’antiquité par Platon dans la République,
où il est montré comment, sur un fond de démagogie (livre VIII, 563-b), la
tyrannie procède de la démocratie dans une aspiration, non point au sens grec à
la liberté, c’est-à-dire à l’homme
dégagé des servitudes productives mais à l’égalité
devant le tyran dispensateur de la manne, où se prépare l’indifférence à
l’harmonie possible de la citée avec le cosmos.
Malgré des apparences qui suggéreraient que
l’éthique de la démocratie représentative est l’essence de la victoire de 1989
sur les régimes communistes et le communisme lui-même, ne pourrions nous point
avancer avec Adorno, Heidegger et Granel — mais aussi encore avec Huxley
et Orwell, auxquels nous adjoindrons des commentateurs contemporains tels Guy
Debord ou Gilles Châtelet, Paul Virilio, Noam Chomsky, Michel
Chossudovsky — que nous vivons sous des formes d’un totalitarisme et d’une
« servitude volontaire » d’autant plus puissants et insidieux qu’ils
se montrent, pour beaucoup, sous le visage séduisant de l’hédonisme de la
culture bon marché, de la convoitise orchestrée par la publicité, de la
politique spectacle et de la manipulation des émotions primaires. La publicité
comme propagande de la marchandise, offre à la convoitise le « tout est
possible », tandis que le spectacle de la médecine génétique avec un zeste
de chirurgie esthétique, propose l’homme parfait à venir, l’homme qui, après le
politiquement correct, l’économiquement correct, deviendra biologiquement
correct. Société du spectacle, société de la convoitise, société la
paupérisation à l’échelle de la planète, la modernité comme
« enténèbrement du monde », pour reprendre la formule de Heidegger, ou
comme « catastrophe de la civilisation moderne », pour rappeler celle
d’Adorno, reprise par Sloterdijk[2], se tient sous
le charme de la science gadgétisée au quotidien et d’un pseudo cosmopolitisme
culturel, lequel n’est autre que le nomadisme touristique de ces nouvelles
espèces sociales propres à la modernité tardive : les « bobos »,
les « bourgeois-bohèmes » avec leur conformisme de la convoitise mêlé
à un hédonisme de quatre sous, mais aussi le troisième âge des retraités
garantis, lesquels parcourent le monde habité d’une frénésie culturelle,
masquant de cette agitation la fin solitaire et abandonnée dans mouroir qui les
attends. Le thème avait été abordé par Ionescu dans un article publié dans la
revue Arts au mois de janvier 1960,
où, entre autres choses il écrivait, « Je me suis senti obligé d’affirmer
dans plusieurs textes que deux dangers menacent la vie spirituelle et le
théâtre : la sclérose mentale bourgeoise d’une part et, de l’autre, la
tyrannie des régimes politiques, c’est-à-dire des bourgeoisies de toutes
sortes. J’entends par esprit bourgeois aussi bien le conformisme d’en-haut, que
celui d’en-bas, de gauche ou de droite, tant l’irréalisme bourgeois que l’irréalisme socialiste*, autant de
systèmes figés. »[3] Voilà sous
quels divers auspices et augures se situe le déploiement de notre présent et à
partir desquels je place mes digressions. Encore me faut-il le souligner
fermement, ces digressions ne prétendent ni consoler ni avertir ni dénoncer ni
juger — parce que je ne suis ni bon, ni mauvais, ni meilleur, ni
pire —, elles voudraient simplement soulever quelques questions, car, à
l’origine de tout acte de pensée, il y a le questionnement comme « piété de la
pensée ».[4]
Variation 1
Beaucoup d’analystes ont caractérisé les régimes
totalitaires comme les seules formes politiques qui explicitement énonçaient
leur volonté de commander à l’art et la mettait en pratique. Ce qui me
surprend, c’est que l’on s’en étonne encore. L’ignorance historique
gagnerait-elle en un temps où les discours obsidionaux sur la mémoire
fleurissent plus intensément que jamais auparavant ? Car, il n’est point
là fait nouveau ! Pendant plusieurs siècles les artistes, artisans
embauchés par des communautés laïques ou religieuses, ou domestiques portant
livrée, attachés aux maison de princes laïcs ou religieux, ont produit à la
commande. Les temps n’étaient point démocratiques ! Donc le peintre, le
musicien, le maître de chapelle, le maître de ballet, le poète, l’écrivain,
l’acteur, travaillait pour un maître, lequel, à l’occasion, pouvait être non
seulement homme de goût, capable de saisir le talent, voire le génie de l’artiste,
mais aussi artiste lui-même, et pratiquer à la fois l’art de la politique,
l’art de la guerre et l’art poétique ou celui de la composition musicale… Les
artistes travaillaient pour la gloire du prince. Or, ce qui nous apparaît
aujourd’hui comme liberté créatrice, appartient aussi à diverses expressions
esthétiques réalisées sur commande d’un prince afin de manifester sa
munificence, et par là-même, sa suprématie et sa puissance. Molière vantant
avec la Musique de Lully le sens de la mesure et de la justice du Roi-Soleil,
Racine louant plus tard l’absolutisme du même monarque et écrivant des pièces
édifiantes pour les pensionnaires de sa femme morganatique devenue une bigote,
et puis, quelques soixante-dix ans après, Madame Vigé-Lebrun peignant Marie-Antoinette
et ses enfants, dans une sorte d’intimité solennelle et cependant simple et
naturelle, ou, déjà, au tournant du XIXe siècle, David représentant, dans une
sorte de rigidité néo-classique, Bonaparte dans la gloire de son couronnement,
ne font pas autre chose que de magnifier un présent politique. Même un Boucher,
saisissant l’érotisme de jeunes femmes aux fesses dodues et à la peau rosée,
œuvre pour glorifier les plaisirs de ses maîtres princiers. D’aucuns qui
oseraient leur reprocher rétroactivement leur servilité envers le Prince,
feraient montre d’un anachronisme stupide… Ces artistes n’étaient ni plus ni
moins serviles que ceux parmi nos contemporains qui ne sont que les
marionnettes du marché…
Implicitement, depuis la fin de l’ancien régime
et du premier Empire, une telle attitude présuppose qu’il convient d’accorder à
la liberté de l’artiste la garantie — et la seule — de la qualité, de
la force d’innovation et de renouveau à l’encontre d’une tradition envisagée
comme réactionnaire. Toutefois, comme l’avait relevé Lukács, cette liberté est
largement illusoire, car sortir du statut de domestique, voilà qui entraînait
l’artiste à ne plus avoir la garantie d’une assurance-vie… L’artiste certes peu
rémunéré, mais protégé, entrenu, nourri, logé, habillé, était tenu de produire
à la demande de son maître, même si une marge de liberté des formes lui était
laissée (Cf un maître de chapelle de Dresde nommé Bach). Désormais, pour vivre,
l’artiste, le créateur, le penseur doit vendre, publier, se faire jouer, se
faire interpréter ; il est ainsi soumis à des entités économiques
nouvelles, aux maisons d’édition, aux théâtres et salles de concert
indépendantes qui recherchent le profit, pour un public qui achète et consomme
de la culture comme une nouvelle forme du luxe… Mozart fut le premier à
éprouver jusqu’à la misère tragique les conséquences de cette liberté gagnée
sur la servitude. Mais il ne faut pas oublier qu’à la même époque artistes et
créateurs n’en étaient pas moins toujours dépendant de l’État républicain ou
monarchique à travers les salles subventionnées et les commandes. Quant aux
pauvres, ils avaient droit à la fête foraine et au mime (cf. Les Enfants de Paradis de Marcel Carné)…
En d’autres mots, l’artiste devint dépendant des lois du marché, dussent-elles
être régies par une dynamique socio-économique quelque peu différente de celles
qui commandent la vente des casseroles, des vêtements ou les transactions
immobilières. Pour occulter cette triviale réalité, l’idéalisme allemand
inventa la théorie de l’autonomie totale de l’art, l’art pour l’art. Or le
marché de l’art, à la différence de celui des marchandises courantes, est
commandé non seulement par le pouvoir économique, mais aussi par le pouvoir
politique à travers ce que l’on nomme les commandes d’État et les subventions
qu’il accorde. En bref, parler d’une liberté de l’art ne concerne dès lors que
des marginaux (parfois aidés par des mécènes qui passent pour excentriques),
dussent-ils, avec le temps, c’est-à-dire une fois leurs œuvres muséalisées et
muséographiées, être réintégrés dans le grand jeu du marché de l’art (Cf. la
grande vente de la bibliothèque et des collections d’objets d’André Breton au
printemps 2002 à Paris)… Or cela ne devrait entraîner aucun jugement quant à la
qualité de l’œuvre : l’artiste maudit peut-être médiocre ou grandiose,
l’artiste officiel peut produire des œuvres de haute qualité ou de tristes
croûtes… C’est aussi une question d’appréciations liées au temps (toujours
l’œuvre du temps, celle de l’historicité), à ce qu’il est convenu d’appeler
l’esprit du temps, aux goûts, aux valeurs invoquées à un moment donné comme le
beau, le bien et donc le vrai…
Pourtant, y aurait-il une valeur intrinsèque de
l’œuvre d’art qui fut a-historique, a-temporelle ? Une sorte de
« modèle originaire du goût », un « idéal du beau » comme
« idéal de l’imagination » (Kant, in Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764) Si oui,
cela présuppose une ou des qualités intrinsèques, une ou des valeurs en-soi,
sémantique et symbolique, qui transcenderaient totalement l’époque de leur
conception-réalisation. Penser ainsi, c’est déjà penser l’œuvre d’art, l’œuvre
poétique et musicale en terme de patrimoine artistique muséal en devenir
permanent… C’est donc lui attribuer une valeur esthétique où
l’« intemporalité », le sublime de la représentation, fonderait déjà,
comme en sous-main, la valeur d’échange. Comprendre la valeur de l’art de cette
manière et agir en conséquence, c’est se tenir au cœur même de la modernité,
dans l’esprit de la conservation généralisée, qui est aussi celui de la
vente-échange généralisée des œuvres, où toute chose produite jadis et naguère,
aujourd’hui et demain, est transformée en objet de brocante, tant les œuvres
les plus prestigieuses que les objets d’usage quotidien les plus banals.
