Une Antigone des temps
modernes :
A propos du film de Margarethe
von Trotta, Hannah Arendt, avec
Hannah Sukowa.
Rien n’est plus difficile que d’adapter
un roman à l’écran, plus difficile encore serait d’adapter un livre témoignage
historique et philosophique pour en élaborer une trame narrative convaincante
qui rendrait l’essentiel sans tomber ni dans la naïveté de la simple illustration,
ni dans aucune des caricatures du sentimentalisme. Voilà donc la gageure, disons-le
d’emblée, réussie par Margarethe von Trotta et son interprète Hannah Sukowa,
étonnante dans la manière sombre et violente, mais aussi tendre et chaleureuse
avec laquelle elle s’est glissée dans la peau du personnage public et privé qui
se nomme Hannah Arendt, pour reconstituer l’un des moments les plus dramatiques
de sa vie, après ce que dut être la nécessité de s’exiler, de quitter
l’Allemagne lors de la prise du pouvoir par les nazis en 1933. De fait, hormis quelques allusions discrètes
et fort bien venues à de très rares moments de sa vie antérieure à juin 1961
– essentiellement deux rencontres avec Heidegger, l’une lorsqu’elle était
sa jeune étudiante et maîtresse, l’autre lors de son retour en Allemagne en
1951 – le film est centré sur un temps qui commence un peu avant le début
du procès d’Eichmann à Jérusalem, sa vie de professeur à New York (New School
et Columbia) pour se terminer lors de la publication de ses articles, un
rapport à la fois descriptif, analytique et interprétatif, qu’elle en donna
sous la forme d’un feuilleton philosophique et historique dans les pages de la revue
de gauche, The New Yorker.
Si, dans les milieux
intellectuels occidentaux, nombre de personnes déjà âgées ont connu directement
les polémiques suscitées par la publication du livre magistral de Hannah
Arendt, Eichmann à Jérusalem :
Rapport sur la banalité du mal, nombreux sont ceux, parmi la jeune
génération, qui n’ont pas entendu parler de ce scandale et de son impact sur
les milieux universitaires et intellectuels étasuniens des années postérieures
à la Seconde Guerre mondiale, mais aussi en Europe, en particulier dans l’intelligentsia
française. Ce livre engendra des polémiques épouvantables, des groupes de
collègues et d’amis furent secoués de féroces débats où des amitiés de longue
date se défirent pour toujours, signe que l’événement, le procès d’Eichmann
touchait quelque chose d’essentiel pour ceux qui furent les protagonistes de la
Seconde Guerre mondiale, les témoins et les acteurs de la déportations et du
massacre des juifs européens. Reprenant le livre, le film tourne autour de deux
arguments que je vais brièvement rappeler et analyser ensuite, pour en dégager
quelques compléments significatifs plus généraux.
Le premier développe l’idée qu’Eichmann
n’est ni un criminel né, ni un sérial killer, ni un malade mental, mais le
rouage d’une machine bureaucratique aveugle dont les serviteurs ont perdu toute
notion d’éthique, et, ne sachant plus répondre à l’impératif catégorique, ont appliquèrent
aveuglément des règlements et des lois promulguées par un gouvernement
légitimement élu, c’est-à-dire légal. Aussi, ayant perdu la boussole éthique, l’individu
Eichmann pouvait-il affirmer en toute tranquillité d’esprit qu’il n’était
jamais sorti de la légalité du IIIe Reich. Ce qui était la banale vérité. De
plus, Eichmann ajoute qu’il n’a pas de haine particulière contre les juifs, que
les ordres étant ce qu’ils étaient et que, en raison du serment de
fonctionnaire de la Police fait au chef, Führer,
en tant que chef de l’État, il ne pouvait échapper à ces lois et devait appliquer
ce qu’on lui commandait d’appliquer. Ce n’était donc, selon Arendt, qu’un banal
haut fonctionnaire, comme il y en avait des milliers qui donnaient consistance
à une série d’actions déterminées par le législateur d’une part et le chef de
l’exécutif devenu, après la mort du Maréchal Hindenburg, une seule et même
personne, Adolf Hitler. Sauf que la bureaucratie dont il s’agit n’était pas chargée
de distribuer les notes d’impôts, de récupérer les contraventions à la
circulation ou d’enquêter sur des affaires criminelles, elle était chargée
d’organiser la mise à mort de masse d’hommes, et donc l’individu bureaucrate quel
qu’il soit, dont on présuppose qu’il possède un minimum de conscience morale, eût
dû, à un moment ou à un autre, pendre conscience que son activité n’était plus
celle d’un policier traquant des mafias nombreuses, voire des opposants à un
régime, mais celle d’un automate chargé de rassembler des masses de civils,
toutes classes confondues, tous sexes confondus, tous âges confondus sur la
base d’un racisme non seulement positiviste (avec lequel on eût pu débattre
contradictoirement, car c’est au moins l’avantage du positivisme), mais plus essentiellement,
et donc plus radicalement, sur le fond (le fondement) d’un racisme métaphysico-biologique,
et donc transcendant comme l’est la foi. De ce fait, le régime et ses
serviteurs visaient, au bout du compte, et ce quelles que soient les manières
d’agir, à éliminer physiquement tous ceux que la loi positive de l’État avait
marqués du sceau de la sous-humanité. Dans le monde moderne, cela se nomme
crime de masse, crime de guerre, enfin, et selon une catégorie juridique
difficile à cerner, et plus encore à conceptualiser en dehors de l’affect qui
l’a suggéré, crime contre l’humanité.
