De l’origine de la
guerre moderne :
Notice autour d’une
interprétation de la victoire française à Marignan en 1515 et de ses effets.
« Carthago delenda est »,
selon Caton l’ancien.
Dans la saga héroïque de la France et parmi ses images
d’Epinal, la bataille de Marignan a été présentée comme une victoire de
l’héroïsme chevaleresque en raison du courage et de la détermination auprès du
Roi de Pierre du Terrail, seigneur de Bayard, connu aussi sous le nom du
« chevalier sans peur et sans reproche » (très courageux, il l’était
en effet selon les chroniques de l’époque). Bayard et son Roi, François Ier de
la branche des Valois-Angoulême de la dynastie capétienne, le « roi
chevalier », le « roi guerrier », représentent tous les deux l’un
des jalons de ce panthéon de héros qui, au même titre que Charlemagne, Saint
Louis, Jeanne d’Arc, Bertrand Du Gesclin, Henri IV, Turenne, Hoche, Kléber et
le Maréchal Ney (sans oser mentionner bien sûr le Roi Soleil et Bonaparte)
adornent la longue histoire héroïque et tragique de la Royauté, de la
Révolution et de l’Empire français. En effet, il s’agit bel et bien d’une
grande victoire obtenue par le jeune roi François 1er, couronné et
oint le 25 janvier 1515 à Reims, et qui, après de longues négociations, décida
de reprendre la conquête de l’Italie du Nord (commencée par les roi Charles
VIII et Louis XII) pour la possession du Milanais, et donc de déclarer la
guerre à la Confédération suisse.
Les 14 et15 septembre 1515 la victoire éclatante du jeune
roi après deux jours d’une bataille féroce et sanglante pendant laquelle la
célèbre et invincible infanterie suisses perdit environ 14.000 hommes sur un
total de 21.000 fantassins, 200 cavaliers et les 1000 arquebusiers (aidés de 8
canons), tandis que les Français perdirent environ 5000 soldats sur une armée
de plus de trente mille hommes, dont 2500 cavaliers, et, last but not least car c’est là l’objet de cet essai, la plus belle
artillerie de l’époque,
72 gros canons et 300 pièces de petits
calibres. Le lendemain de la victoire, le jeune roi, inversant le déroulement
habituel du rite où c’est le roi qui adoube de jeunes nobles pour en faire des
chevaliers, se fait adouber chevalier sur le champ de bataille par Bayard, dans
la plus pure des traditions médiévales : hormis le Roi, c’est toujours, et
ce quel que soit le degré de noblesse de l’impétrant, le plus vaillant et le
plus âgé des chevaliers qui introduit le jeune noble dans la chevalerie, la
caste guerrière si caractéristique de l’Europe occidentale médiévale et de la
christianité latine (jusqu’en Hongrie), laquelle se mobilisait en ost quand le
roi suzerain faisait appel au ban et à l’arrière ban de sa noblesse.
Si maintenant nous
abandonnons l’image d’Epinal qui n’a gardé de la bataille que le souvenir d’un
rite déjà obsolète à l’époque, car déjà les grandes batailles de la guerre de
Cent ans perdues par les Français (Crécy, Poitiers Azincourt[1]),
avaient déjà vu le déploiement par les Anglais de nouvelles technique
militaires comme le renforcement important de l’infanterie à pieds, et, plus
efficace encore, la création des célèbres compagnies professionnelles d’archers
(armés du fameux grand arc anglais[2])
et d’arbalétriers qui annihilaient l’arme noble et héroïque par excellente, la
cavalerie lourde des chevaliers. (Certes dès Crécy, on trouvait quelques
bombardes et couleuvrines ici ou là, mais c’était bien plus pour le bruit qui
effrayait les chevaux que pour leur efficacité militaire sur le champ de
bataille). Aussi, en raison de cette artillerie nombreuse et puissante, la
réalité sur le terrain de Marignan a-t-elle été beaucoup moins raffinée tant au
plan esthétique qu’en ce qui concerne l’éthique chevaleresque du combat. Voilà
très grossièrement brossé le tableau de cette bataille par quelqu’un qui n’est
pas un historien et qui ne peut donc pas vous entraîner dans les méandres
sibyllins de la politique italienne des rois de France au début de la seconde
Renaissance en Italie (de la première en France).
