De la fin des différences ou quelques notes intempestives en marge d’une généalogie de la Globalisation
« C’est
par essence que la culture moderne
est destinée à devenir la Monoculture planétaire »
Gérard
Granel[1]
Le
substantif globalisation (en français, on dirait plus normalement,
mondialisation) vient du substantif globe. Le verbe globaliser signifie donc
transformer en globe, ou métaphoriquement, rendre analogue quelque chose,
quelqu’un, un état, un geste, un mouvement, une dynamique, à un globe. Or, le
globe dont il est question dans la globalisation n’est autre que le globe
terrestre. Depuis que les hypothèses puis les calculs scientifiques l’ont ainsi
construit (et ce depuis les Grecs), et depuis surtout que l’expérience en a
administré la preuve matérielle et existentielle, il n’est plus guère possible
à l’homme de modifier l’image de la forme de la terre. Tant et si bien que
globaliser revient à construire une image de l’appartenance des oeuvres
produites par les hommes (économie, politique, culture, arts, enseignements, tourisme,
guerres) plus proche la réalité géographique générale du sol qu’ils maîtrisent
à présent en sa totalité. Toutefois, il s’est agi là d’une représentation, de
ce que l’allemand désigne par Vorstellung
(représentation dans la conscience), bien avant de prendre une forme incarnée, Darstellung.
Si
l’on dit donc le globe fut représenté comme l’image analogique (analogon) de la terre longtemps avant
d’avoir été vérifiée (c’est-à-dire selon une représentation qui, autrefois, ne
correspondait pas à l’expérience existentielle directe des hommes, sauf de ceux
qui en avaient fait le tour. Seules, de fait, et très tardivement, les photos
prise depuis les avions puis des satellites ont pu montrer à tous la véracité
de l’analogon), c’est qu’elle était
pensée telle quelle par des hommes versés dans les calculs théoriques de
l’astronomie (les positions du soleil par rapport à l’horizon, les positions
relatives des étoiles au divers moments de la nuit, donc les longitudes et les
latitudes). Ainsi, les premiers globes terrestres apparaissent dans les
dernières décennies du XVe siècle, avant même la découverte de l’Amérique,
comme le prouve un globe avec le dessin des continents (certes imaginaires)
réalisé en Italie avant la découverte de Christophe Colomb.
C’est donc l’homme gréco-occidental, et lui
seul, qui a représenté son sol sous la forme d’un globe, c’est-à-dire dans le
champs d’une continuité qui a fait de la terre un espace unique que la
navigation circumterrestre prouvera unifiable. La terre devint ainsi une totalité
unique (certes à découvrir), le théâtre d’un monde où les hommes, peu à peu
rassemblés par les Européens, joueront leur devenir.[2]
Mais, pour rendre ce possible théorique à sa possibilité pratique, il fallut
que l’expérience quotidienne des marins parcourant la Marea Nostrum ou longeant les côtes africaines jusqu’au cap de
Bonne Espérance se soit nourris des voyages terrestres de rapportés par les
voyageurs Européens en Asie[3]
ou de travaux théorique de géographes d’une part[4],
et que, de l’autre, il avait fallut que ces expériences de navigations
permissent l’invention et la mise point d’instruments techniques
essentiels à la navigation transocéanique (un nouveau type de vaisseaux,
la caravelle mise au point au XVe siècle ; des instruments d’orientation sûrs
dont l’usage de la boussole en Europe dès 1190 ; les premières cartes
marines un peu précises qui apparaissent au XVe siècle ; les voiles
carrées mêlées aux voiles latines, et, sur tout le gouvernail d’étambot employé
dès 1240 dans l’Europe du Nord. A la fin du XVe siècle, chez les grands marins
d’Italie, d’Espagne et du Portugal et chez leurs princes conquérants du
Portugal et d’Espagne, l’idée d’un au-delà vers l’Ouest de l’Europe était dans
l’air du temps. Encore était-il un pas à faire et pas n’importe quel pas.