Jusqu’au XVIIIe siècle détruire les œuvres des siècles qui précèdent est chose
normale, l’essentiel c’est d’œuvrer dans son temps pour la gloire de Dieu ou du
Prince. On détruisit donc églises, fresques et palais. En revanche dans la
modernité que présente implicitement Kant, tout est préparé à devenir objet de
musée, lequel rassemble Raphaël et des statues africaines ou polynésiennes
d’ancêtres, Cézanne et la pissotière de Duchamp, Van Gogh et la boîte de
conserve enfermant la merde de l’artiste, Crivelli et Andy Warhol, les robes de
Saint Laurent, des usines mortes, anciens bagnes du travail ouvrier devenues le
linceul de l’éphémère des installations du post-néo, les assiettes et les
gobelets d’argent de mes arrières grands-parents et, déjà, les jouets de mon
enfance… Presque tous les jours, je surprends dans les vitrines des brocantes
des objets quotidiens qui composèrent tant les scènes de mon enfance rurale que
celles de ma préadolescence urbaine. L’artiste reconnu, l’artisan anonyme, tous
les producteurs d’un travail quelconque devenu objet ayant acquis une valeur
d’ancienneté, et donc une valeur patrimoniale, signent tous a posteriori la réalité ultime de la
modernité : tous et tout se trouvent placés au cœur du dispositif rassemblant
la marchandise en son abstraction incarné, l’argent. Les cuillères de bois du
musée du village et les icônes saintes du musée du paysan de Bucarest, les
charrues et les métiers à tisser du musée des arts et traditions populaires
participent de cet échange. D’où l’insistance sur les originaux qui seuls
garderaient la variabilité croissante de la valeur d’échange. Voilà en ces
multiples contradictions apparentes, l’état des lieux de l’art, de la création,
de l’exercice de la pensée…
Variation 2
Dans nos sociétés qui se prétendent
démocratiques et post-totalitaires, condamner un artiste parce qu’il a eu, ou,
sait-on jamais si l’on écoute certains commissaires à la conformité, aurait
encore des opinions politiques vantant un régime totalitaire, ou parce qu’il
aurait travaillé sur des sujets prisés, voire imposés par ces pouvoirs, paraît
dorénavant chose normale, comme si, à l’inverse, l’opposition au totalitarisme
serait (ou eût été) la seule garantie de la valeur esthétique, de la puissance
d’évocation, de la force de la monstration, de la grandeur de la poiésis, etc. Enfin de compte, être
antitotalitaire serait-il devenu aujourd’hui le seul gage de la valeur
artistique de l’œuvre et de l’originalité de la pensée ? Toutefois, hors
des séminaires universitaires ad hoc,
il me semble que les affaires marchent autrement.
A ma connaissance, personne, parmi les chasseurs
de nazis, ne semble avoir protesté lorsqu’en 1970 l’Université du Texas offrit
100.000 marks (50.000 euros) pour le manuscrit de Sein und Zeit, mais, prestige national oblige, c’est le Schiller-Literaturarchiv de Marbach qui
l’obtint pour le même prix. Lorsqu’il s’agit d’argent le moralisme se fait soit
étrangement silencieux soit violemment clabaudant. Les inclinations nazies de
Kandinsky ou de Nolde, n’ont pas fait baisser d’un iota leur cote ; le
manuscrit du roman tardif de Céline (citoyen particulièrement exécrable), Nord, a atteint des prix inimaginables
lors de sa récente préemption par la Bibliothèque nationale de France. Les
diverses œuvres cinématographiques, poétiques, romanesques, picturales, des
artistes ayant soutenus par leurs travaux, leur déclarations, et parfois leur
engagement physique, la révolution bolchevique et la mise en place de son
pouvoir totalitaire, occupe toujours la même place importante, parfois
fondamentale, dans l’histoire de la pensée et de l’art. Les œuvres
suprématismes de Malevitch, à la fois prémonitoires, inaugurales et terminales,
ne sont en aucune façon atteintes (c’est même le contraire) par le texte qu’il écrivit
à la mort de Lénine, et dans lequel il présentait le premier chef de l’URSS
comme le Christ de la modernité, transformant la signification première de son Carré noir en icône du nouveau
Rédempteur, faisant ainsi de Vladimir Illitch l’homme-Dieu de la technique et
du social — la terre et le pain, l’usine et l’électricité —, celui
qui scelle la troisième alliance, celle de la modernité harmonieuse.[5] Ce texte marqué
d’un enthousiasme mystique, n’entame en rien le fait que le peintre fût plus
tard marginalisé par le renouveau officiel du réalisme naturaliste sous une
forme dite « socialiste » où, déjà en 1926, Joseph Roth avait
remarqué le retour au conformisme académique propre aux petits-bourgeois
parvenus.[6] Rien, et encore
moins Le Livre noir du communisme,
n’atteint la valeur inaugurale et terminale de la peinture figurative que sont
les œuvres suprématistes de Malevitch dont il décora les trains de propagande
partant vers les lointaines provinces orientales afin de convaincre les peuples
asiatiques du bien fondé, de la vérité et donc de la beauté de la révolution
communiste. Attendons encore, il se trouvera sûrement quelques vengeurs
attardés pour faire son procès esthétique au nom de la politique et, pourquoi
pas, proposer de reléguer ses œuvres au fond des réserves, comme le firent les
autorités staliniennes… Le « Tout est possible », caractéristique de
la modernité tardive selon Hannah Arendt, se déploie chaque jour dans la
tranquille bonne conscience des fripons comme l’avait si bien remarqué Breton.
Doit-on rétrospectivement demander à l’artiste
de rendre des comptes quant à son ou ses adhésions à des normes
socio-politiques, fussent-elles regardées comme positivement humanistes ?