Quelle est donc la
question que peut se poser un anthropologue nourrit de philosophie critique et
de phénoménologie post-husserlienne s’intéressant essentiellement aux
caractéristiques de l’essence de la modernité ? En quoi cette bataille peut-elle
l’aider à déchiffrer des aspects fondamentaux propres à cette modernité ? On
a compris que la réponse est déjà partiellement donnée par une simple description
des diverses forces en présence sur le terrain, et plus particulièrement par les
remarques avancées par les historiens professionnels. Je les résume : pour
la première fois une armée européenne emploient des canons lourds montés sur
affuts mobiles (et donc capables de se déplacer relativement rapidement sur le
terrain de la bataille) et, qui plus est, pour l’époque, cette armée déploie
tout au long du combat une quantité fort impressionnante de canons de divers
calibres (72 gros canons et 300 pièces de petits calibres), auxquels d’ajoutent
près de 3500 sapeur-charpentiers sous les ordres d’un grand spécialiste de
l’artillerie et des poudres, Pedro Navarro, avec en complément nécessaire une
organisation remarquable de l’approvisionnement de cette artillerie tant en
pièces de rechange qu’en poudre et en boulets grâce à un très important train
des équipages sous la direction d’un autre grand maître de l’artillerie, Galiot
de Genouillac. Avec ses 8 canons d’appoint, l’infanterie helvétique, et malgré
le courage quasi insensé de ses soldats, fait donc piètre figure. Car aujourd’hui,
tous les spécialistes s’accordent à le reconnaître, la victoire de Marignan est
due pour l’essentiel au feu roulant de l’artillerie française, dut-elle être
deux fois dégagée des assauts des Suisses par la lourde chevalerie commandée
par le roi lui-même chargeant en tête et qui fut blessé par deux fois. Cette
artillerie accomplit, si on l’ose dire, un exploit à distance, réalisant une véritable
boucherie avec ses tirs à mitraille, traçant dans les carrés de la redoutable
infanterie suisse de larges sillons de morts, figeant les charges de la petite
cavalerie dont elle disposait. En bref, une arme nouvelle, le canon de bronze
monté sur affut mobile avait été inventé peu de temps auparavant, mettant fin à
la suprématie d’une infanterie considérée jusqu’à ce jour comme invincible…Le
monde de la guerre était passé en deux jours d’une conception du soldat au
courage mesuré à l’aune de l’héroïsme personnel – à Poitiers (1356), le
roi de France et le Dauphin vaincus sont honorés par leur vainqueur, le Prince
noir –, à un monde de militaires[3]
où triomphe la puissance de la technique et de la masse des soldats
professionnels.[4]
Or la bataille de
Marignan signe non seulement une brillante victoire française tactique, mais
ouvre la conscience des hommes politiques, des Princes et des Rois et de leurs
conseillers à une violence guerrière, certes déjà potentiellement présente dès
la naissance des armes à feu, mais jamais réellement incarnée auparavant.