Ce phénomène, non pas inédit dans
l’histoire humaine comme certains veulent le faire accroire[1], mais en revanche, et à
coup sûr inédit et spécifique dans l’histoire du judaïsme. Il surprend et détonne
comme génocide ayant eu lieu au début des années 1940 du siècle dernier, dans une
Europe qui prétendait être le centre vif du monde civilisé. Ce phénomène de
concentration puis d’extermination choqua post-factum
et c’est pourquoi le génocide put avoir lieu, en raison même du choc post-factum et non d’une indignation
générale ante factum. Il
offusqua un monde moderne qui assumait avoir déployé une civilisation supérieure
aux sauvages primitifs, supérieure à tous les États prémodernes qu’elle avait
vaincus, un monde qui se disait rationnel, tout à la fois scientifique et humaniste,
un monde qui se prétendait être toujours mené par l’impératif catégorique
éthique. Ce phénomène surprit d’autant plus qu’il se concrétisa au cœur de la
nation la plus « gebildet »
d’Europe, l’Allemagne, où furent conçues, engendrées et appliquées les
modalités techno-bureaucratiques les plus rationalisées de ce crime. Il détonna
enfin, parce qu’après les massacres pour le moins délirants de la Première
Guerre mondiale, nos grands-parents et nos parents eussent pu penser qu’il eût
fallu trouver d’autres moyens que la guerre interne ou externe, que le rapport
ami/ennemi pour parler comme Carl Schmitt, pour enfin régler de manière civilisé les
conflits entre intérêts et souverainetés divergents. Qu’ils étaient naïfs ceux
qui en 1919 revenaient de l’enfer des tranchées et pensaient que la Première
Guerre mondiale avait été « la der
des der » d’une part, et, d’autre part, que les souffrances identiques
d’un côté et de l’autre de la ligne de front avaient créé une sorte de
communauté universelle de la souffrance qui devait logiquement ouvrir à une
morale pratique du pacifisme, de l’entente cordiale, de la restauration de la
morale politique chez les peuples et entre les peuples. Oui, naïfs ils l’étaient
nos grands-parents et nos parents, car le pire était encore à venir. Entre 1914
et 1918, l’Europe n’avait vécu là que le premier acte d’une crise croissance de
puissance entre les États, d’une crise qui a pour nom la modernité tardive, caractérisée
par une Totale Mobilmachung engendrant
un Weltburgerkrieg et ses
conséquences hautement mortifères. Cependant c’est la seconde partie entre 1939
et 1945 qui en paracheva l’apothéose, si l’on peut dire, en créant un niveau
inédit de violence à l’encontre des populations civiles, et ce d’autant plus
que pour l’État nazi certains hommes, dont les juifs, avaient perdu leur
qualité naturelle d’hommes
Et c’est précisément à l’un des
aspects de ce pire, de ce pire qui la touche au plus proche de son expérience
existentielle, que se confronte Hannah Arendt au printemps 1961 à Jérusalem. Or,
pour la majorité de ses amis juifs vivant en Israël et à New York, le pire
n’avait pas été précisément envisagé comme la mise en mouvement du mal en tant
que banalité techno-bureaucratique ! Ces gens, souvent touchés dans leurs
familles, voire ayant eu à souffrir eux-mêmes de la déportation, regardaient les
hommes qui avaient mis en œuvre le génocide comme les produits monstrueux d’une
société monstrueuse dans l’histoire : le produit d’une tératologie de la
société allemande. Donner foi à cela eût signifié pour Arendt qu’entre 1933 et
1945 l’Allemagne avait été une société dirigée par des malades mentaux. Or si
l’ensemble du personnel politique et administratif de l’Allemagne nazi avait
été un rassemblement de malades mentaux, cela eût voulu dire aussi que la
société, dans son ensemble (sauf les opposants socialistes et communistes déjà
déportés), était une société de malades mentaux. Aussi la question se
pose-t-elle : peut-on appliquer la notion de maladie mentale au socius en sa majorité ? Certains
l’ont tenté, y compris pour les sociétés communistes, mais cela s’est révélé
une très mauvaise et pernicieuse métaphore qui, de fait interdit de penser le
phénomène nazi et la société qui l’a produit ! Hannah Arendt ne le croit
guère et sur ce point je la suis tout à fait. C’est justement en raison de cet
abandon des limites éthiques (sur lesquelles je reviendrai) qu’Arendt (et elle
ne fut pas la seule : cf. la première école de Francfort) saisit qu’il
s’agissait là non pas de la folie furieuse de quelques chefs ayant entraîné un
peuple dans leur haine vindicative, mais, au contraire, qu’on avait affaire à une
révolution, la révolution brune : une nouvelle conception du socius moderne en train de se forger qui
commençait à prendre corps après avoir mûri longtemps en silence ou avoir été
différée en raison de certains aléas historiques qui la masquaient.[2]
Or cet abandon de toutes les
limites éthiques n’était pas simplement un argument bon à nourrir le discours
politique électoral comme beaucoup le crurent, il s’agissait bel et bien d’une
foi et donc d’une conception métaphysico-biologique où la perception négative
des juifs réels, conceptualisée en négativité absolue d’un Juif emblématique (comme
à sa manière la figure du Slave), traduisait la nature ontologique de cette
négativité, car, pendant la Première Guerre mondiale nombre de juifs allemands (y
compris des socio-démocrates) avaient manifesté un nationalisme chauvin, un
engagement sans arrière-pensées dans le combat contre la France, l’Angleterre
et l’Empire russe, engagement qui n’avait rien à envier à celui des non-juifs. Par
ailleurs, on ne peut passer sous silence la haine des nazis pour les
socialistes et surtout pour les communistes. Si elle porta d’indiscutables
crimes, il s’agissait néanmoins (et ce n’est pas une excuse, mais une
interprétation) d’une haine politique et non d’une haine portée à la nature
humaine d’un groupe d’hommes, c’était donc une haine ontique. Il va sans dire
que cette négativité métaphysico-biologique, comme toute négativité sociale
moderne s’appuyant sur le spirituel et le scientifique, trouvait son
argumentation empirique dans le positif, en mettant au travail toutes sortes de
disciplines scientifiques ou pseudo-scientifiques. Pour mettre en pratique cette
négativité ontologique, l’État nazi avait à sa disposition une parfaite
organisation bureaucratique, reposant sur une tradition déjà ancienne
d’obéissance aveugle à la hiérarchie dans la chaîne du commandement qui conduit,
selon Arendt, à cette perte de référence éthique, laquelle permet le
déchaînement (à la fois la libération des chaînes éthiques et la
radicalisation) du « tout est possible » de la modernité tardive, notion
et concept qu’elle développait dans un ouvrage publié la même année, en 1961, La Condition de l’Homme Moderne et dans
des textes qui paraîtront posthumes sous la direction de Mary MacCarthy, intitulés
Qu’est-ce que la Politique ? Ce que
souligne Arendt dans une démarche très marquée par la critique heideggérienne
de la modernité technique comme ultime métaphysique, c’est que le « tout
est possible » se tient lui aussi dans l’événement-avènement (Ereignis) de la modernité où se trouve déplacé
le point d’Archimède de la pensée humaine en ce qu’il fait de la seule
énonciation de l’objectivation par le cogito,
le sujet pensant de Descartes (et donc le propre de la pensée scientifique), la
vérité transcendante selon la formule de Saint Thomas reprise par Descartes adaequatio intellectum et rei. Si bien que cogito ergo sum, je pense donc je suis, se traduirait ainsi :
ma pensée objectivante est la vérité du monde certes sous l’égide de Dieu, mais
d’un Dieu si lointain, si hyperboréal, qu’en s’éloignant, il a oublié les hommes
qu’il avait créés. Or, avec leur foi intense, les juifs traditionnalistes des
pays de l’Est avaient perçu dans cette tragédie lorsque, sur le chemin les
menant à la mort, ils répétaient : « Dieu ! Pourquoi nous as-tu
abandonnés ? ».[3] Or si une telle assertion, adequatio intellectum et rei est reprise
dans le champ du politique sans plus aucune limite éthique, alors nous sommes placés
sous l’emprise de ce « tout est possible » de l’objectivation
socio-politique, y compris et surtout de celle qui construit l’objectivation de
l’homme/race en tant que sous-homme, pis, en tant que non-homme. Arendt avait
déjà rappelé dans le second tome des Origines
du totalitarisme, intitulé De
L’impérialisme, que c’était la manière dont les colonisateurs européens
avaient traité les peuples colonisés, comme des sous-hommes et qu’ils avaient
agi en conséquence : par exemple, « A good Indian is a dead Indian ». C’est pourquoi ses
réflexions sur Eichmann trouvent simultanément leur racine dans ce premier
travail sur les événements qui préparèrent l’advenu des régimes totalitaires du
XXe siècle et dans ses méditations sur la condition de la modernité, qui
reprennent en substrat la notion de nihilisme développée tant par Nietzsche que
par Heidegger, mais aussi par Benjamin et Adorno. Entre Eichmann à Jérusalem et
ses autres travaux de critique politique, un fil rouge sémantique court plus ou
moins visible qui relie tous ces textes, ce que bien des critiques parmi les
plus acharnés du Rapport sur la banalité
du mal n’ont jamais perçu, y compris un esprit aussi érudit et raffiné que Hans
Jonas. Pour Arendt, c’est dans ce cadre qu’il faut penser le crime contre
l’humanité, quand la fin (la victoire totale) justifiant les moyens, tous les
moyens, l’usage des instruments de la guerre (les armes) et les cibles
(militaires et civils confondus) n’ont plus d’autre importance face au résultat
escompté par le sujet de l’énonciation stratégique.