Une telle demande s’apparente à des exigences post factum si caractéristiques des régimes totalitaires ? En
tant que citoyen, c’est au moment d’une prise de position, voire parfois d’un
engagement, quand tel ou tel régime politique triomphe qu’il conviendrait de
manifester une telle exigence. Mais trop rares sont ceux qui l’osent
manifester. Entre 1930 et 1940 bien peu d’artistes et de critiques osèrent, sur
la scène mondiale, dénoncer la stupidité des critères esthétiques définissant
le réalisme socialiste (dénommé préalablement réalisme héroïque) ou de ceux
formulant les canons de l’art teutonique reconnu par le Troisième Reich. En
effet, entre les deux guerres, le réalisme socialiste, héroïque, naturaliste,
ou le figuratif idéaliste, tout autant que l’architecture massive, cubique et
néo-classique est commune à la fois au monde européen, qu’il fût libéral,
communiste ou teutonique, et à l’Amérique du Nord… Les gratte-ciels de New York
ou de Chicago sont marqués d’une démesure qui n’a rien à envier à celle de
l’université de Moscou, aux constructions berlinoises ou à la place du
Trocadéro trônant devant la Tour Eiffel, deuxième cathédrale mondiale, après le
Cristal Palace de Londres, offerte au culte la technique.
Si l’artiste doit être cette personne qui joue
de sa liberté créatrice souvent en opposition (mais pas nécessairement en
s’opposant) à la contrainte des lois économiques, aux normes
socio-politico-esthétiques du moment, cela veut dire que, présentement, il y a
bien peu d’artistes authentiques, puisque la nouveauté du nouveau semble être
la nouvelle norme académique d’une société où l’épate bourgeois tient lieu
d’originalité créatrice[7], où la volonté
d’innovation à tout prix et à tous les prix, semble être devenue la nouvelle
bienséance postmoderne. Qui donc, présentement, s’élève contre le diktat du
conceptuel, de l’installation, de l’éphémère, parfois même des ordures ou du
rien ? Ceux qui l’osent énoncer sont marginalisés, rejetés par
l’establishement, par les galeries en renom, les musées, la majorité des
critiques, les fondations, les administrations d’État. Aujourd’hui, en effet,
ce sont plutôt certaines traditions figuratives, liées à un authentique savoir
faire artisanal, qui feraient fonction de marginalité contestatrice ! Sic transit gloria mundi…
D’autre part, les procès rétroactifs engagés
contre certains artistes, contre
certains créateurs et certains penseurs qui eurent, à un moment ou à un autre,
soit des faiblesses, soit une plus intense participation à des régimes
politiques détestables, devraient être regardés avec un léger sourire, puisque
dans la plupart des cas ces artistes, parfois ces très grands artistes, parfois
ces penseurs exceptionnels ont, en tentant d’expliciter et leurs engagements
politiques initiaux et, pour la majorité, les distances qu’ils ne tardèrent
point à prendre, cherché aussi à saisir, à comprendre l’essence d’une époque.
En outre, qui peut se vanter d’être parfait ? Errare humanum est ! Au nom de quelle qualité inamissible les
bonnes âmes du présent distribueraient-elles les brevets de moralité ou
d’immoralité ? De qui et d’où provient cette exigence ? Il faudrait
que ceux qui l’avancent, appartiennent eux-mêmes à une espèce humaine fort
rare, surtout dans les institutions universitaires, dans les institutions
culturelles de l’État ou dans les fondations privées : il faudrait que ces
critiques soient des héros ou des saints ! Or, ceux qui vocifèrent
aujourd’hui n’ont rien à offrir que des dossiers de basse police ; en
effet que nous apprennent-ils qui ne soit déjà connus, même si parfois les
faits sont mal assumés par leur auteurs ? Ces redresseurs de torts ne
combattent pas ces faiblesses, voire ces lâchetés, avec des contre-feux
créateurs, comme, en son temps, Brecht, avec son théâtre, l’avait entrepris à
l’encontre du nazisme, ou, dans un style différent, Jünger avec ses Falaises de marbre, et, plus à l’Est,
Boulgakov à l’encontre du stalinisme avec son Maître et Marguerite. Les nouveaux policiers de la pensée
dénoncent, pour vouer aux « poubelles de l’histoire », des hommes et
des femmes dont les œuvres, en dépit d’erreur ou d’une lâcheté momentanée à
l’égard de la morale politique, dominent très souvent les expressions de
l’intelligence, de la compréhension et de la sensibilité du XXe siècle. Quant
aux nouveaux policiers de la pensée, ils ne font qu’exprimer la doxa de notre temps, la conformité aux
idées les plus banales de notre époque.
Une fois la tempête passée, une fois la tragédie
accomplie et dépassée, quand, après avoir compté les morts sans mesure, il
arrive que les grands créateurs qui, pris d’une manière ou d’une autre dans la
tragédie du temps, en avaient pressenti la catastrophe, se rencontrent sans
servilité, sans avilissement et sans ressentiments. Ainsi René Char, poète
métaphysique s’il en est et authentique héros de la résistance, et Heidegger
— ayant reconnu la « grosse erreur » de la période rectorat,
sans pour autant renier, et pour cause, le fond du discours lui-même, modèle de
pensée de la critique radicale à l’encontre de la dégénérescence de la science
et de l’université[8] —,
réinventant ensemble, pendant les séminaires du Thor, le débat grec des
origines.
Les dénonciations (et non les critiques)
d’aujourd’hui sont le fait de médiocres, d’impuissants, d’esprits mesquins et
jaloux, de bureaucrates de la culture qui maquignonnent la pensée dans des
universités, comme des bureaucrates de Dieu maquignonnent le divin dans des
églises. Dans son cours sur le Parménide Heidegger faisait remarquer l’échec
d’une certaine forme d’opposition : « …alles Anti (ist) in Wesen
dessen verfaftet, wogegen (es) angegh. »[9] Etre anti- de
manière strictement réactive, c’est donc ne pas échapper au lieu du conflit
choisi par l’ennemi, et, ainsi, accepter par avance, outre son champ sémantique
et ses règles éthiques pour parler politique, le fonds ou l’essence de son
argumentation pour parler philosophique. C’est en ce sens qu’il conviendrait,
peut-être, de tenir rigueur à Brecht et à Benjamin d’avoir répondu à
l’esthétisation du politique souhaitée par les Nazis en proposant comme mot
d’ordre mobilisateur « la politisation de l’art », comme s’il
s’agissait d’une nouveauté, comme si l’art ne l’avait point été de longue date
et de manière souvent explicite. Toutefois, si tel était seulement le cas
manifeste de l’agir esthétique et méditatif de n’être qu’une expression
immédiate du politique et rien de plus, alors l’artiste ou le penseur devrait
en effet répondre de ses engagements, comme le chef de service d’un quelconque
bureau de ministère. La création est certes en partie lié à l’esprit du temps,
mais elle est aussi bien plus que cela en ce que l’idée moderne d’un artiste
démiurge ne fait que reprendre, en l’accordant à la modernité, en
l’immanentisant à sa propre activité, la conception antique du poète, celle
d’un humain habité de la révélation divine, et du caractère quasi sacerdotal de
son travail. Il y avait aussi chez le postmoderne Andy Warhol quelque chose du
prêtre célébrant dans la mise en place de ses installations et de leur
destruction. Comme la parfaitement saisit Safranski, on retrouve cette
dimension sacerdotale dans les Beïträge
de Heidegger où le penseur médite sur l’échec de son engagement et sur le
ratage général de la révolution métaphysique qu’il avait naguère espérée.[10]
Chez les grands artistes modernes les signes qui
donnent sens ou mieux rendent sens, ont toujours une portée qui embrasse un
monde bien au-delà du cas particuliers qui les inspire. C’est devant le tableau
de Picasso, Guernica, encore à New
York, qu’eut lieu l’un des premiers happenings politiques mis en scène pour
marquer l’opposition de certains artistes new-yorkais au massacre de My Lai au
Vietnam.[11]
Les civils espagnols tués sous les bombes des chasseurs-bombardiers allemands
et la guerre du Vietnam entrecroisaient leurs images de mort et les photos des
paysans torturés et assassinés froidement en 1969 par la soldatesques d’un pays
démocratique, faisaient échos au cri de rage et de détresse du peintre qui, en
1937, l’avait lancé à l’encontre de la barbarie teutonne.[12] Cri de
détresse de Picasso certes, et, cependant, cela n’empêcha point l’artiste au
cours de la Seconde Guerre mondiale de recevoir dans son atelier parisien tout
ce que le Grand État-major allemand d’occupation et tout ce que la
collaboration comptaient d’esprits éclairés, qui n’acceptaient pas la notion
d’art dégénéré, à commencer par Otto Abetz, le très officiel représentant du
Reich à Paris… Dussent-ils apprécier Picasso, il n’empêche, ces gens n’étaient
pas, à ce moment précis, les meilleurs représentants d’un humanisme
politique ![13]
De fait, cet exemple rappelle la constante contradiction entre l’artiste dans
son œuvre (et non l’artiste et son œuvre) et l’artiste dans la société… La
résistance n’a pas fait de René Char le poète exceptionnel qu’il fut, il
l’était bien avant, il le fut bien après, le choix de René Char est celui qu’il
copartage à égalité avec des hommes simples et très respectables[14], mais qui ne
comprendront sûrement jamais sa poésie ; quant aux compromis de Picasso
pendant la guerre, ils n’entament en rien son génie de peintre, peut-être le
génie du dernier et gigantesque peintre classique. La faiblesse de Richard
Strauss écrivant l’hymne des Jeux olympiques de 1936 à Berlin, n’invalide en
rien l’éclatante grandeur tragique et crépusculaire de sa musique d’opéra (Der Rosen Cavalier, Die Frau ohne Schatten) ou, de cet ultime chant romantique, Die Vier Letzten Lieder qui finissent
une ère d’écriture musicale, comme Malevitch, en sa guise, avait achevé celle
de la peinture figurative.