L’arme à feu, et plus particulièrement l’artillerie qui précède de peu la massification
de l’infanterie équipée d’arquebuses puis de mousquets, scelle la fin d’une
époque, celle d’un type de conflit qui marque l’extinction du combat d’homme à
homme qui était demeuré durant tout le Moyen-âge le fondement même de la geste
chevaleresque et de son idéalisation tant en combats pour la justice laïque et
divine qu’en amour courtois. Entre le milieu du XVe siècle et Marignan, l’arme
à feu finit par remplacer ce que durant longtemps l’église condamna sans effet
(l’Islam aussi), la mort administrée à distance à un noble chevalier assimilée
à la plus grande lâcheté, la mort donnée par n’importe quel gueux, n’importe
quel forban sans foi ni loi, la mort par traîtrise, la mort sans gloire, sans
honneur, presque anonyme. Or avec l’une de ces ironies tragiques et
simultanément grotesques que l’histoire nous offre fréquemment, l’on doit se
souvenir qu’en 1523, au moment que les Italiens alliés de Charles Quint
envahissaient le Lyonnais, Bayard, le « chevalier sans peur et sans
reproche » commandant l’arrière-garde des troupes « françoises »
fut tué d’un coup d’arquebuse, traîtreusement tiré dans le dos par un quelconque
arquebusier dont le projectile traversa sa cuirasse pour lui briser la colonne
vertébrale ![5] Maintenant
donc le combat se jouait de plus en plus à distance et exigeait ainsi et simultanément
une puissance de feu et une augmentation permanente des troupes. Or, ce n’est
pas tout. Si, à l’évidence, la victoire de cette artillerie à poudre noire est
celle de la modernité sur les balistres, trébuchets et autres scorpios
(artillerie médiévale à traction, torsion et contrepoids), elle est, plus
encore, dans un proche futur, la victoire due à une organisation rigoureusement
programmée qui implique un approvisionnement en poudres de qualité, aussi
stable que possible et toujours mises à l’abris de l’humidité. Puis, en fonction des forces en présences, un calcul
prévisionnel des réserves de ces mêmes poudres et une évaluation des quantités nécessaires
de boulets de divers calibres et de mitraille. Une telle nouveauté fut à
l’évidence le produit de causes, celles de l’experimentum et de l’ingenium
propre à la pensée scientifique de la latinité médiévale[6]
développée parmi des séculiers proches des franciscains comme Robert Grossetête
et surtout chez ce moine franciscain, véritable génie de la science médiévale,
Roger Bacon inventeur entre autre chose de la poudre à canon : « En
prenant une petite quantité de cette matière [la poudre], comme une pincée, on
produit un formidable bruit, une lumière éblouissante, et cela on l'obtient de
bien des manières. On pourrait par là détruire des villes et des armées, à peu
près à l'exemple de Gédéon, qui, en brisant des vases d'argile et des
flambeaux, en fit sortir un feu qui détruisit avec fracas une armée innombrable
de Madianites ; et il n'avait avec lui que trois cents hommes. »[7].
Cum grano salis on pourrait, à cet effet, rappeler ici le concept de l’anthropologue
Marcel Mauss, celui de phénomène social total, et avancer que l’usage décisif
de l’artillerie dans la détermination de la victoire à Marignan a engendré une
série de phénomènes qui se sont étendus très au-delà de l’activité strictement
militaire ou, plutôt, des phénomènes plus généraux qui furent mis au service de
l’activité militaire et rejaillirent sur l’ensemble de la société. De fait la
notion même de phénomène social total ne me paraît pas tout-à-fait adéquate, elle
semble un peu trop restrictive, je lui trouve préférable – et l’on verra
pourquoi – de voir les effets de l’artillerie en termes de phénomène
socio-technico-économique total.