Voilà, dans ses grandes
lignes, ce que Hannah Arendt voulait mettre en exergue dans ses analyses du
procès d’Eichmann.
De mon point de vue, elle y a réussi magistralement. Il semble, et sans forcer
le trait, que le film aborde ce thème avec une grande délicatesse, en
particulier quand tout porte à croire que les amis juifs de Hannah Arendt comprirent
de manière totalement erronée sa déconstruction du personnage Eichmann. Eux voulaient
(et l’accusation aussi et derrière elle le jeune État d’Israël) que ce procès fut
essentiellement celui d’un système hautement criminel. Mais une fois encore les
opinions divergèrent. Arendt et celui qui était son second époux,
l’ex-spartakiste philosophe Heinrich Blücher, pensaient que l’on ne pouvait faire
en Israël le procès d’un système criminel qui concernait le monde entier, c’est
pourquoi, d’une part le procès du système aurait dû se tenir en Allemagne d’une
part, et d’autre part, Eichmann ne pouvait être tenu responsable que pour des
crimes auxquels il avait directement collaboré, étant donné qu’un bureaucrate
de son rang, à la place qu’il occupait dans l’organigramme de la mise à mort
collective, n’a jamais tué directement de sa main un seul juif, cette besogne
était dévolue à d’autres employés dans le cadre d’une stricte division
bureaucratique du travail ! Ce qui révolte les amis d’Arendt, c’est que,
si l’on suit ce raisonnement, Eichmann n’aurait pas dû même être mis en
accusation en ce qu’il n’avait pas directement de sang sur les mains : en principe,
les pays démocratiques condamnent les fauteurs de crimes, le responsable de
l’acte, jamais l’intentionnalité, sinon il faudrait éliminer des centaines de
milliers de personnes (ce que firent les nazis). Cependant, et au-delà de cette
controverse sur la nature de l’accusation, qui a son importance car aujourd’hui
on pourrait faire procès (mais ils sont morts) aux industriels étasuniens, y
compris à ceux de Hollywood, qui ont intensément collaborés avec l’Allemagne
nazi non seulement jusqu’à la déclaration de guerre en décembre 1941, mais
au-delà comme General Motors au travers de sa filiale Opel.[4] Déjà cette attitude d’Arendt
de distinguer entre la banalité d’un fonctionnaire accomplissant avec zèle sa
tâche qui vise à organiser la déportation pour un régime criminel et la
criminalité concrète/abstraite du système politique lui-même irrita profondément
ses amis qui ne percevaient pas de différence entre les crimes du système et la
responsabilité personnelle telle qu’elle est définie dans les codes civils des
pays démocratiques. Ici se pose la question abyssale de savoir si l’on peut
appliquer le droit démocratique aux responsables de crimes ou soupçonnés de
crimes réalisés dans des pays ayant la forme politique de la dictature
totalitaire ? Cet essai n’est pas le lieu de développer ce point en sa
totalité, néanmoins la question mérite d’être soulevée et rappelée pour aborder
une partie de la problématique soulevée par Arendt. La question suggère un
lourd problème de philosophie du droit en ce qu’il était impossible d’accuser
Eichmann d’avoir enfreint les lois du Reich (et l’on regrette bien sûr qu’il ne
les ait point enfreintes). Dès lors qu’on fait procès au nom des valeurs
éthiques et juridiques de la démocratie, on ne peut pas appliquer au présupposé
coupable une autre règle sous prétexte que le système qu’il servait était
criminel et non-démocratique, puisqu’en droit n’est responsable que celui qui
commet le crime. Car si l’on appliquait une juridiction de type totalitaire à
ces criminels en col blanc, nous se comporterions comme les mêmes bureaucrates
que nous condamnons non seulement du point de vue du droit, mais aussi de
l’éthique. La colère des amis d’Arendt part donc d’un sentiment et d’une
passion, du sentiment qu’elle eût manifesté une certaine mansuétude à l’égard
de Eichmann, et d’une passion, celle d’une conception de la justice appliquée
aux nazis qui se fonde sur une vengeance inexpugnable à l’égard de n’importe
quel membre du parti et d’autant plus violente quand les coupables avaient occupé
de hautes fonctions dans la hiérarchie du parti. Ses amis assumaient que la notion de « banalité du mal »,
défendue par Arendt avec une grande rigueur conceptuelle, était, de fait, une remise
en cause de l’unicité du génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale,
ce qui au vu des textes publiés par Arendt relevait de l’absurdité. Si Eichmann,
lequel avait signé les ordres de déportation (jamais un ordre d’exécution, car
ce n’était pas le bureau qu’il dirigeait qui s’occupait de cette « basse
besogne »), n’était plus envisagé comme un acteur exceptionnel du système
criminogène nazi, mais comme un simple rouage de l’énorme machine
bureaucratique, alors, une fois débarrassé de sa conscience morale, il pouvait appliquer
sans doute aucun les lois du IIIe Reich, et c’est ce qu’il fit. Si donc il n’y eut
que banalité du mal, ce mal-ci déployé par les nazis n’était pas, en-soi, un
mal exceptionnel, mais une variation radicale de la permanence du mal. C’est
pourquoi le danger était grand pour certains de voir réduit à la banalité le
mal en Eichmann, car pour Arendt c’est au cœur de notre modernité tardive que
ce mal gît dès lors que le socius a
perdu tous ses repères éthiques pour être à la disposition permanente (Vorhandenheit) du « tout est possible » de
son nihilisme ontologique. Aussi un tel mal se pouvait-il répéter ad infinitum, servi par n’importe qui,
avec d’autres protagonistes sur d’autres scènes : tous les hommes de tous
les systèmes politiques qui perdraient à un moment ou à un autre leurs repères
moraux, se transformeraient à un moment ou à un autre en incarnation d’un Mal
certes abyssal, mais au bout du compte banal, parce que d’une banalité
« humaine trop humaine ». Insupportable en effet, pour des hommes et
des femmes qui avaient été déportés, qui avaient pour certains perdu leurs
parents, des frères ou des enfants, et dont les souvenirs en 1961 étaient
encore frais en mémoire. A ce moment-là du rapport intervient en effet le
divorce entre l’analyse et le sentiment, entre la déconstruction conceptuelle
et la légitime émotion des années les plus sinistres d’une vie d’homme. A un
ami de Jérusalem qui lui disait pendant le procès, « tu n’aimes pas les