En tant qu’homme dans sa vie quotidienne, dans
ses rapports au pouvoir politique, aux pouvoirs économiques, dans ses relations
à ses proches, à ses amis, à ses épouses, à ses compagnes, à ses maîtresses,
l’artiste, le créateur, le penseur, peut être un personnage peu recommandable,
une personne franchement détestable, voire même exécrable. L’artiste, le
créateur, le penseur n’a rien de commun avec la bienséance, avec la peur des
engagements extrêmes, avec la modération arrogante et le bon goût (quel que
soit ce goût) du professeur, de l’intellectuel, du critique ou du commentateur
reconnu (la figure tutélaire de ce personnage s’incarnant en France dans la
personne de Sainte-Beuve) ; même si parfois il s’est glissé parmi eux,
l’artiste et le créateur chausse d’étranges lunettes qui ouvrent, par
métaphore, par métonymie, par l’image, le son, le geste, la parole, le
monde-à-venir à lumière de son devenir propre, pour le déployer à sa vérité.
Dès lors qu’il s’engage dans la création, l’artiste, tout autant que le
penseur, est comme habité d’une autre perception, d’une autre aperception.
L’acte même de la création annonce, énonce, exprime, préfigure et incarne ce
dont il est habité, l’angoisse (Angst)
et le souci (Sorge), autant d’états
qui ouvrent le regard au monde, qui dévoilent, mettent à nu, dût-on n’y
contempler que l’abyssal néant engendré par l’extrême violence de la modernité
tardive. Proust a parfaitement saisi le décalage entre le quotidien et l’acte
créateur à travers le personnage de Bergotte, le grand écrivain, celui qui,
dans le quotidien de la vie mondaine se montre servile et fat, une sorte de
méprisable dandy sur le retour… Si mon admiration pour Adorno, (l’un des plus
remarquables interprète critique du nazisme, du capitalisme tardif, mais encore
de la musique de Wagner), n’a jamais faibli, je me dois de confesser que son
intégrité et sa droiture ne sortirent point grandies lorsqu’en 1950 il
intervint pour empêcher la publication en Allemagne du livre de Marcuse (élève
de Heidegger), Éros et civilisation,
car ce dernier « avait commis une faute impardonnable : il avait
livré trop bruyamment un des secrets de fabrique de la théorie
critique… ».[15] Les exemples
pourraient être multiplier. Le comportement de Heidegger à l’égard d’une
étudiante sans pareil, Hannah Arendt, dont il avait fait sa jeune maîtresse,
n’est pas non plus très glorieux. Comme beaucoup d’hommes confronté à une
semblable situation, il a soumis son amour à une parfaite lâcheté sociale,
tandis que, simultanément, il dut savoir parler en termes si impétueux, si
passionnés et inspirés de l’amour, qu’il réussit à convaincre Hannah Arendt de
rédiger une thèse sur le concept d’amour chez saint Augustin.
Variation 3
Mais, me dira-t-on, cela n’a rien de commun avec
les artistes et tous les créateurs ayant apporté d’une manière ou d’une autre
leur caution et leur talent, voire parfois leur génie, à des régimes
totalitaires redoutables (je me refuse à dire inhumains, car, quel que soit
leur cruauté, les sociétés totalitaires sont le fait des hommes, et seulement
des hommes, aussi sont-elles simplement humaines, peut-être, « trop humaines ».
En effet, la société des lions ou celle des tigres est bien moins cruelle). En
bref, peut-on accepter dans le panthéon de l’art, dans celui des penseurs, des
hommes ayant cautionner explicitement à un moment ou à un autre ce type de
pouvoir. N’y aurait-il pas immoralité à ce que certains pourraient considérer
comme un laxisme impardonnable. Pourquoi exiger de l’artiste en tant
qu’individu social un comportement essentiellement différent du commun des
mortels. L’adhésion à des formes épouvantablement cruelles du pouvoir politique
n’est-elle pas une très antique faiblesse de l’artiste et du penseur qui croit
y déceler, du moins à ses débuts, une possible ouverture ou une autre
expérience, plus radicale, plus forte, de la vie, du social, du politique, en
bref une expérience où le monde n’est plus donné, mais à forger, à créer
jusqu’à l’extrême. Cela ne commence-t-il point avec les débuts même de la
philosophie, avec Platon ? Pourtant, il y a toujours dans l’œuvre la
marque d’un décalage d’avec l’expérience quotidienne qui sert de matière à
penser, à méditer, à montrer, à ouïr. C’est pourquoi très rapidement, l’artiste
et le penseur déchantent, parce qu’ils se trouvent toujours pris au piège de la
fonctionnalité cynique du politique, si bien que deux options s’offrent à eux,
soit le silence, soit la critique. Cette très brève description est à peu près
l’histoire des artistes et des penseurs du XXe siècle engagés dans le grand jeu
du politique quand la gestion du socius
devient le chaudron des sorcières où tout peut arriver, la révolution.
Cependant, la question demeure lancinante,
pourquoi de très grands artistes et de non moins grands penseurs ont-ils
accordé un temps crédit aux formes totalitaires du politique en gestation ou
dans ses formes préliminaires ?