Le grand bond en avant de
l’Occident catholique
En
1492, il a donc suffit de ce pas, de ce pas énorme, fût-il a priori pensé beaucoup moins grand, qui fit mettre pied à terre
sur un continent inconnu des Occidentaux (dût-il en son temps être confondu
avec un autre, l’Asie), y découvrir des hommes tout autant inconnus, aux mœurs
étranges (en ces temps la doxa
européenne les qualifiait de monstrueuses : par exemple le cannibalisme,
ou le simple fait de vivre nu), en saisir immédiatement la différence radicale,
pour que l’appropriation occidentale du monde (on pourrait tout aussi bien dire
l’appropriation occidentale moderne) passe de l’hypothèse théorique plausible
due à une représentation des continents terrestres sur un globe, à la réalité d’une
pratique qui très vite deviendra quasi quotidienne… en d’autres mots, pour que
lentement, mais irréversiblement, apparaisse à tous une nouvelle histoire,
l’histoire d’un monde nouveau qui, peu à peu, sera intégré en sa totalité.
Soulignons
au passage que c’est pour nous Occidentaux que l’Amérique fut inconnue. Pour
les divers peuples indiens qui la peuplaient, qui occupaient ses grands
espaces, ses îles dorées baignées de mers aux couleurs d’émeraude, ses gigantesques
forêts, l’Amérique – et qui ne s’appelait pas l’Amérique, mais des divers
noms selon chaque peuple, chaque langue et les mythes d’origines qui en fondait
la présence terrestre, ne l’étaient point. Tandis que nous la découvrions, les
Indiens, quant à eux, ne s’inquiétèrent nullement de découvrir l’Europe. Rejoindre l’Amérique, l’occuper, en subjuguer
les habitants et les anéantir, très vite y importer massivement des esclaves
venus d’Afrique, la piller, cela représente certes la preuve de notre détermination
et d’un esprit d’aventure incontestable, mais simultanément, celle de notre
violence et notre brutalité face à un monde manifestant et exposant une
distance culturelle inconciliables.[5]
Ainsi,
partant d’une extension de soi-même autoréférentielle, l’Occident est parti
vers l’au-delà-de-soi, en vue d’une
mise à portée de main, d’une disponibilité
de tout, vorhanden sein, pour, au
bout du compte, se retrouver en lui-même dans sa provenance originaire, dans ce
qui exprime, d’abord dans l’agir, ensuite dans le verbe, une négation de
l’altérité radicale et de son autonomie. Moins abstraitement, cela se nomme la
colonisation.
Conquêtes
et expansions en vue de s’approprier ce qui est l’au-delà-de-soi ou l’hors-de-soi.
Il y a donc là un premier pas inaugural, un commencement inédit : en grec
on eût dit archein : mettre en
œuvre un commencement dans son fondement, un principe dans son exigence, un
commandement dans sa directive, une autorité dans son injonction. En d’autres
termes, l’Occident entrait de plain pieds (au sens littéral) dans une nouvelle
époque, certes une nouvelle histoire, c’est-à-dire une succession d’événements
inouïs, mais, plus encore, exposait une nouvelle époque de l’Être, longuement
préparée, une époque menée, organisée, dessinée par une nouvelle conception
métaphysique du monde, où la circularité sphérique calculée de la planète
permettait un agir humain de domination sans autre fin que lui-même en sa
totalité : le monde comme calcul mathématique sans reste. Le monde s’était
renouvelé, et la « découverte » de l’Amérique le préparait, à sa
manière, à devenir l’objet de calculs dans ce qui, un siècle plus tard,
deviendrait le triomphe du capitalisme mercantile. Qu’on l’appela religieux,
politique ou économique, l’Occident donna à cet agir un fondement ontologique
qu’il nomma Être dans une version renouvelée du Bien, du Bon et du Beau, et dont
les effets, entendus se présentent comme essence de l’action, comme l’agir pour
des valeurs universelles. Il y a là
un schème de pensée que l’on pourrait traduire plus trivialement ainsi : ce
qui vaut pour moi, vaut partout, vaut pour tout le monde et de toute éternité.[6]
Voilà rapidement brossé le fond métaphysique de cette époque : l’éidos occidental ou la forme occidentale
d’une réalité immuable et l’archétype de toutes les choses sensibles produites qui
deviendront la modernité, ici parfaitement incarnée par et dans l’image de la
terre comme globe.