Juifs », elle répondit j’aime mes amis et la vérité, faisant passer de
fait l’universalité de la critique de la nature humaine avant toute solidarité
communautaire. Arendt avait donc choisit entre l’amour inconditionnel de la
tribu et la vérité. Pour elle « Right
or wrong my country » est un adage plus que dangereux puisqu’il peut
mener à l’aveuglement politique, et au crime collectif. Car, nous le savons de
longue date, ce ne sont pas les bons sentiments, ni les affects touchés au vif
par les traumatismes réels d’une vie exposée aux plus grands dangers ni, au
bout du compte, la vengeance qui font la bonne philosophie critique et la bonne
analyse politique. C’est là justement qu’il convient d’admirer à la fois le
courage, la détermination, la rigueur et l’honnêteté foncière d’Arendt qui,
dans la meilleure des traditions platoniciennes qu’elle connaissait
parfaitement, n’a pas voulu céder, même plongée dans une douleur et un deuil
interminable qui l’habitait autant que ses amis, à ce que Platon eût nommé
l’opinion, la doxa (l’opinion
confuse). Hannah Arendt s’orienta en permanence vers la quête de la vérité
derrière les apparences, vérité qui, toujours selon le philosophe grec, tient
de la quête du bon, du beau et du vrai dans la contemplation de l’idée. A ce
stade, on ne saurait nier qu’elle manifesta une volonté de fer orientée par une
éthique inébranlable de dimension universelle… Et, c’est précisément au-delà
même de l’actualité du procès d’Eichmann que la réflexion d’Arendt nous
entraîne : si la sobriété de la quête du vrai engendre nécessairement de
la compassion pour les victimes, elle ne peut s’encombrer de sentimentalisme, parce
que c’est précisément cette sobriété de la compassion sans passions parasites
qui nourrit la force de l’héroïne du Rapport
sur la banalité du mal.
A
présent, continuons avec l’autre aspect du rapport qui mit plus encore Arendt sur
le gril auprès de ses amis en relevant
et dénonçant fermement les trahisons de certaines élites juives dans leurs
relations avec les nazis. Son argument était clair : au lieu de collaborer,
celles-ci eussent dû prêcher la résistance. Or, si en résistant il n’y aurait
eu pas moins de victimes, au moins l’honneur, comme celui qui a rejailli de la
révolte du ghetto de Varsovie, eût été non seulement celui des héros, mais celui
d’un peuple entier, alors que ses élites laissaient conduire à la mort certaine
des malheureux sans révolte aucune.[5] Cette passivité avait été déjà relevée par nombre de
témoins, et discutée très tôt parmi les acteurs les plus politisés parmi les
juifs d’Europe de l’Est, pour l’essentiel les membres du Bund[6]
et partiellement du parti communiste, les plus marginalisées certes parmi les
élites juives… C’est cela aussi que le film met en exergue avec une précision
et une justesse auxquelles ne manquent point une grande pudeur. Voilà l’aspect
du débat qui a engendré la mise en forme de la dramaturgie du film où il est
suggéré que pour faire face à l’histoire, pour être capable de la regarder dans
le « blanc des yeux » selon la formule du dramaturge de
l’ex-Allemagne de l’Est, Heiner Müller, et surtout quand cette histoire
concerne des proches, on doit accepter qu’elle provoque une douleur
irrépressible menant parfois à l’aveuglement. Or, de Lodz à Cluj en passant par
Budapest et la France, nous savons que des autorités juives ont collaboré avec
les autorités nazies afin d’encadrer, de classifier aussi bien les personnes
que les biens des citoyens d’origine juive. C’est ainsi ! Certes en
négatif, cette situation n’a fait que démontrer, contre le racisme
métaphysico-biologique des nazis, contre la non-humanité dont les nazis
accablèrent les juifs, que ceux-ci étaient des hommes, rien que des hommes
comme tous les autres hommes : parmi eux il y eut des héros, des
résistants plus rares comme partout, beaucoup de passifs et de pusillanimes
comme la majorité, et un certain nombre d’arrivistes et de lâches prêts à tout
pour sauver leur peau.
Or, c’est
cette situation, au demeurant « humaine trop humaine » peut-être, que
certains parmi les amis d’Hannah Arendt ne pouvaient accepter tant elle rompt
l’image qu’ils s’étaient forgée d’un peuple juif composés uniquement de victimes
sans défense, ce qui n’était pas faux, quand on pense à ces communautés archaïques
du Yiddishland de l’Est de l’Europe,
de la Pologne, de la Slovaquie, de la Hongrie de la Bucovine, de la Bessarabie,
de l’Ukraine non-soviétique ou soviétique (voire l’affaire de Babi Yar et du
massacre roumain d’Odessa, parmi tant d’autres), mais ce n’était pas le cas de
la France ou des grandes villes hongroises ou transylvaines, ou en
Bohème-Moravie… Bref, le refus d’admettre que, même au sein du peuple désigné par
la vindicte métaphysico-biologique des nazis comme une masse de sous-hommes
voués à la mort, il y eut des brebis galeuses qui aidèrent les criminels politiques
à accomplir leur forfait, au lieu que de tout faire pour contrarier, autant que
faire se pouvait, leurs sinistres desseins. Pourquoi les juifs eussent-ils
échappé à ce qui était arrivé à d’autres peuples voués eux-aussi plus ou moins
à l’extermination ? D’un côté les Russes eurent leur Vlassov, de
l’autre, les partisans derrière les lignes allemandes, les Serbes, très vaillants
résistants, eurent aussi leurs collaborateurs et leurs dénonciateurs, et les
Grecs aussi, en dépit d’un puissant mouvement de résistance communiste et
royaliste, et les Hollandais et les Belges et les Français[7]… Dans
les situations tragiques, chacun devrait savoir, au moins post factum, que tous les choix, qu’ils soient celui du héros ou
celui du traître sont tragiques, seuls les simples et les enfants sont absouts ou
innocents. C’est peut-être l’une des deux plus grandes leçons que l’on puisse
tirer du livre d’Hannah Arendt. De là l’extraordinaire avant dernière scène du
film où, devant les étudiants de l’Université de Columbia, Arendt explicite les
ressorts humains de cette trahison des élites et, mieux encore, cette
notion-concept du politico-éthique qui scandalisa tant : la banalité du
mal. A la fin de son discours, un certain nombre de ses amis juifs d’origine
allemande ou étasuniens se détournent d’elle, l’amitié s’est brisée sur le
particulier, dès lors que l’universel avait été privilégié pour accéder à la
vérité.