Devenu indépendant l’artiste et le penseur sont
aussi ces individus offrant sur un marché un travail, même si l’idéalisme
consolateur fit de lui le génie solitaire et quasi divin, ce qu’il est parfois,
et miséreux, ce qu’il fut souvent, mais non systématiquement. Dès lors sa
survie dépend soit de sa fortune personnelle, soit, pour les écrivains ou les
musiciens, d’un succès populaire souvent préparé par la presse, mais très
souvent, l’artiste et le penseur appartenant à une institution, en général d’enseignement,
à une bibliothèque, voire à une quelconque administration, aussi recevaient-ils
une reconnaissance publique que seule la bourgeoisie et ce qui restait de
l’aristocratie était à même d’accorder, et qui, jusque après la seconde guerre
mondiale (hormis les avant-gardes et ses quelques mécènes), promettait de
fructueuses commandes d’État. L’inscription de l’artiste et du penseur dans la
société vaut tant pour ceux que le temps, après diverses vicissitudes a porté
au faîte des Arts et des Lettres que pour ceux qui font l’objet d’une simple
notice au bas des pages des livres d’histoire de l’art ou des idées. Le
capitalisme (ou son synonyme, le libéralisme individualiste) a construit un
monde auquel l’artiste et le penseur ne peuvent échapper jamais : ils
participent de ce monde, ils sont de ce monde, ils appartiennent à ce monde,
ils en sont même, pour les plus grands, les démiurges critiques inspirés de
l’advenir…
Après avoir idéalisé les épopées héroïques de
l’aventure impériale ou monarchique ou républicaine de la nation pour les uns
(David, Gros, Delacroix) ; après avoir tenté de représenter et d’énoncer
le spectacle des mystères insondables de la nature (G. Friedrich, Turner,
Chateaubriand, Goethe, Keats et Shelley) ou du cosmos (Blake) pour les autres ;
après avoir représenté les images des rêves orientaux suppléant aux réalités
triviales de Occident (Ingres, Delacroix) ou la nostalgie des grandes époques
inaugurales (les Préraphaélites et les poètes symbolistes), l’artiste
indépendant a compris que ces idéaux s’étaient vidés sous les coups de boutoir
d’une réalité nouvelle et bien plus puissante. Une fois donc tous ces
cheminements explorés et épuisés, l’artiste-démiurge comme le penseur-démiurge
s’est trouvé confronté à la réalité du monde dans lequel il vivait, au cœur de
la présence et de la seule présence de ce monde et des hommes qui l’occupaient
en leurs voies et manières. Le démiurge ressentait toutes les contradictions du
monde que l’industrie et la techno-science transformait et modelait avec une
férocité sans pareil. Alors la vie quotidienne entra massivement dans l’œuvre,
le luxe des nouveaux riches et la misère des nouveaux pauvres, les bourgeois et
les prolétaires, la luxure et la déchéance, la grandeur et l’abjection
(Les travailleurs de la mer, La Traviata, Manet et le déjeuner sur l’herbe,
Baudelaire et le Spleen de Paris avec les rêves de voyages exotiques, les
vieilles servantes oubliées, les prostituées somptueuses); l’affrontement entre
l’ancien monde rural et aristocratique (déjà décrypté par Balzac), et le
nouveau, celui de la finance et l’industrie triomphante (celui qu’annonce
Flaubert dans l’Éducation sentimentale),
s’affrontèrent de manière implacable et inégale (Vincent van Gogh saisit les
nouveaux damnés de la terre chez les ouvriers du Borinage et les bistrots à
putains d’Arles). Les petites gens, les actions les plus banales, les plus
misérables, les spectacles industriels les plus grandioses, mais aussi les plus
effrayants, et, les crises de la productivité et de la baisse tendancielle du
taux de profit (y compris dans leurs oublis) qui rongent déjà cette aventure
glorieuse et sans précédent du progrès, firent irruption dans l’art et le
questionnement de la pensée créatrice. Le mystère n’était plus dans la mer de
nuages contemplée par le voyageur, tel que le représente G. D. Friedrich (où le
voyageur n’est autre que le personnage central du cycle du Winterreise de Schubert)[16], mais bien
dans la crise et l’agonie des référents anciens qui, chez les artistes et les
penseurs, se traduit par celle de la représentation picturale ou conceptuelle,
que l’on saisit dans le regard épuisé d’un Munch, dans la mélancolie de
Baudelaire, dans la modernité comme décadence chez Spengler que rien ne peut
guérir, dans le captage des formes venues d’autres cultures comme l’ont tenté
cubistes et expressionnistes s’appropriant les formes de la statuaire africaine
sans en capter jamais l’esprit. A la fascination des hommes pour les produits
de la techno-science répond le Zarathoustra
de Nietzsche, les Moissonneurs de Van
Gogh sur fond de ville industrielle[17], les poèmes
sur les villes et les campagnes hallucinées de Verhaeren[18], le cri de
détresse de Rimbaud et celui de Munch, le cubisme de Picasso et de Braque,
l’élégie quasi hermétique d’un Debussy ou d’un Rilke qui nie l’existence même
de ce monde nouveau, le foisonnement luxuriant et terminal d’un Mahler,
l’agonie du romantisme d’un Strauss, les violences sauvages de
l’expressionnisme allemand, d’Otto Dix, de Max Beckman, de Brecht et Kurt Weil.[19]
Tandis que l’artiste démiurge fait entrer la vie
dans son art et son art dans la vie et qu’ainsi, simultanément il entre dans la
politique et la politique détermine ses sujets, le penseur, quant à lui,
accorde à présent une dignité philosophique aux événements apparemment les plus
banals de la vie quotidienne, à la production du monde industriel, à ses effets
sociaux, à la nouveauté temporelle et spatiale qu’il déploie.[20] Penseurs et
artistes se trouvent donc en résonance harmonique avec la révolte sociale, avec
la misère des corps et des âmes, et proposent comme remèdes soit de changer
l’« inhumanité du monde » (Proudhon, Marx, Sorel, Lukács, Rosa
Luxembourg), soit d’en finir avec l’« enténèbrement » technique du
monde (Nietzsche, Max Scheler, Heidegger, Adorno). Selon divers auteurs,
l’affaire avait commencé au XIXe siècle, entre 1848 et 1880[21] ; le XXe
siècle en radicalisa la dynamique.
Bolchevisme, et quasi simultanément fascisme
italien, un peu plus tard national-socialisme (qui, pour des oreilles
allemandes, s’entend comme socialisme national[22]), au début du
XXe siècle les formes totalitaires émergent l’une après l’autre.
Puisque l’artiste et le penseur se saisissent comme démiurges, alors pourquoi
ne trouveraient-il pas dans ces mouvements de masse porteur de changements
radicaux, des topoi expérimentaux
permettant d’accomplir sinon leurs espérances, à tout le moins leur désir de
sortir de cette société bourgeoise et bien-pensante qui avait mené l’Europe à
mettre en œuvre la plus effroyable des « guerres civiles » depuis la
fin de la Guerre de Trente ans. Dans chaque cas, l’engagement dans les
commencements visait à accomplir une révolution bien plus radicale que celle
proposée par les hommes politiques : suprématismes, poètes d’avant-garde
et jeune cinéastes en Russie, Marinetti et ses émules, Ezra Pound dans l’Italie
fasciste, Heidegger, Nolde, Benn, Brecker, Leni Riefenstahl en Allemagne, avec
ailleurs en Europe, les mêmes engagements, qui divisèrent les artistes et les
penseurs entre des sympathies politiques violemment contrastées. Les temps
étaient à la radicalité et non à la pusillanimité, et tous se sentaient
concerné par la « grande transformation »[23], commencée en
1914 sur tous les fronts européens avec la première grande guerre industrielle.
Tous, artistes d’avant-garde, penseurs inauguraux, avaient une conscience aiguë
de l’échec du vieux monde qui tentait tant bien que mal, et plutôt mal que
bien, de ravauder ses vieux habits quand plus personne n’était dupe, ni les
élites ni les peuples : l’humanisme avait sombré dans les hécatombes
inédites des « Orages d’acier »[24], la démocratie
représentative se révélait incapable d’assurer le minimum vital à des
populations qui, pendant la guerre, avaient consenti des sacrifices humains et
financiers colossaux[25]. Au bout du
compte c’est la philosophie du progrès qui a été totalement démentie, car,
entre 1919 et 1940, pour la majorité des Européens, aucune des promesses de
bonheur n’avait été tenue… N’est-ce pas aussi et simultanément, face au même
constat, l’expression de l’anarchisme politique des Dadaïstes d’abord des
surréalistes ensuite, qui, à travers leur critique radicale de la raison
porteuse de tous les maux, de tous les malheurs des hommes modernes,
proposaient l’advenue d’une révolution. Tous donnèrent crédit aux possibilités
de révolution ouvertes par la crise dont la guerre de 1914-1918 avait mis en
scène les premiers moments grandioses et tragiques à la fois.