C’est
pourquoi, lorsque je dis et j’écris « globalisation », cet énoncé ne
dit rien d’autre que l’accomplissement de cet éidos. Que cet accomplissement ait mis presque dix siècles à se
réaliser, d’abord par la quête d’une temporalité eschatologique (le christianisme
dans son idéalité néo-platonicienne et sa rationalité aristotélo-thomiste) et
non circulaire comme le pensait l’archaïque (« l’éternel retour du
même »), puis plus directement par le fer et le sang, la croix, le
goupillon, le sabre, la torture et l’élimination physique (malgré la dispute de
Séville et la reconnaissance de la nature humaine des Indiens), par
l’imposition de l’esclavage et un type d’échange le capitalisme mercantile
nommé à cette époque le commerce triangulaire, puis, enfin, par la mise au
travail salarié de millions d’indigènes qui ne connaissaient point ce
mode-à-être dans le monde, avec ses scolies, l’utilisation massive des
Africains du Nord et du Sud et des Indiens au cours de deux guerres mondiales européennes
qui ne les concernaient point, jusqu’aux guerres d’indépendance nationale, voilà
vivement brossés quelques jalons qui marquent d’un sceau indélébile et irréfragable
le déroulement de la « globalisation ». L’histoire historiale (Geschichte) en tant que possibilités
d’advenues commencées depuis cette époque se tient dans la totalisation portée
par cet éidos qui donnera autant
d’histoires (Historien) particulières
nommées plus tardivement, dans les énoncés des « sciences » dites historiques,
l’histoire de ceci ou de cela, histoire de tel ou tel lieu, autant que
variations quasi infinies sur le devenir de la même arché.
Il
y a eu donc là, dans ce geste qui est un pas (la conquête de l’Amérique), l’un
des éléments fondateurs du moment historial de la modernité, c’est-à-dire d’un
« […] certain sens de l’Être. Ce sens et lui seul fait époque au sens
fort. Il faut entendre par-là l’unité d’une détermination nouvelle du monde et
d’une compréhension également nouvelle de l’être-homme. Tout savoir, toute
pratique, tout agir et tout art en reçoivent leur forme, entièrement
inédite. »[7]
Certains
me contesteront disant, « Mais vous ne nous dites que deux mots éidos et arché. Qu’est-ce que ces mots qui paraissent faire fonction de
lampe d’Aladin dans le cours de votre narration ? » Je pourrais le
dire autrement, mais surtout je pourrais reformuler la question :
Pourquoi, nous Européens, et nous seuls, avons-nous été poussés sciemment[8]
et non par la nécessité de survie, c’est-à-dire théoriquement d’abord, hors des
limites de ce qui était notre enracinement culturel et cultuel originel (au
sens le plus vaste), au-delà de nos cités, de nos principautés, de nos îles, de
nos royaumes, de nos empires continentaux ?
Ni les Grecs, ni l’Empire romain (sans parler de l’empire
chinois[9])
n’avaient pour visée un monde (non pas un globe, quoique la sphère y fut
connue, mais comme représentation de la complétude) qui était au-delà de ce que
l’on pouvaient imaginer connaître à partir d’une expérience directe des espaces
ouverts sur la terre ferme. Les Grecs, dispersés dans tout le bassin
méditerranéen et sur les côtes de la mer Noire (la Grande Grèce), unis
culturellement, religieusement et surtout linguistiquement, s’épuisèrent en
d’interminables guerres entre les cités-États, chacune porteuse de son
autonomie politique, de sa citoyenneté, de sa liberté ou de sa tyrannie :
hors du territoire souverain de sa cité et de ses dépendances, l’homme grec n’est
plus citoyen, il est soit marchand, soit guerrier, soit les deux à la fois et
parfois esclave. Les Romains, quant à eux, ayant construit une République puis
un empire centralisé fondés sur un contrat inaugural et un système d’alliance
établi entre patriciens et plébéiens d’une même citoyenneté supérieure, et sur
un corps de lois, finirent par succomber sous les traités signés avec des
barbares pour qui l’empire, au bout de quelques siècles d’extension
toujours plus vaste de cette citoyenneté romaine, — « Civis rumanus sum ! » lance
saint Paul à ceux qui veulent le juger — n’avait plus le sens sacré qu’il
détenait pour ceux qui se pensaient encore les héritiers de la République.[10]
Mais
nous, qui sommes-nous ? Car, malgré toutes les gymnastiques de la rhétorique
universitaire pour faire accroire cette filiation directe dite gréco-romaine,
nous ne sommes plus, ni métaphysiquement, ni politiquement, ni éthiquement les
héritiers des Grecs et des Romains ?[11]
Nous sommes les produits d’une étrange synergie : d’une Europe pré-moderne