Depuis la
publication de ce livre, un certain nombre de commentateurs plus ou moins
bienveillants ou malveillants tentèrent d’expliquer cette démarche en usant de toutes
sortes d’arguments spécieux et captieux. D’abord il y a cette tarte à la crème,
la haine de soi qui ne veut strictement rien dire sauf dans des cas
authentiquement pathologiques où le sujet se blesse ou cherche à se tuer volontairement
pour attirer à soi une affection qui lui avait manqué pendant son enfance.
Mais, que je sache, Hannah Arendt n’était pas folle, ni schizophrène ni
paranoïaque ! Soit, et de manière splendidement inconsciente il y avait
ceux qui, en empruntant à la thématique de la littérature antisémite (un
comble !), empruntaient l’impatience et la nervosité juives (sic !) ;
enfin, plus bas encore, ceux qui regardaient son inflexibilité analytique,
qualifiée d’insensibilité au malheur des juifs engendré par les nazis comme une
sorte de gage donné à son grand amour de jeunesse, Heidegger, pour lui
pardonner en quelque sorte son adhésion au parti nazi et ses neuf mois de
Rectorat, ce qu’il a qualifié lui-même dans son entretien publié post mortem par le Spiegel comme « la
plus grosse bêtise de sa vie », « die
größte Dummheit seines Lebens ».[8] La
scène du film où cette autocritique apparaît est d’une simplicité, oserais-je
le dire, adamique. Nous sommes en 1951, au moment où Arendt revient en Allemagne
et retrouve Heidegger lors d’un rendez-vous médiatisé par Karl Jaspers. Ils
sont là tous les deux seuls, se promenant sur le tapis herbeux et moussu d’un
bois clairsemé quand, brusquement, elle se tourne vers lui et lui dit à peu
près ceci : « Mais pourquoi avez-vous fait ceci ? » (le « ceci »
étant l’adhésion au parti nazi en 1932) ; la regardant droit dans les
yeux, il lui répond en substance : « Même les plus grands philosophes
commettent des erreurs politiques ». A coup sûr, il devait faire allusion
à l’expérience pitoyable et funeste de Platon auprès du tyran Dion de Syracuse.
En effet,
il faut sans cesse le rappeler, en dépit des tentatives du style de Farias[9] ou
pis, de Faye[10],
la première démontée par Derrida, Granel, Aubenque et Fédier,[11] la
seconde par Pascal David, François Fédier et d’autres[12], l’affirmation
que la philosophie de Heidegger puisse nourrir le fond de la conception du
monde selon le discours du racisme métaphysico-biologique nazi est une totale absurdité,
quand ce n’est pas une simple ânerie. Il appert, lorsqu’on accorde crédit aux
témoignages des étudiants qui suivirent les cours de Heidegger après sa
démission du Rectorat (où il œuvra durant neuf mois marqués par son discours
fondamental sur la réforme des études universitaire[13]),
que le « maître secret de la pensée » comme le définissait Hannah Arendt,
pratiquait une critique si subtilement radicale du régime nazi qu’elle
effrayait plus d’un étudiant comme le rappelle Walter Biemel, devenu
après-guerre et son éditeur en allemand et aussi son traducteur en français.[14] Or, nous
le savons grâce au témoignage de Towarnicki (officier de liaison à l’État-major
des troupes d’occupation françaises en Allemagne), une fois la guerre terminée,
les plus acharnés parmi les dénonciateurs de Heidegger auprès des responsables de
la dénazification dans la zone d’occupation française furent non seulement les
intellectuels catholiques, mais surtout la hiérarchie catholique qui ne lui
avait pardonné jamais l’abandon de la religion romaine pour une sorte de
neutralité gnostique à l’égard du christianisme.[15]
Bref,
c’est à partir de ce fond des débats contradictoires commencé dès1946 dans Les Temps modernes avec Karl Löwith[16] et de
Towarnicki, et qui se sont continués bien après la disparition de Heidegger et
de Hannah Arendt (et qui, j’en suis sûr, continueront longtemps encore), qu’il
faut saisir la manière dont Hannah Arendt perçoit un Eichmann comme bureaucrate
de la mort installé au cœur de la banalité du mal. Plus encore, lors de son
procès, Eichmann, soulignons-le, n’a jamais fait une référence quelconque à
Heidegger, Nietzsche, Marx Scheler, Ernst Jünger ou à la révolution
conservatrice, mais à Kant et aux néo-kantiens, ce contre quoi Arendt s’est
élevé violemment, peut-être un peu trop vite de mon point de vue, si l’on songe
que chez Kant, en ultime instance, la véritable transcendance politique c’est
la Loi positive comme juge absolu des actes humains sous un Dieu si éloigné
qu’il se nomme la Divine providence. C’est là l’argument permanent que reprend
Eichmann pour sa défense, la Loi positive : « je n’ai jamais enfreint
la Loi du Reich », dit-il en substance au président du tribunal de
Jérusalem, en d’autres mots, « je n’ai jamais commis de crimes, j’ai
appliqué la Loi d’un gouvernement légitimement élu ». Sauf que chez Kant
la Loi est soumise à l’impératif catégorique éthique qui, dans ce cas précis, formulerait
la chose à peu près comme ceci : la Loi politique ne peut jamais avoir
pour finalité l’élimination partielle ou totale d’un groupe humain quel qu’il
soit sous prétexte qu’il est ceci ou cela de singulier en son essence même de
groupe humain (In seinem Wesen der
menschlichen Gruppe)… C’est avec ce mode de raisonnement là, par le recours
au kantisme qu’Eichmann explicite son contresens total sur le but politique de
la Loi chez le philosophe de Königsberg. Obéir certes à la Loi, mais pour cela
la Loi doit être non seulement légale, mais, et plus encore, éthiquement
légitime.[17]
On retrouve ici le dilemme ontologique du conflit entre le politique et
l’éthique qui est à l’origine de la révolte légitime contre la Loi dès lors
qu’elle est éthiquement inique, et donc illégitime. Il est là l’argument que
voici vingt-cinq siècles Sophocle exposa pour la première fois de manière
tragique dans son Antigone, et celui que Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, employa
pour justifier le tyrannicide du Prince qui n’eût pas respecté la Loi divine.