Selon l’opposition que propose Nietzsche entre
morale et moralisme, (c’est-à-dire entre ceux qui sont animé d’un authentique
souci de la plus haute loi morale, celle de la création et de l’honneur, et
ceux qui font semblant d’agir au nom de l’éthique, mais qui en usent pour se
vautrer dans la bassesses), les exigences rétroactives des moralistes adressées
aujourd’hui à des artistes ou à des penseurs contemporains récemment décédés,
et donc condamnés au silence, ne seraient qu’une suite d’incidents mineures,
grotesques et dérisoires, si l’enjeu n’était pas de dévaloriser, voire
d’effacer des œuvres ont tant marqué leur temps qu’elles font référence et, de
ce fait, mettent au travail notre mémoire pour nous remémorer que non seulement
la politique d’hier (ce que l’on nomme l’histoire) se tient dans le tragique
(les Grecs le savaient déjà), mais que ce tragique demeure encore et toujours
le destin inexorable de l’homme en tant que zoon
politikon associé à une temporalité eschatologique quelle qu’elle
soit : celle du Messie à venir (de la réconciliation du peuple élu avec
son Dieu), de l’attente de l’Apocalypse (pour le bienheureux moment du jugement
dernier), de la Raison ( pour l’accomplissement du progrès menant au bonheur
terrestre), de l’Esprit (préparant la fin de l’Histoire et un autre bonheur),
de la société libérée de la nécessité (autre version de la fin de l’Histoire et
toujours du bonheur), ou dernière version de l’eschatologie, pour un homme
tendant à la perfection biologique.
Cette exigence édificatrice qui prétend se lever
au nom de la mémoire, travaille de fait pour l’oubli, dans le voilement de ce
qui fut, il n’y a guère, notre histoire en tant qu’expérience existentielle de
nos parents et grand-parents, comme si l’opprobre post mortem pouvait nous servir d’eaux lustrales, nous absoudre de
nos propres lâchetés, dissimuler nos tares présentes toujours « humaines
trop humaines » et notre vanité alimentée par un goût immodéré de la
fausse gloire et du lucre. Aussi, pour comprendre l’engagement de très grands
artistes ou de très important penseurs dans les mouvements totalitaires, a-t-il
été nécessaire de tracer de long détour, de ressaisir, pour le repenser (revisited), le statut de l’artiste et du
penseur dans le phénomène de la modernité.
En refusant de penser cette origine de
l’engagement des artistes, ceux qui se posent en vengeurs post factum travaillent pour l’oubli. En effet, mettre en œuvre la
pensée c’est justement s’essayer à comprendre ce qui est advenu et comment
c’est advenu, parce dans cet advenu même il y a plus que l’origine de notre
présent, il y a essentiellement celui du futur. Comprendre c’est précisément
déplacer le lieu du penser coutumier, de ce qui apparaît comme
« naturel », qui n’est ni de juger, ni d’adhérer, ni même de
condamner. Les attitudes moralistes sont non seulement stupides, mais vaines en
ce que tout événement historique est un apax
et, de ce fait, ne sera plus jamais rééditable. C’est pourquoi l’histoire ne
porte jamais de leçon existentielle. Aussi condamner le passé, multiplier les
repentances comme la mode actuelle nous en offre le spectacle dérisoire,
n’a-t-il aucun effet sur présent. Croire aux leçons de l’histoire et aux
repentances, cela ressemble étrangement soit à l’agir de la pensée magique ou à
celui de la pensée mystique, quand le croyant accorde à la répétition
incantatoires des mots et des phrases une valeur heuristique. Pis, ce faisant
on refuse de penser l’advenue de l’histoire où se prépare un futur sans visage,
c’est-à-dire un futur en attente de corporifications toujours inédites.
On doit encore constater combien la frivolité de
cette attitude et de ces postures entraîne des bizarreries tant dans la
distribution des condamnations que dans l’accord des louanges. Pour ne point
omettre qu’une partie de ce texte à fait l’objet d’un exposé lors d’un colloque
à Bucarest sur le thème de l’artiste et du politique, et que selon la doxa du
moment, il convient de faire peser toute la faute d’un « passé qui ne
passe pas » selon l’expression de l’historien Rousso, sur E. Cioran et M.
Eliade[26]. C’est
pourquoi je m’interroge encore et me demande pourquoi un procès semblable n’a
pas été entrepris à l’égard de Georges Bataille et d’André Breton qui, en 1936,
signaient ensemble le texte suivant :
« Nous
sommes, nous, pour un monde totalement uni — sans rien de commun avec
la présente coalition policière contre un ennemi public n° 1. Nous sommes
contre les chiffons de papier, contre la prose d’esclave des chancelleries.
Nous pensons que des textes rédigés autour du tapis vert ne lient les hommes
qu’à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état de cause, la brutalité anti-diplomatique de Hitler,
plus pacifique, en fait, que l’excitation baveuse des diplomates et des
politiciens. »[27] (sic !)
C’est aussi dans l’esprit révolutionnaire du vouloir changer le monde quoi
qu’il arrive, qu’il convient d’entendre ces jugements de Bataille, de Breton et
des surréalistes, dans l’engagement préalable pris au début des années 1920
d’entrer au Parti communiste français, pour en être exclu certes, à la fin des
années 1920 (certains comme Aragon, Eluard et Vaillant y deviendront, malgré
pour le premier un immense talent poétique, des chantres du réalisme
socialiste) et devenir les alliés de Trotski en exil, au point d’écrire à
Claudel, à l’époque ambassadeur de France au Japon :
« Peu
importe la création.* Nous
souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres, les
insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont
vous défendez en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme
l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit. »[28]
On remarquera que dans cette déclaration Breton
et les surréalistes exclus du Parti communiste parlent de révolutions au
pluriel, et non de la révolution (sous-entendu bolchevique au singulier). En
bref, cela me paraît devoir se passer de longs commentaires, sinon pour
souligner que les surréalistes, et parmi eux Breton et Bataille, furent l’objet
d’un culte, et, jamais à ma connaissance, rigueur leur fut tenue pour ces
positions de jeunesse à tout le moins non-conventionnelles et qui, en leur
temps, avaient dû sérieusement effrayer la modération craintive et la
bienséance pusillanime du bourgeois. Il est vrai que malgré la date déjà
tardive de leur prise de position, 1936, et leur dégoût des politiciens et des
ambassadeurs, fussent-ils de bons poètes (Claudel, Saint-John Perse, alias Alexis Léger), ils
avaient néanmoins comme garantie les propos de d’un bourgeois socialiste, celle
de Léon Blum qui dans Le Populaire
daté du 3 août 1932 voyait en Hitler un révolutionnaire dont la victoire
électorale lui apparaissait bien plus intéressante que la réaction sans avenir
représentée par von Schleicher ou von Papen… D’autre part, et malgré un certain
tapage médiatique auquel participent quelques universitaires ignorants ou
stipendiés, l’idée d’un Hitler et d’un IIIe Reich révolutionnaires faisant,
dans les conditions spécifiques de l’Allemagne, pendant à la Russie soviétique,
ne se réduit pas à l’hypothèse controversée de l’historien allemand Ernst Nolte[29], elle a été
très largement argumentée dans l’ouvrage antérieur et déjà classique (mais trop
souvent omis) de l’historien américain David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution.[30]
Lorsque l’on fait le bilan des engagements des
artistes et des penseurs au cours des années 1920 et 1930, il est clair que
nombreux parmi les plus importants s’allièrent soit au camp des communistes,
soit à celui des fascistes italiens ou des nazis. Parfois même certains
changèrent de camp, dans un sens, dans l’autre, parfois ils engagèrent le
combat avec des marginaux de la révolution radicale, avec les trotskistes, les
anarchistes espagnol, l’ultra gauche allemande ou les nationaux-bolcheviques.[31] Et comment
eussent-ils pu échapper à cette dynamique tragique ? Depuis le milieu du
XIXe siècle si la vie réelle était entrée dans l’art, l’artiste et le penseur
avaient été happés par la violence de la réalité sociale et politique… Au bout
du compte l’engagement des artistes et des penseurs y compris des plus grands
ne manifestait que l’une des facettes de cette mobilisation générale (ou infinie)
en sa première phase, brutale et maladroite, au moment où la modernité, ou, si
l’on préfère l’accomplissement de la métaphysique de la technique (pour
renvoyer au célèbre essai de Heidegger), annonçait que le vieux monde, le très
vieux monde qui avait commencé avec la révolution néolithique était condamné à
disparaître à jamais.