Pour saisir les
résultats immédiats de cette innovation dans la capacité de donner la mort
massivement et anonymement, il convient de rappeler une fois encore les effets
foudroyants qu’engendra l’artillerie comme arme de destruction massive sur le
champ de bataille et, à ce propos, on doit souligner une fois encore sa
capacité à tailler en pièces tant les charges de la cavalerie lourde ou légère
que les charges de l’infanterie, aussi courageux et déterminés qu’en fussent
les soldats. Précisément en 1515, les
descriptions du carnage de la célèbre et invincible infanterie helvétique du
XVe siècle dû à la mitraille, nous donne une image terrifiante de la puissance
de l’artillerie qui fait pendant à ce que presque trois siècles plus tard, une
artillerie de campagne très importante et qui n’aura pas beaucoup évolué (sauf
la mobilité des affuts et la simplification des pièces de rechange), réalisera
pendant les guerres de la révolution et de l’empire…[8]
Mais cet instrument,
aussi efficace fût-il, n’eut pas d’effet que sur le seul champ de bataille il
imposa une transformation totale des sociétés européennes et à terme du monde
entier. En premier lieu, quand nous comptons le nombre de canons alignés par le
roi de France et les Suisses, on comprend immédiatement que l’écrasante
supériorité de l’artillerie royale traduit simultanément une très grande
différence de richesse. En effet, la fabrication d’un canon en bronze (métal
préférable au fer car il n’explose pas, mais se déforme) est très onéreuse, de
plus, les moyens exigés pour le transporter (train de bœufs, qualité des affuts
et des trains d’équipages exigés pour son service) sont des nécessités beaucoup
plus coûteuses que celles rendus nécessaires à l’ancienne artillerie médiévale,
laquelle trouvait en général sur place sa matière première, le bois, les
cordes, les tendons d’animaux, les lames de métal, etc… Aussi seuls les États
puissants, c’est-à-dire ceux qui possédaient une importante surface agricole,
un importante population, un commerce florissant adossé à des ressources minières
conséquentes, et donc ceux où le trésor public avait de forts revenus,
pouvaient-ils assumer de tels investissements soit directement soit indirectement
en recourant aux emprunts qu’il fallait nécessairement gager sur des revenus sûr
à venir. Voilà l’aspect financier de l’affaire qui interdirait à terme aux
petites principautés ou aux pays déjà sous-développés la possession de cette
arme puissante et essentielle, des hommes et des ateliers pour la fabriquer et
l’entretenir. Plus encore, pour organiser, diriger, commander cet instrument
militaire, le canon, il ne suffisait plus seulement d’être courageux, d’être habile
à manier l’épée dans les corps à corps et la lance lors des charges cavalières,
encore fallait-il posséder des connaissances scientifiques, mathématiques,
physiques et chimiques, un savoir quant à la gestion rationnelle et
programmatique concernant aussi bien la résistance des métaux, la
cartographique et la balistique, la fabrication et le maintien de la qualité
des poudres pour éviter qu’elles fassent long feu. Si en 1515 on pouvait noter
que le règne des banquiers avait déjà commencé depuis longtemps, surtout en
Italie, la faiblesse démographiques de nombreux
petits États italiens ne leur permettait plus l’entretient d’armées nombreuses
et puissamment équipées en armes à feu. En effet, dès l’antiquité romaine le
besoin croissant de mercenaires avait montré que la vertu des citoyens romains
était devenue très insuffisante pour assumer la défense et l’extension de l’Empire
et qu’ainsi l’argent était peu à peu devenu le nerf de la guerre. Dorénavant
s’éleva un autre pouvoir qui exigea de plus en plus d’argent, des compétences
nouvelles, celles de l’ingenium.
Marignan marque aussi le
moment où commence véritablement le règne des ingénieurs militaires, de ces
hommes voués aux calculs généraux abstraits (le célèbre abaque de l’artilleur) pouvant
être appliqués à divers domaines particuliers exigés sur le terrain par la
tactique et la stratégie militaire. Ce n’est donc pas l’effet du hasard si à
Marignan l’artillerie y était commandée en second par les maîtres-artisans,
fondeurs et poudriers lyonnais, qui fondirent et testèrent les canons et les charges
de poudre. L'artillerie nécessite le renseignement militaire (ce que firent Turenne
et Bonaparte avant chaque bataille), la surveillance des positions de l’ennemi
et leur évaluation en termes tactique, la prévision et le réglage de ses tirs
non seulement sur des objectifs déjà observés en fonction de la météorologie,
mais sur les possibilités offertes à l’ennemi par la nature du terrain, la
gestion de la transmission des informations pour faire changer les directions
des tirs, la maîtrise de l’approvisionnement en munitions et l’entretient de
plus en plus complexe des armes. « Du fait de sa complexité, l’artillerie
resta longtemps l'arme scientifique par excellence, attirant nombre de savants. »
nous dit judicieusement un commentateur sur le site « artillerie » de
Wikipedia.