qui lentement s’élabore à partir de la chute de l’empire romain d’Occident et
de ces quelques siècles d’anarchie et de désordre, de pauvres seigneuries, de
petites principautés, d’empires sans cesses fractionnés, instables et vacillant
dès le premier partage, sans cesse menacés par des invasions, des partitions et
des recompositions toujours instables, mais qui voit, vers le Xe siècle, se
déployer lentement et dominer un nouveau système politico-économique essentiellement
rural, la féodalité, garantie par une nouvelle onto-théologie politique,
l’augustinisme politique, lequel, deux siècles plus tard, et avec l’aide de la
logique d’Aristote comme arme méthodologique, donnera la théologie politique de
saint Thomas d’Aquin. Toutefois, ce qui, précisément à l’époque où vivait saint
Thomas, s’offrirait comme un agir vers un autre possible de l’a-venir (à coup
sur énigmatique en ses développements les plus radicaux pour les
contemporains), ce fut, au flanc de la féodalité chrétienne, comme une excroissance
hétérogène, une nouvelle forme de socialisation, de relations politiques et
économiques, de gouvernement, la démocratie des patriciens et parfois des
artisans, la ville médiévale orientée vers l’activité commerciale (échanges de
biens et de services)d’une part, et de l’autre vers la production de biens
(échanges de produits préindustriels et artisanaux) : Venise depuis le XIe
siècle, Gènes et Florence depuis le XIIe, puis les villes de la ligue
Hanséatique au XIIIe, etc. Villes où l’échange se pense et s’agit comme échange-monde
dans un monde méditerranéen connu en sa totalité ; villes qui inventent et
perfectionnent les moyens du commerce et de la navigation maritime : la
cartographie, la représentation de la terre, les instruments de repérage, le
calcul et les instruments de la comptabilité moderne. En bref, aux franges de
la féodalité éminemment rurale et auto-suffisante, émergent les villes du
commerce-monde où le travail productif et l’échange se déploient sous l’empire
des mêmes représentations, les mêmes computs et de leurs règles d’équivalences
et ce, quel qu’en fût le lieu des pratiques. Ce type d’échanges porte un nom
générique : le capitalisme, c’est-à-dire la mise en œuvre (ou au travail)
par un individu ou un groupe d’individus d’un capital pour recueillir le même
capital (ou la même fraction de capital) augmenté d’une plus-value ou d’une
fraction de cette plus value proportionnelle au capital investi. Cette
plus-value ou valeur ajoutée étant soit le fait d’un transport, soit le fait d’un
travail de transformation. Je ne développerai pas ici les illusions typiquement
hégéliennes (par rétroprojection) de Marx sur l’accumulation primitive ou la
mythologie wébérienne à propos de l’éthique protestante, je souhaiterais
simplement souligner qu’en ces lieux, auxquels il faudrait ajouter le sud de
l’Angleterre et la Catalogne, quelque chose de tout-à-fait inédit émerge des
quatre siècles de ruines et d’anarchie barbares qui suivirent la chute de
l’Empire romain d’Occident : la féodalité, sa décentralisation et son
atomisation du pouvoir politique, son économie fondée sur la vie rurale
(agriculture et artisanat des cours châtelaines, si petites fussent-elle) et très
fréquemment se pratiquant sous forme de troc. Or, c’est à la marge de cette
féodalité dominante que quelque chose de nouveau apparaît. Un autre mode de
construire, d’habiter, de produire, d’échanger, d’organiser l’espace et les
relations sociales, de commander, de décider, de manger, de se vêtir, en bref,
l’émergence d’autres mœurs, d’autres regards portés sur le monde, et last but not least de connaissances se
font jour qu’emblématiserait au XIIe siècle la vie sociale et politique de
Venise avec son doge élu, sa comptabilité, son arsenal, et sa quête de
connaissances pratiques avec la mise en œuvre d’expérimentations permanentes
tendues vers l’efficacité, où l’experimentum[12]
se doublerait très rapidement de recherches théoriques.[13]
C’est cette synergie entre la connaissance théorique, l’expérimentation et leur
mise au service d’une vision du commerce comme totalité du monde, tout autant
que la nécessité de se donner les moyens de l’imposer – c’est-à-dire la
recherche et la fabrication de nouvelles armes de guerre et leur
perfectionnement[14] –
qui rendrait sensible cet éidos de
l’extériorisation de soi, cet arrachement à l’enracinement des coutumes, cette
tension permanente pour outrepasser la limite : ce qu’en langage simple on
appellerait l’esprit d’aventure, de risque, l’attraction pour le saut dans
l’inconnu.