Eichmann avait tort, car justement, depuis les lois de Nuremberg, d’aucuns
eussent été en droit de tuer le Führer et ses affidés, puisqu’ils avaient
enfreint les fondements de la Loi morale aussi bien laïque que religieuse. Et
c’est ce que tardivement décidèrent de faire les conjurés du 20 juillet 1944,
avec les résultats désastreux que l’on sait.
La banalité du
mal comme destin de l’Homme
Dans un livre remarquable, Das Böse oder Das
Drama der Freiheit, (München, Hanser, 1997) Rüdiger Safranski démontre en substance ce qui est déjà
annoncé dans le sous-titre, que le Mal est le fond même du drame que joue la
liberté humaine. En reprenant ainsi une thématique chrétienne, l’auteur nous
invite à repenser le fond de la nature humaine dans son espace socio-politique.
En effet, le Mal se doit d’être présent afin que l’homme puisse exercer sa
liberté individuelle, c’est-à-dire choisir le Bien pour son Salut, puisque
d’aucuns le savent, chez les Chrétiens, du moins chez les latins (catholiques
et protestants) et chez les orthodoxes, le Salut est affaire personnelle et non
collective. En effet, sans le Mal comment puis-je ressaisir le Bien sinon en
sachant précisément qu’il est l’ennemi du Mal toujours présent ? Mais surtout
pourquoi l’Homme n’a-t-il jamais pu éradiquer le Mal (ou ce qui en tient lieu) en
dépit de vingt-cinq siècles de travail philosophique et théologique, après de
tant de guerres prétendues justes et ultimes, et de condamnations à mort de
tyrans, et plus tard de dictateurs condamnés par des tribunaux internationaux, et
après tant d’exécutions sommaires de tortionnaires, etc. ? Le Mal
serait-il l’essence (das Wesen) de la
condition humaine en dépit des saints (chrétiens), des renonçants (Indous), des
sages (bouddhisme, confucianisme et taoïsme) parmi les hommes ? Pour élucider
quelque peu ce dilemme tragique, je souhaiterais reprendre un concept de
Heidegger mis en place dès sa première phénoménologie dans Sein und Zeit, à savoir que l’homme est « être pour la mort »
(trad. Martineau) ou « être vers la mort » (trad. Vezin), disons alors dans une synthèse
bienvenue « être vers et pour la mort ». Mais cet « être vers et
pour la mort » est bien celui de la nature animale, et donc corruptible,
de l’homme, fait de chair et de sang comme n’importe quel mammifère, sauf qu’à la
différence des animaux, « pauvres en Être » selon Heidegger (même les
singes supérieurs), cet « être vers et pour la mort » a conscience de
sa finitude et cherche, selon diverses procédures conceptuelles et rituelles
que philosophes, historiens et anthropologues ont décrites, à conquérir
l’éternité dans l’au-delà (Jugement dernier), l’en-deçà (réincarnation), par le
culte des ancêtres, l’endo-anthropophagie (nombre de sociétés primitives) par
exemple. Mais l’homme ne se réduit pas à cet être solitaire originaire dont
parle Heidegger dans cette première phénoménologie, ni à l’humain antérieur à
la fondation du Léviathan (Hobbes) ou du Contrat socio-politique (Rousseau).
L’homme, lorsqu’il était homo, bien
avant même d’être sapiens, était déjà
un être social, et plus encore en tant qu’homo
sapiens sapiens à l’aurore de la modernité, il fut cet être collectif
défini plus tard par Aristote comme ζῷον πολιτικὸν/zóon politikon en tant qu’essence (das Wesen) du socius comme πολιτεία (politeia). Aussi est-il, de ce fait et par excellence, en tant
qu’étant dans et pour le monde, l’être-pour-la-πολιτεία, c’est-à-dire l’être-là
(das Dasein) de la puissance
politique se définissant, vis à vis des autres puissances identiques ou
différentes, dans le rapport ami/ennemi (Carl Schmitt), ou au sein de l’entité
souveraine comme Homo homini lupus
assertion de Plaute reprise par Hobbes pour expliquer la nécessité du Léviathan
pacificateur par la violence. Donc, d’un côté imposer sa souveraineté et
limiter celle des autres par la guerre, de l’autre maîtriser l’anarchie
meurtrière de tous contre tous ou si l’on préfère la guerre civile qui n’est
qu’une guerre de souveraineté politique à l’intérieure d’une frontière
politique ou culturelle, par un État puissant et répressif. Dans tous les cas,
l’homme en son socius originaire et
dans le cours de son histoire a été et est en guerre permanente en ce que la
paix n’a jamais été autre chose qu’une guerre en préparation, et ce depuis des
temps immémoriaux, comme le démontrent les travaux de recherches archéologiques
et anthropologiques sur les sociétés disparues ou primitives les plus
anciennement connues.[18]
Tant et si bien que ce n’est pas Kant, en dépit de l’admiration qu’Hannah
Arendt voue au philosophe de la Loi positive transcendante[19]
et que prétendait admirer et respecter Eichmann, qui eut raison, mais deux
grands qui le suivirent, Hegel et Marx. Hegel pour ce qui concerne la violence
guerrière entre les nations comme ferment indispensable de l’identification de
l’homme-citoyen à son État-nation[20],
et Marx, pour avoir relevé l’enjeu décisif de la lutte de classe (qui est l’une
des formes de la guerre interne et externe) comme dynamique accoucheuse de l’Histoire,
c’est-à-dire accoucheuse du devenir humain dans le champ de la modernité, ce
que Nietzsche clarifia, en affirmant qu’il s’agissait du devenir du nihilisme européen
qui conduit au triomphe du dernier homme.