A l’avènement sur le
champ de bataille du règne de l’ingénieur militaire, correspond très vite et
simultanément le rôle déterminant l’architecte militaire. Après les essais
infructueux des boulets de pierres pour abattre les défenses médiévales composées
de murs plats des hautes courtines et des arrondis des tours et des donjons,
ces derniers ne résistèrent point quand ils furent soumis aux cadences de plus en
plus rapides et puissantes des tirs roulants d’une artillerie usant de boulets de
bronze et surtout de fonte de fer. Ainsi tout l’art de la défense médiévale s’en
trouva bouleversé de fond en comble pour devenir obsolète en moins d’une décennie.[9]
Puis, en presque un siècle, il va se créer une nouvelle architecture de la
défense bastionné qui atteindra sa perfection avec Vauban dont les forts seront
utilisés jusqu’à la guerre de 1870, avec ses tours et ses courtines basses à
canons, ses murailles à angles aigus d’où les mousquetaires, puis les fusiliers
pouvaient veiller sur le glacis et prévenir toute attaque frontale.
Autant d’innovations
directes ou indirectes qui exigent des budgets militaires (et de défense) de
plus en plus importants. C’est pourquoi, il convient à présent de considérer
les effets politico-économiques de cette innovation technique. Une telle
concentration de moyens techniques (canons et très vite des armes à feu
individuelles de plus en plus maniables) coûte cher, voire très cher, car la
fabrication de cet armement moderne exige l’abandon de l’artisanat de luxe ou celui
du forgeron médiéval pour le travail préindustriel des ateliers d’armement et
des poudres, déjà de véritables petites usines où la fabrication ressemblera
peu à peu au travail à la chaîne, car il faut impérativement que les pièces des
armes et des munitions puissent être interchangeables. Ce fût là, une fois
encore, l’arsenal de Venise (première ville-État capitaliste de l’histoire du
monde et encore très riche au début du XVIe siècle) qui donna le premier
exemple de cette rationalité productive en organisant non seulement une sorte
de travail à la chaîne dans la fabrication des bateaux, mais aussi dans celle des
armes à feu. Le second aspect innovateur appartient au domaine politique, même
si le mouvement de concentration de la puissance (du pouvoir politique) avait
déjà commencé, surtout en France, en Angleterre et en Espagne. La fin du
Moyen-Âge est là. Les Princes suzerains d’États décentralisés et anarchiques réunis
par un système de droits et d’obligations dans la longue chaîne du vasselage
féodal, ces Princes donc n’eurent de cesse que de centraliser leur pouvoir de
décision politique, économique et judiciaire. Militairement, ils abandonnent
peu à peu l’ost pour une armée professionnelle de spécialistes, l’artillerie et
les fantassins dotés d’armes à feu. Ainsi, en deux siècles en France, et malgré
les guerres de religions (de Louis XI à Louis XIII, 1461-1643) le Prince
suzerain se transforma en un Prince souverain. La voie de la monarchie absolue se
traçait et se déployait pour laisser finalement le véritable pouvoir européen aux
mains de grandes royautés ou d’empires capables de mobiliser de très puissantes
armées et de très puissantes flottes possédant une imposante artillerie :
Angleterre, France, Espagne et Habsbourg après la division, puis l’Empire russe
avec la révolution technologique induite par Pierre le Grand, l’empire Ottoman,
plus modestes mais encore un temps puissants, Suède et Portugal.[10]
Depuis, cette relation entre une politique de puissance ne s’est jamais démentie,
et l’on peut dire, sans se tromper, que depuis cette époque, depuis la