Expérimenter.
Si nous décomposons ce mot, alors son préfixe expéri- (le suffixe n’est en
français que le signe du verbe), se divise en deux partie, le latin ex et le grec peri. Ex[15],
hors de, au-delà de, peri[16],
le périmètre, la limite, le cercle sacré d’un espace propre à un groupe d’hommes
en sa demeure propre : ex-peri,
engage donc le sens de quelque chose ou de quelqu’un qui vise le par-delà les bornes de ce qui lui est
familier, de ce qui lui est propre, de ce qui constitue l’ensemble des facteurs
spatiaux (relations de voisinage, de familiarité, de co-partage d’espaces
agricoles, de lieux cultuels et rituels, voire les clans et leurs animaux
totémiques) et temporels de son enracinement (par exemple le rappel des
positions parentales lors de l’énonciation des généalogies que marque la taxinomie
de la succession des noms et des surnoms). Dans la tradition antique européenne,
ce périmètre le plus raffiné du point de vue de la politique et de la culture n’était
autre que celui de la Polis (et de
ses villages alentour), au centre de laquelle se trouvait l’agora, le lieu du
débat politique. Pendant le haut et moyen Moyen-Âge ce cercle sacré, est
représenté par le bourg entourant le château avec sa chapelle au centre de la
seigneurie qui donnait à chacun, aux manants et au seigneur les signes tangibles
d’une coappartenance, en bref d’une identité irréductible propre à ceux d’un
« pays », (« Heimat », « country », « paese ») qui s’entendait (au deux
sens du terme en français : ouïr et
comprendre) immédiatement dans un parler, car il n’y a pas d’identité et
de coappartenance des hommes qui ne s’énoncent point dans l’immédiateté de la
compréhension d’une langue, d’un dialecte, d’un patois.
En
vérité, il n’est que d’observer notre expérience quasi quotidienne pour
constater que nous sommes entrés dans l’ère du mouvement permanent, que notre
planète est en train d’en finir définitivement avec le rapport fondateur
urbain/rural, celui qui est né en tant que révolution néolithique et qui fut
caractéristique de toutes les grandes civilisations depuis Sumer, pour un saut
dans l’ouvert pour lequel je n’ai d’autre nom que celui d’un postlithique animé
d’un mouvement brownien.
Ressaisir
l’origine de cette extériorisation (cet hors-de-soi
comme fond de soi-même) propre à l’Occident post-romain n’est guère chose
aisée. Comme tout mouvement inaugural prêt à déployer une nouvelle époque (pour
rappeler la formulation heideggérienne, on devrait dire une nouvelle époque de
l’Être), celui-ci ressorti à une complexité redoutable si l’on ne veut pas en
simplifier l’histoire (i.e. la narration) sous la forme d’une dynamique
univoque (fût-elle dialectisée) de causes et d’effets rétroprojetées depuis
notre « normalité » contemporaine vers une origine, à l’évidence toujours
incertaine. J’indiquerai ici quelques pistes déjà exploitées tant par les
historiens des idées que par les philosophes de l’histoire, qu’il conviendrait
de continuer à questionner.
1)
Le christianisme
a) Le
christianisme augustinien et le rôle du libre-arbitre qui donne corps au
concept d’autonomie de l’individu.
b) La
désacralisation de la « nature » comme « physis grecque » – où l’homme, en tant qu’être animé,
avec les animaux, cohabite dans son espace « naturel » la Polis. Physis qui est aussi l’ensemble des lieux où habitent les dieux,
les demi-dieux, les héros, les nymphes et les satyres, et que christianisme (devenu
la religion officielle de l’ensemble de l’Empire romain) a transformé en une
« nature » selon la Bible : une nature séparée de l’homme qui,
désormais, peut et doit l’exploiter à volonté. En conséquence, et surtout après
la vulgarisation du thomisme, la valorisation du travail productif a fini par
être envisagée comme une fin salvatrice, si bien que, même si cette valeur mit
quelques siècles à s’imposer, elle engendra la fin de l’esclavage en Europe
occidentale, et se radicalisera dans le protestantisme envisagé au départ comme
religion des villes libres, des artisans, des professeurs, des artistes refusant
de supporter la tutelle politico-économique d’une papauté qui, sous les contraintes
de son pouvoir temporel, les exigences de ses armées de mercenaires, les
besoins financiers de sa magnificence et de sa munificence architecturale et
artistique, finit par transformer en marchandise l’invendable, le Salut par les
indulgences.