Toutefois il convient de préciser un peu plus. Marx
avança la définition du capitalisme comme l’« exploitation de l’homme par
l’homme », ce qui me semble une évidence vérifiée quotidiennement non
seulement à l’échelle d’un pays, mais de la planète globalisée, j’oserais
adjoindre à ce constat que cette exploitation se tient dans l’implacable
nécessité d’un capitalisme articulé autour de la guerre économique permanente
selon une dynamique impériale qui implique, lorsqu’on l’observe à l’échelle
temporelle de l’histoire de son propre déploiement depuis le XVIe siècle et la
conquête de l’Amérique. Si le capitalisme est défini comme l’exploitation de
l’homme par l’homme et réciproquement, il est, de plus et nécessairement, dans
le cadre de cette guerre doublement économique entre nations pour la conquête
des marchés d’une part, entre le capital et le travail d’autre part, le
mode-à-être-dans-le-monde de la modernité qui s’articule fondamentalement sur
l’« extermination de l’homme par l’homme », c’est-à-dire non pas sur
le Dasein en tant qu’« être vers
et pour la mort » dans sa détermination naturelle et la spiritualité de sa
lutte contre la finitude, mais en tant qu’« être vers et pour la
mort » en sa dimension sociétale, en tant que ζῷον πολιτικὸν/zóon politikon à la quête permanente du
pouvoir.
Dès lors, on peut étendre la notion de banalité du
mal, bien au-delà de la vie d’un médiocre bureaucrate devenu un grand criminel légal
(mais illégitime) aux mains blanches, à l’ensemble de l’espèce humaine, au
minimum depuis son émergence à l’autonomie de la pensée politique chez les
philosophes grecs. En insistant sur Eichmann comme figure de la banalité du
Mal, Arendt exclut tout recours à un cliché de l’analyse des régimes
totalitaires, à savoir que les chefs seraient des fous, ce qui exonèrent la
plupart des fonctionnaires de la mort et le peuple de leurs responsabilités
directes et indirectes. Or, pas plus que les sociétés, les leaders des
totalitarismes modernes ne seraient des fous, ils sont justement les figures
incarnées d’un Mal banal, inhérent à l’homme social en tant ζῷον πολιτικὸν/zóon politikon. Ce qui ressort du
discours final d’Arendt dans le film et de la conclusion de son ouvrage, c’est précisément
ce point essentiel. S’il y a donc banalité du Mal c’est parce que le Mal est
banal en ce qu’il tient de l’essence (Wesen)
de l’Homme en son socius d’être-pour-la-πολιτεία
(politéia) fondé sur la violence. C’est pourquoi seule la lutte permanente et
personnelle pour imposer l’impératif éthique peut parfois nous sauver, nous
éviter de nous transformer en criminels bureaucratiques directs ou indirects
(indifférents aux crimes commis par d’autres, « qui ne dit mot
consent » dit un proverbe français)… Cette lutte est héroïque, elle est
même le seul véritable héroïsme de l’homme face à sa propre violence mortifère,
que même l’État de droit (Léviathan ou Contrat social) ne peut contrôler à
partir du moment que le droit de l’État est inique ou le Contrat léonin… Dans
son combat pour démontrer et desceller cette vérité qui se donne à l’homme
comme une fatale nécessité, (Ἀνάγκη / Anánkê), Hannah Arendt, véritable Antigone des temps modernes, a manifesté un grand
courage, fort rare parmi les intellectuels, dès lors que, s’opposant à la δόξα/doxa
dominante (i.e. à l’opinion confuse) et à l’amour de la tribu pour énoncer une
réalité plus cachée, elle mit à nu ce qui, dans la tradition platonicienne,
n’était autre que le combat universel pour la Vérité et donc pour le Bien
contre le Mal.
Claude Karnoouh,
Bucarest, juin 2013
[1] Il
suffit de lire les descriptions des guerres de la Grèce antique, de celles
qu’ont menées les Romains, plus tard celles des envahisseurs venus d’Asie ou de
la Baltique, ou de la Croisade des Albigeois pour voir sous nos yeux des
massacres généralisés de civils, des rapts, des captivités sans issues, etc…
Mais c’étaient des sociétés encore sauvages, dirait-on ! Même la belle
Grèce des philosophes l’était, qui n’hésitait pas à raser une cité et à passer
au fil de l’épée tous ses habitants… De même, un type de violence extrême de
cette sorte exista en Europe déjà prémoderne aux XVIe et XVIIe siècles, durant
les guerres de religion en France et dans l’Empire allemand avec des massacres
massifs de civils dont en France le plus bel exemple demeure la Saint-Barthélémy.
[2] C’est
cela que suggérait le texte magistral de Gérard Granel intitulé :
« Les années trente sont devant nous », où il montrait combien ces
années trente du siècle dernier étaient la préhistoire de tout ce qui était en
train de se déployer pleinement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. In
Etudes, Galilée, Paris, 1995.
Cette préhistoire de notre contemporanéité est en
partie décrite dans l’admirable film de Fritz Lang, Métropolis (1927), dans l’ouvrage d’Ernst Jünger, Der Arbeiter, (1931), et dans le roman
emblématique de son antinazisme, Auf den
Marmorklippen (1939).
Pour avoir une
approche historique de cette révolution cf., David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution: Class and Status
in Nazi Germany, 1933-1939, Doubleday and Company, Garden City, 1966. Ce
texte est la réfutation historique plus réussie de la conception du nazisme
comme forme socio-politique antimoderne.
[3] Une
fois auparavant Dieu avait abandonné quelqu’un, ceux que les chrétiens
appellent son fils, le Christ. Et c’est peut-être l’une des raisons qui me
portent à penser au fait qu’après la Seconde Guerre mondiale pour les
non-juifs, les goyim, les juifs, après l’épreuve du génocide, étaient devenus,
en quelque sorte, le peuple christique par excellence.
[4]
Charles Levison, Vodka Cola, Paris,
1977, cf., le premier chapitre ; et pour analyse plus générale,
Geminello Alvi, Le Siècle américain en
Europe, Paris, 1995.
[5] Voir
le document exceptionnel de K. Moczarski, Entretiens
avec le bourreau, Paris, Gallimard, 1979. Ce document ne peut engendrer
qu’une condamnation sans appel du régime de terreur nazi, mais en même temps
nous révèle l’étonnement, la surprise, puis la violence des SS quand ils
découvrent au jour le jour le courage et l’abnégation des révoltés ; voir
aussi deux ouvrages essentiels pour la France publiés par Maurice Rajfus, le
premier est préfacé par Pierre Vidal-Naquet, Des Juifs dans la
collaboration, L'U.G.I.F. 1941-1944, EDI, Paris, 1980 ; le second, La Rafle du Vél’
d’Hiv’, collection Que sais-je ?, éditions PUF, Paris.
[6] Bund, Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie, mouvement socialiste
qui eut à se confronter, et parfois violemment, aux sionistes et aux
communistes, liquidé par le PCUS en Russie dans les années 30, mais encore
puissant en Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale. La révolte du ghetto de
Varsovie est essentiellement son œuvre.
[7]
Cette ambivalence est explicité à l’échelle d’un individu, dans la vie et
l’œuvre de l’écrivain Maurice Sachs, cf. Le Sabbat. Souvenirs d'une jeunesse orageuse, Éditions Corrêa, Paris 1946 ; La
Chasse à courre, Gallimard, Paris, 1997.