naissance d’une artillerie de campagne mobile, d’une artillerie lourde de siège
et d’une marine militaire canonnière, la course aux armements les plus
puissants semble un élément constitutif de la nature propre au pouvoir
politique moderne. Aussi les nouvelles tables des lois de la puissance se
tiendraient-elles dorénavant dans des ouvrages plus ou moins savants et subtils
qui traiteraient non seulement de l’art de la guerre, mais aussi de l’art de se
mobiliser, puis de mobiliser les peuples pour la guerre. La guerre devint ainsi
un laboratoire d’expériences scientifiques, d’innovations technologiques et, last but not least, un instrument
d’innovations politiques. Pour lors, comment ne point la comprendre comme l’une
des manifestations les plus spectaculaires de la techno-science en tant que
facette du Gestell (Arraisonnement)
généralisé, manifestant le destin Ἀνάγκη / Anánkê, la destinée indomptable et fatale du nihiliste inhérent
à la modernité, en tant que son essence, et, selon l’admirable analyse que
donna Nietzsche du nihilisme européen, en tant que négation permanente de
toutes les valeurs par la transformation de la morale en moralisme, gage d’un
déploiement sans limite de la techno-science (sans limite transcendante) et de
l’avènement du dernier homme ?
Si, comme l’écrivait
naguère Heidegger, l’homme en son essence humaine est « être-pour-la-mort »,
en complément et tous les jours qui passent nous le confirment : mû par
l’ultime époque de la métaphysique, la Technique, celle-ci se rend sensible (ou
s’incarne) en tant qu’être-pour-la-guerre. Dans notre époque, celle que je
définis comme le nihilisme accompli, que l’on peut aussi nommer l’époque de la globalisation
généralisée ou de la mise sous tutelle de l’ensemble des sociétés humaines sous
le joug de l’extorsion du profit maximum pour le Capital (par le travail, le
non-travail (le chômage et par les jeux financiers), l’homme de la modernité
tardive incarne plus encore cet « être-pour-la-guerre » qu’aucune
transcendance ne peut plus arrêter, voire même freiner, et ce quelles que
soient les justifications éthiques qu’il peut avancer pour en justifier la mise
en œuvre, droits de l’homme, démocratie, libération des femmes et des échanges
commerciaux, mariage pour tous, car, en dernière instance, encore et toujours seule
la puissance des puissants compte : c’est elle qui donne le ton de la
pratique et qui ensuite écrit l’histoire.[11]
On pourrait arrêter là
la déconstruction de cette mise en forme de la guerre comme incarnation de
l’Arraisonnement. J’aurais pu aussi en commenter certains développements,
montrer, par exemple, comment la recherche scientifique est lentement devenue
consubstantielle à la recherche des armements et des munitions de plus en plus
efficaces et donc de plus en plus destructeurs (comparons un canon du présent
de calibre moyen, 105mm, utilisant des obus à uranium appauvri avec un boulet
de fonte de fer, voire même avec une meurtrière boîte à mitraille ou biscaïen).[12]
Toutefois, le dernier
point sur lequel je souhaiterais rapidement insister ressortit à l’intime
liaison qui unit le développement économique et le développement des armements.
Au moment de quitter la présidence des États-Unis, le Général Eisenhower (donc
un militaire de carrière) avertit son successeur de se méfier du complexe
militaro-industriel en ce qu’il menaçait le fondement même de la démocratie
étasunienne par la puissance de son lobby qui imposait sur tout problème
politique des vues bellicistes au Congrès et à la Chambre des représentants.