C’est cet événement au sens de l’Eiregnis, c’est-à-dire cet
avènement-appropriation qu’il convient aujourd’hui de penser, car je ne suis ni
un commissaire politique à la conformité, ni un juge désigné (et par
qui ?) pour distribuer les bons et les mauvais points. Les actes de
contrition, y compris les plus bruyants ne changeront rien à l’advenu ;
nul ne pourra modifier ces temps d’angoisse et de peur, mais aussi de courage,
d’abnégation et de sacrifice, engendrant le délire et le meurtre de masse où
l’on saluait avec les mains et travaillait du chapeau, au lieu, de faire
normalement, comme il se doit, saluer avec son chapeau et travailler de ses
mains.
Pour ce qui concerne les affaires humaines,
Spinoza nous avait jadis engagé à comprendre, sans pleurer ni se moquer, mais
pour se faire il faut encore être habité d’une âme apaisée, non point
repentante, mais qui sait pardonner, comme Brecht l’avait souhaité
naguère :
« Vous
qui émergez du flot
Dans
lequel nous aurons sombré,
Pensez
Quand
vous parlerez de nos faiblesses
Aux
sombres temps
Dont
vous serez sortis.
Car
nous allions,
Changeant plus souvent de pays que de souliers
A
travers les luttes des classes, désespérés,
Quand
il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
En
même temps nous savions pourtant :
Aussi
la haine contre la bassesse
Durcit
les traits.
Aussi
la colère contre l’injustice
Rends
rauque la voix. Ah ! nous,
Qui
voulions préparer le terrain d’un monde amical,
Nous
ne pouvions pas être amicaux.
Mais
vous, quand on en sera là,
Que
l’homme sera un ami pour l’homme,
Pensez
à nous
Avec
indulgence. »[32]
Oui, en effet, « Pensez à nous /Avec
indulgence » ; en d’autres mots, souvenez-vous de nous comme nous
l’étions dans cette société, et comment il nous fallut affronter son état qui
était celui où nous fumes condamnés à vivre, c’est-à-dire à agir ! Or,
comme le remarquait Adorno, « la mémoire est soumise au tabou parce
qu’imprévisible, infidèle, irrationnelle. Et l’asthme intellectuel qui en
résulte, culmine dans la perte de la dimension historique de la conscience et
aboutit à la dépréciation de l’aperception synthétique […] ».[33]
Je n’ai rien à ajouter à Brecht et à Adorno,
sinon à rappeler que penser et créer, ou méditer et agir, c’est-à-dire pour les
plus grands prendre peu à peu conscience de leur génie et de leur irréductible
singularité, mais, souvent, de leur profonde solitude, entraîne nécessairement
le fait d’avoir des ennemis. A une époque où la grande masse des intellectuels,
des universitaires et des chercheurs, habités de la crainte des bureaucrates
devant les maîtres, du ressentiment de l’impuissance devant la grandeur, se
comportent comme autant de détrousseurs de la pensée, il faut fermement
rappeler que dans son exercice le plus athlétique la pensée n’est jamais autre
chose que la dimension tragique de l’existence de l’homme. Voilà ce qu’à mon
état et à mon rang j’assume avec sérénité, en cultivant quelque peu le goût
aristocratique de déplaire et non celui, plus commercial, de plaire.
*
La seconde partie de ce chapitre à fait l’objet d’une communication lors du
colloque international sur le thème : Biographie privée et carrière
publique : un débat à propos de l’éthique, du politique et de la
créativité, organisé par le New Europe College (Bucarest), les 6 et 7 décembre
2002 sous la direction d’Andrei Plesu et d’Anca Oroveanu., respectivement
recteur et directeur scientifique. Je tiens à remercier Anca Oroveanu pour les
pertinentes remarques qu’elles m’a suggérées et dont elle pourra constater
qu’elle n’ont pas été sans effet.
[1] Gérard Granel, « Les années trente
sont devant nous. Analyse logique de la situation concrète », op. cit.,
pp. 67-89.
[2] Peter Sloterdijk, Eurotaoismus. Zur Kritik der
politischen Kinetik, Suhrkamp Verlag, Francfort/Main, 1989 (en français, La Mobilisation infinie, Christian
Bourgois, Paris, 2000), deuxième partie, p. 86.
[3] Cité par Virgil Ierunca in Trecut-au anii… Fragmente de journal
(Les années ont passé… Fragments d’un Journal), Humanitas, Bucarest, 2000, p.
250. * Souligné par l’auteur.
[4] Martin Heidegger, « Die Frage dem
Technik », in Vorträge und Aufsätze,
Neske, Pfullingen, 1954 (en français, « La question de la
technique », in Essais et
conférences, Gallimard, Paris, 1958.
J’ai formulé ainsi cette précision en songeant aussi à cette
phrase de Spinoza qui, à propos des choses humaines,
écrivait : « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas se moquer, mais
comprendre »
[5] Kasimir Malevitch, « Lénine »,
in Macula, n° 3/4, 1978, pp. 187-190
(traduit de l’allemand par Philippe Ivernel), p. 188. Je tiens à remercier ici Anca Oroveanu qui
m’a fait connaître ce texte.
[6] Joseph Roth, Das Journalistische Werk, Kiepenheuer &Witsch, Cologne, 1976,
dans la traduction française, « De l’embourgeoisement de la révolution
russe ? », in Croquis de voyage,
Seuil, Paris, 1994, pp. 290-295.
[7] Je tiens ici à remercier mon ami Sorin
Antohi pour la judicieuse remarque qu’il me fit à la lecture du manuscrit. En
soulignant malicieusement combien il est amusant de constater que
l’idée d’« épater le bourgeois », théorisée voici plus d’un
siècle par d’authentiques créateurs radicaux et marginaux, est mise en scène
aujourd’hui par des artistes totalement intégrés la société la plus mercantile,
de fait, la plus en conformité avec l’esprit du temps.
[8] Cf. L’interview publiée post mortem dans la livraison du Spiegel du 31 mai 1976, dans la
traduction française réinsérant des passages supprimés par le Spiegel, « Martin Heidegger
interrogé par le Spiegel » ; in Martin Heidegger, Écrits politiques, 1933-1966, Gallimard,
Paris, 1995, pp. 239-272.
[9] « … tout ce qui se comprend comme
anti- reste consubstantiellement imbriqué à ce contre quoi il s’oppose. »,
in Martin Heidegger, Édition intégrale,
tome 5, p. 217, Klostermann, Francfort/Main.
[10] Rüdiger Safranski, Ein Meister aus Deutschland. Heidegger und seine Zeit, Carl Hanser
Verlag, 1994, chap. 18. En français,
Heidegger et son temps, Livre de poche, coll. Essais, Paris, 2000.
[11] Je voudrais rappeler dans cette note que
l’ancêtre de la performance où art et politique d’entremêlent n’est pas les
mises en scène de Nuremberg d’Albert Speer, mais le concert industriel et
militaire donné dans le port de Bakou en 1922. Ici, il ne s’agit pas de juger
ce qui est bien et mal mais de mettre à jour des origines. Cf. Rene
Fülöp-Miller, Geist un Gesicht des
Bolchevismus, Vienne, 1926, cité de l’édition anglaise, The Mind and Face of Bolchevism, New
York, 1929. On peut y voir mentionné le premier concert de sirènes d’usines
organisé dans une grande ville industrielle le 7 novembre 1922 à Bakou ;
l’ensemble était dirigé par une sorte de chef d’orchestre armé de drapeaux et
placé sur le toit de l’immeuble le plus haut : « The foghorns of the
whole Caspian fleet, all the factory sirens, two batteries of artillery,
several infantery regiments, a machine-gun section, real hydroplanes, and
finally choirs in which all spectators joined, took place in this
performance. » (p. 186).