Voir aussi le film le plus pertinent pour illustrer cette thématique pour la France occupée : Le Chagrin et la pitié.
Voir aussi le film le plus pertinent pour illustrer cette thématique pour la France occupée : Le Chagrin et la pitié.
[8] « Gesprächt mit Martin Heidegger »,
in Der Spiegel, pp. 193-219.
Entretien réalisé le 23 septembre 1966, et publié immédiatement après la mort
de Heidegger, au mois de mars 1976. Réédité in Reden
und andere Zeugnisse einess lebenswegses, GA, 16, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2000. C’est dans
cette interview que Heidegger énonce aussi cette phrase à la foi lourde de sens
et énigmatique : « Nur noch ein Gott kann uns retten ».
En effet, Heidegger ne nous dit pas quel pourrait être ce dieu et s’il faudrait
prier pour lui !
[9] Dans ce genre de littérature
anti-heideggérienne fondée sur la plus grande bassesse, la mauvaise foi et la
technique de l’amalgame le plus vulgaire, il faut lire, comme il convient, le
livre de Victor Farias, Heidegger et le
nazisme, Verdier, Paris, 1987.
[10] Emmanuel Faye, pratiquant le comble de
l’hypocrisie et de la mauvaise foi avec des traductions fausses ou controuvées,
donnant foi à de fausses informations sur les relations de Heidegger avec l’Eglise
catholique dès sa décision de renoncer à la théologie, puis renonçant à
regarder les textes de son rapport au pouvoir politique après le Rectorat,
intitule son pénible amphigouri : Heidegger,
l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de
1933-1935, Albin Michel, Paris, 2005.
[11] Jacques Derrida, interview dans le Nouvel Observateur, 6-10 novembre 1987.
Pierre
Aubenque, « Encore Heidegger et le nazisme », in Le Débat, N° 48, janvier-février 1988, pp. 113-123.
Gérard Granel,
« La guerre de Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas dit et que
vous auriez préféré ne pas savoir », in Le Débat, N° 148, janvier-février 1988, pp. 142-168, Cf.,
p. 152. Réédité in Écrits logiques
et politiques, Paris, 1990.
François
Fédier, Heidegger-anatomie d’un scandale,
Fayard, Paris, 1990.
Pour une
critique de qualité d’Emmanuel Faye cf. sous l’incitation de François Fédier, Heidegger à plus forte raison (Massimo
Amato, Philippe Arjakovsky, Marcel Conche, Henri Cretella, Françoise Dastur,
Pascal David, François Fédier, Hadrien France-Lanord, Matthieu Gallou, Gérard
Guest, Alexandre Schild), Fayard, Paris, 2007.
Voir encore l'excellent
et roboratif essai de Maximilien Lehugeur, « Heidegger » : objet politique non
identifié, La Pensée Libre, n°4, avril-mai
2005, http://lapenseelibre.fr/lapenseelibre.org
Voir aussi
Claude Karnoouh, « Heidegger penseur de la politique », in L’Europe Postcommuniste, L’Harmattan,
Paris, 2004.
[12] Pour
certaines mises au point de la position de Hannah Arendt, cf., Hannah Arendt,
Martin Heidegger, Briefe 1925 bis 1975 und andere
Zeugnisse. Hrsg. v. Ursula Ludz. Vittorio Klostermann,
Frankfurt am Main 2002, (Traduction française, Gallimard, Paris, 2001).
[13]
Martin Heidegger, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, Breslau, 1933. En français, L’auto-affirmation de l’Université allemande,
bilingue, T.E.R., Mauvezin, 1988, dans la traduction de Gérard Granel.
[14] Walter Biemel, Cahier de l’Herne Martin Heidegger,
Paris, 1983. Après le rectorat et son discours (1934), ses collègues de
Fribourg le considérèrent dès lors comme un doux dingue, tandis que les nazis
le mirent sous bonne surveillance, l’accusant, ô comble de l’ineptie ! de
pratiquer une philosophie judaïque : « Le sens de cette philosophie
est l'athéisme déclaré et le nihilisme métaphysique généralement représenté
chez nous par les écrivains juifs, et donc un ferment de décomposition et de
dissolution pour le peuple allemand » (sic !), cité in Rüdiger Safranski,
Ein Meister aus Deutschland. S. Fischer, Frankfurt/M. 1999, sûrement la
meilleure biographie intellectuelle écrite sur Heidegger.
Voir aussi, Silvio
Vietta: Heideggers Kritik am Nationalsozialismus und der Technik. Max
Niemeyer, Tübingen 1989.
[15] Frédéric
de Towarnicki, À la rencontre de Heidegger. Souvenirs
d'un messager de la Forêt-Noire, Gallimard,
Paris, 1993. (Première publication dans les Temps modernes 1946) ; et Martin
Heidegger. Souvenirs et chroniques, Payot-Rivages, Paris, 1999.
[17] D’où
le retournement de Kant contre la Révolution française dès lors que, contre la
Loi organique de la Monarchie constitutionnelle, la Convention, transformant
sans acte législatif le pouvoir législatif, le parlement, en pouvoir judiciaire
condamne à mort le Roi.
[18] Cf.
l’ouvrage fondamental de Lawrence Keeley, War
Before Civilization, Oxford University Press, 1996. Ce travail de recherche
nous révèle combien les guerres primitives pouvaient être d’une violence sans
merci, et parfois, proportionnellement aux populations engagées dans la guerre,
d’une bien plus grande violence que les guerres modernes, y compris celles que
les contemporains regardent comme des massacres à des échelles inconnues
auparavant… Pour en avoir des illustrations condensées et populaires (certes
avec quelques clichés et quelques anachronismes), je renvoie au film de
Jean-Jacques Annaud, La Guerre du feu
et au film de Mel Gibson, Apocalypto.
Ce qui est particulièrement intéressant c’est que les critiques de ces deux
films étaient nourris des illusions iréniques sur le sauvage issues de Rousseau
et du rousseauisme de commentateurs de la fin du XVIIIe siècle comme le célèbre
abbé Guillaume Raynal in, Histoire
philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans
les deux Indes, Paris, 1772.
Lire en complément pour l’archéologie du Moyen-Orient : Le Monde de la Bible, textes présentés par André Lemaire, Gallimard, Paris, 1998.
Lire en complément pour l’archéologie du Moyen-Orient : Le Monde de la Bible, textes présentés par André Lemaire, Gallimard, Paris, 1998.
[19] Il faut
remarquer que l’auteur du Projet pour une
paix perpétuelle, s’il était animé d’une volonté irénique, n’en était pas
moins habité d’un optimisme que j’ose qualifier d’une naïveté insigne quant au
fond de la nature humaine.
[20] Cf., J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, Gallimard,
Paris, 1983, p. 92.
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