Certes le président Eisenhower pensait, et c’est légitime, aux intérêts de son
pays. Toutefois dans une conscience encore habité d’une certaine éthique de la
vie humaine – n’avait-il pas mené les Gl’s au combat en Europe contre la
barbarie nazie ? –, la guerre ne lui semblait pas résoudre tous les
problèmes politiques. Vision à coup sûr généreusement idéaliste que les faits
démentent jours après jours. Si donc l’homme, en son seul devenir, le devenir
terrestre, est bien cet « être-pour-la-mort » selon Heidegger, il
est, à l’aurore de la modernité, l’être-là (Dasein)
ontologiquement social (en dépit de l’hypothèse de Rousseau), ce ζῷον πολιτικὸν/zóon politikon qu’avait saisi et
thématisé Aristote. Aussi, est-il, de ce fait et par excellence en tant qu’être
dans et pour le monde, l’être-pour-la-πολιτεία (politeia), c’est-à-dire l’être
de la puissance politique se définissant, vis à vis des autres puissances
identiques ou différentes, par le rapport ami/ennemi (Carl Schmitt). C’est
ainsi que l’homme, « être-pour-la-mort » en sa généralité transhistorique,
nous apparaît consubstantiellement et en son essence « humaine, trop
humaine », être-pour-la-guerre. Et l’invention des armes à feu dont j’ai
essayé de décrire les effets comme radicalisation d’une modernité déjà
potentiellement présente en ses ouvertures théoriques, n’est venue qu’en
renforcer la vérité.[13]
Ainsi, lorsque Marx avança la définition du capitalisme comme l’« exploitation
de l’homme par l’homme », j’oserais adjoindre à ce constat que cette
exploitation, passant par l’impérative et implacable nécessité d’un capitalisme
articulé autour des industries militaires (à la fois exploitation du travail et
expansion impérialiste), n’a fait que radicaliser un trait bien plus ancien,
bien plus archaïque, peut-être originaire du propre de l’homme, et que l’on
retrouve déjà chez l’homme préhistorique, à savoir le devenir comme extermination
de l’homme par l’homme…[14]
Cette petite incursion
dans la généalogie de la guerre moderne et dans la mise en œuvre radicale de
l’artillerie comme instrument déterminant lors du déploiement des tactiques
guerrières, n’a fait qu’illustrer l’une de mes hypothèses sur l’origine de la
violence comme mode essentiel de la socialisation humaine.
Claude Karnoouh
Bucarest, avril 2013.
[1] Ce sont les archers gallois armés du célèbre grand arc
qui décidèrent de la victoire face à la lourde chevalerie française beaucoup
plus nombreuse, mais totalement embourbée dans les champs labourés et détrempés
par la pluie.
[2] Le célèbre longbow,
dont la flèche 53 grammes à pointe bodkin
pouvait percer une cote de maille à 150 mètres et une plaque d’armure à 60
mètres avec une vitesse initiale de 300km/h.
[3] Cette opposition soldat/ militaire, ou si l’on veut
héros et troufions, est largement développée dans Ernst Jünger, Stahlgewittern (Orages d’acier).
[4] Machiavel dans Dell’arte della guerra, écrit entre 1519 et 1520 et publié
en 1521 reconnaît en partie la nouvelle efficacité des ces
nouveautés que sont les arquebuses et l’artillerie, sans toutefois leur accorder la nature
révolutionnaire pour l’art de la guerre qu’elles manifestent, et que leur
reconnaissent les praticiens. C’est l’une des erreurs de jugement de Machiavel
sur la situation politico-militaire de son temps, obnubilé qu’il était par les
tactiques des armées antiques, et plus particulièrement par celles des armées
romaines.
[5] Les chroniqueurs de l’époque soulignèrent que la
bataille de Pavie fut perdue par François 1er (il y fut même fait prisonnier) car ayant
refusé les conseils de prudence son grand maître de l’artillerie Galiot de
Genouillac, il déclencha la charge de la chevalerie bien avant que ses canons
n’aient détruit l’infanterie et les arquebusiers adverses.
[6] Ce n’est pas le lieu hic et nunc de développer les caractéristiques philosophiques
propres à la théologie latine de la temporalité eschatologique du Salut qui
engendrèrent les possibilités de cette pensée scientifique. Pour une première
approche, cf., Alfred W. Crosby, The
Measure of Reality : Quantification and Western Society, (1250-1600),
Cambridge University Press, 1997.