Pour une analyse généalogique du rapport entre l’utopie
politique et la musique, voir le commentaire perspicace de Sorin Antohi à
propos des Soirées de l’orchestre de
Berlioz et de la terre d’Euphonia. Cf., Sorin Antohi, « Le chant de
l’utopie », in Méditations de la
distance. Discours, sociétés, méthodes, (en roumain), Nemira, Bucarest,
1997, pp. 12-13.
[12] Cf. Art workers’ coalition,
« Demonstration in front or Picasso’s ‘Guernica’ with My Lai posters,
1969 », in Adrian Henri, Total Art.
Environments, Happenings and Performance, Oxford University Press, Oxford,
Grande Bretagne, 1974, illustration 145, p. 178.
[13] Cf. Ernst Jünger, Journal parisien II, III, Christian Bourgois, Paris, 1980.
[14] Cf. le film de Jean Ophüls, Le Changrin et la pitié, Paris, 1964.
[15] Rüdiger Safranski , op. cit., p. 579.
[16] G. D. Friedrich, Der Wanderer über dem Nebelmeer, Kunsthalle, Hambourg. Peint en
1818. F. Schubert, le cycle du
Winterreise, composé en 1827, D. 911.
[17] Sur ce thème, il y a un tableau intitulé
Moissonneurs daté de 1888, exposé au
Musée Rodin à Paris. Un autre, contemporain, intitulé, Soir d’été, champ de blé dans le couchant, se trouve au Kunstmuseum
de Winterthur.
[18] Émile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées. Les villes tentaculaires, coll. Poésie,
Gallimard, Paris, 1982.
[19] Voir l’ensemble des œuvres reproduites
in, Sergiusz Michalski, Nouvelle objectivité.
Peintures, arts graphiques et photographies en Allemagne 1919-1933,
Taschen, Cologne, 1994.
[20] Cf. le chapitre 11, pour le
développement de l’aveuglement des tenants des diverses figures de la
philosophie transcendantale.
[21] Cf. György Lukács, La Signification présente du réalisme critique, Gallimard,
1960 ; Mario De Michelis, Le
Avanguardie artistiche del novecento, Feltrinelli, Milan, 1966 ;
Renato Poggioli, Theory of Avant-Garde,
Belknap, Cambridge, Massachusetts Press, 1968 ; Peter Bürger, Theory or Avant-Garde, University of
Minnesota Press, 1984. Pour une synthèse de ces mouvements voir l’excellent
Andrew Hewitt, Fascist Modernism,
Stanford University Press, Californie, États-Unis d’Amérique, 1993.
[22] Cf. l’analyse sémantique de François
Fédier, in Heidegger : anatomie d’un
scandale, Robert Laffont, Paris, 1988, p. 179.
[23] L’expression n’est autre qu’un hommage
au chef d’œuvre de Karl Polanyi.
[24] En hommage à l’un des livres cardinaux
de Ersnt Jünger.
[25] Cf. Eric Hobsbawm, Age or Extremes. The Short Twentieth
Century (1914-1991), op. cit. Pour les expressions artistiques de
cette époque extrême, cf. Pabst, La Rue
sans joie, Fritz Lang, Métropolis
et M. Le Maudit ; quant aux
lendemains pacifiques ils se montraient soit dans les asiles pour les miséreux,
dans les rues pleines de mutilés allemands mendiants leur pitance, soit dans
les boîtes de nuit et les bordels, cf. L’ oeuvre du peintre Otto Dix ; pour le côté français, on
saisira la violence extrême de la guerre et de l’après-guerre dans Le Voyage au bout de la nuit de Louis
Ferdinand Céline.
[26] Pour une excellente critique du livre de
Madame Laignel-Lavastine, Cioran Eliade,
Ionesco. L’oubli du fascisme. Trois
intellectuels roumains dans la tourmente du siècle, (PUF, Paris, 2002), cf.
la remarquable analyse de Constantin Zaharia, « Cioran, Eliade,
Ionesco : l’oubli de l’histoire », in Critique, novembre 2002, n° 666, Paris, pp. 851-868 ; cf.
aussi Jean-Claude Maurin, « Vont-ils interdire Eliade et
Cioran ? » in Éléments, n°
109, juillet 2003, Paris. L’opération à laquelle Madame Laignel-Lavastine s’est
prêtée s’apparente à celle pour laquelle Victor Farias avait offert sa plume
pesante à l’encontre de Heidegger. D’aucuns savent, en dehors des
histrions, combien, après les mises au
point de Derrida, d’Aubenque, de Granel et de Safranski, cet auteur a sombré
dans le plus total ridicule. Je prévois le même destin au livre de Madame
Laignel-Lavastine. Il n’y a jamais eu de gloire pour la littérature du
ressentiment. On peut aussi s’interroger sur ces critiques post mortem d’auteurs importants pour l’histoire de la pensée du XXe
siècle, alors qu’il eût été si aisé de les dénoncer aussi fermement de leur
vivant. Il n’est point difficile d’imaginer qu’il s’agit là de tentatives
stipendiées auxquelles se prêtent des médiocres (eussent-ils une bonne plume)
afin de gagner une gloire que leurs œuvres ne leur offrent guère. Car, il ne
suffit pas d’être une bonne âme démocratique et humaniste pour être un penseur
de qualité ou un écrivain hors du commun. On peut penser que ces plumitifs ne
seront pas même une note en bas de page dans les ouvrages rapportant l’histoire
de la pensée à la fin du XXe et au début du XXIe
siècle !
[27] Georges Bataille, Œuvre complètes, t. 1, Gallimard, Paris, 1975, p. 398. Soulignés
par les auteurs.
* C’est moi qui souligne.
[28] Cité dans Jean-Luc Rispail, Les Surréalistes. Une génération entre rêve
et action, Gallimard, Découverte littérature, Paris, 1991, p. 58.
[29] Ernst Nolte, Der europäische Bürgerkrieg 1917-1945. Nationalsozialismus und Bolschevismus,
Herbig Verlagsbuchhandlung, Munich, 1997 (seconde édition). Cette idée qu’entre
1914 et 1945 nous avons de fait affaire à une guerre civile européenne a été
exposée pour la première fois par Ernst Jünger, in Gordische Knot, Vittorio Klostermann, Francfort/Main, 1953, p. 123.
[30] David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution, Doubleday & Company, New York,
1966.
[31] Pour un lectorat français il n’est gère
besoin de rappeler la littérature concernant les mouvements révolutionnaires de
gauche. En revanche, hormis les invectives sans intérêts, pour ce qui concerne
les courants révolutionnaires de la droite allemande deux ouvrages s’imposent,
d’une part la thèse (1974) en tous points remarquable de Louis Dupeux
(professeur à l’Université de Strasbourg III), National bolchevisme. Stratégie communiste et dynamique conservatrice,
tomes I et II, Honoré Champion, Paris 1979 ; et la somme inégalée de Armin
Mohler (Professeur de Sciences politiques à l’Université d’Innsbruck récemment
décédé), La Révolution conservatrice en
Allemagne, 1918-1932, Pardès, Puiseaux, 1993 (première parution en
allemand, 1949). Enfin, pour le lecteur francophone curieux des textes des
nationaux-bolcheviques, cf. Ernst Niekisch, « Hitler
— une fatalité allemande » et autres écrits nationaux-bolcheviks,
Pardès, Puiseaux, 1991.
[32] Bertold Brecht, A ceux qui naîtront après nous (extrait), L’Arche, Paris.
[33] Theodor W. Adorno, Minima moralia, op. cit., §. 79 « Intellectus sacrificium
intellectus », p. 117.