[7] Roger Bacon, Opus majus, chap. VI. « Nam soni velut tonitrus et
coruscationes possunt fieri in aere, immo majore horrore quarn illa quae fiunt
per naturam. Nam modica materia adaptata, scilicet ad quantitatem unius
pollicis, sonum facit horribilem et coruscationem ostendit vehementem, et hoc
fit multis modis, quibus civitas aut exercitus destruatur ad modum artificii
Gedeonis, qui lagunculis fractis et lampadibus, igne exsiliente cum fragore
inestimabili infinitum Madianitarum destruxit exercitum cum trecentis hominibus ».
[8] Dans
de nombreuse batailles de l’époque napoléonienne, l’artillerie fut
déterminante, (Bonaparte étant lui-même officier d’artillerie, il lui confia
des rôles tactiques décisifs), ainsi lors des batailles d’Austerlitz, Eylau,
Friedland. Lors de la bataille de la Moskova le 7 septembre 1812, la Grande
armée alignait, 587 canons, et l’armée russe, 640. Les canons de l’armée
française tirèrent 70.000 boulets, étrillant l’infanterie et la cavalerie
russe, aussitôt réapprovisionnés en munitions grâce à l’organisation des 2400
trains d’équipages.
[9] C’était tellement évident pour les Princes de cette
époque qu’ils transformèrent rapidement leurs châteaux-forteresses médiévaux en
châteaux d’agrément comme nous le montre aujourd’hui les transformations
réalisées au début du XVIe à Blois et à Amboise, mais surtout la construction
de Chambord par François Ier.
[10] Un peu plus tard, dans le cours du XVIIe
siècle la Prusse et la Russie au détriment de l’Espagne, de la Suède et du
Portugal. Ainsi lorsque la Russie de Pierre le Grand, après son voyage en
Occident, mit en œuvre rapidement la modernisation révolutionnaire de son
empire, l’une des premières décisions du Prince fut de créer une puissante marine
de guerre et une artillerie qui restera tout au long des siècles l’une des
grandes spécialités des armées en Russie, d’abord servie par des officiers
étrangers, puis par les cadres sortis de l’école de l’Artillerie impériale et
de la Marine impériale.
[11]
Comme le dit un proverbe africain : « Si les lions devaient décrire
la chasse, ils ne le feraient pas à la gloire des chasseurs ».
[12]
L’histoire militaire nous a appris que la majorité des victimes militaires de
la Première Guerre mondiale sur le Front de l’Ouest est dû aux bombardements de
l’artillerie et aux mines placées sous les tranchées ennemies, sans compter
toutes les séquelles dues non seulement à de terribles blessures, mais à de
profonds chocs psychologiques.
[13] Le
lecteur l’a déjà deviné, je suis résolument opposé aux hypothèses, même
théoriques de Rousseau sur le Bon sauvage et à leurs effets sur des pans
entiers des interprétations théoriques de l’anthropologie contemporaine.
Philosophiquement je suis proche de Hobbes et pratiquement de Clausewitz et de
Carl Schmitt, ce qui fait que je me retrouve à la fois chez Hegel et Marx en ce
qui concerne la nature intrinsèquement violente de l’histoire comme accoucheuse
du devenir.
[14] Lawrence
Keeley, War Before Civilization,
Oxford University Press, 1996. Cet ouvrage très fascinant, nous révèle combien
les guerres primitives pouvaient être d’une violence sans merci, et parfois,
proportionnellement aux populations engagées dans la guerre, d’une bien plus
grande violence que les guerres modernes… Pour en avoir une illustration
condensée et populaire (certes avec quelques clichés et quelques
anachronismes), je renvoie au film de Jean-Jacques Annaud. Par ailleurs les
critiques du film étaient elles aussi dans l’illusion irénique du sauvage, et,
plus précisément, articulées autour de l’hypothèse rousseauiste.