2)
Ensuite, on ne peut omettre l’universalisme transcendant du christianisme
radicalisé par un pouvoir catholique qui favorisa contre les moines inclus dans
le système féodal, les ordres mendiants, venus des villes, installés dans les
villes, voués à propager comme les Franciscains et les Dominicains la vraie
foi. Ce sont eux qui ont accompagné les conquistadors en Amérique, mais c’est aussi
grâce à eux que l’on connaît la religion des Aztèques et des Mayas[17].
Ce n’étai t pas comme les Croisades ont tenté de reconquérir un espace connu
dès longtemps auparavant, celui des Lieux saints, d’en arracher la souveraineté
à une autre religion issue du même Livre. C’était la guerre pour
l’appropriation de la sacralité même de la ville du Christ.
Il
y a donc eu en Europe occidentale un mouvement de sécularisation de la
cathédrale qui fut certes d’abord le centre religieux, puisque c’est elle qui
donna sa première signature métaphysique à la ville, et, avec d’autant plus de
force, que le gothique l’éleva bien au dessus des maisons et du palais qui
l’entouraient. Cependant, très rapidement, la cathédrale devint simultanément un
centre laïc où se rencontraient pour débattre de leurs problèmes temporels les
corporations des métiers. Plus encore, c’est à partir de la cathédrale que, dès
le début du XIVe siècle, rayonnera et se projettera dans la ville un temps, un
temps universel, le même pour tous, pour le Prince, le courtisan, le clerc, le
banquier, le drapier, l’aubergiste, l’artisan, le compagnon et
l’apprenti : un temps sécularisé et divisible à l’infini qu’affichait son
horloge juchée au sommet de l’une de ses tours.[18]
A long terme certes, c’en était fini des scansions cycliques et répétitives du
cycle christique. A preuve, qui s’insurge aujourd’hui en partant du point de
vue religieux contre le travail du dimanche ? Le temps sécularisé étant du
travail, il est donc simultanément de l’argent selon l’analyse de Marx et l’adage
anglo-saxon bien connu : Time is
money, et réciproquement. Le temps-travail est donc l’être-là du capital en
toutes ses incarnations sensibles possibles.
Cette
ville médiévale déjà moderne et multipliée à l’identique dans toute l’étendue
de l’Europe catholique, n’a donc plus rien de commun avec la fondation par
émigration d’une nouvelle cité grecque qui avait besoin d’une nouvelle loi (nomos), laquelle, au bout du compte,
instaurait une nouvelle citoyenneté. C’est pourquoi notre la civilisation
moderne n’a plus jamais été grecque, mais l’héritière des villes libres du
Moyen-Âge.
3)
Déjà relevée, l’anarchie barbare qui entraîna pendant plusieurs siècles une
totale décentralisation des pouvoirs. Le roi ou l’empereur n’étant, de fait, le
maître absolu que dans son propre fief. Ce que manifeste parfaitement le
système politico-symbolique nommé féodalité.
Du
fait de cette anarchie, durant plusieurs siècles, et ce malgré les efforts de
Rome, le pouvoir religieux (tant spirituel que temporel) sera toujours contesté
par les pouvoirs temporels royaux ou impériaux (le conflit entre l’Empereur et
le Pape, le gallicanisme français, enfin l’indépendance des rois anglais vis à
vis de Rome, etc.). La décentralisation et le conflit entre le Pape et les
princes permettrons l’extension des ordres religieux militants, à la fois
savants, inventeurs de nouvelles techniques, producteurs et exportateurs
rationnels de biens et de produits fabriqués, tout en demeurant les fermes
combattants armés de la « vraie » foi.[19]
Il suffit de songer au rôle des Cisterciens pour saisir combien, à leurs
manières, ils contribuèrent déjà à une pré-uniformisation de l’Europe en
exportant les modèles d’architecture de leurs abbayes et de leurs églises,
celles de leurs méthodes d’implantations, de leur manière d’organiser le travail
agraire, la production préindustrielle et les échanges commerciaux
internationaux.
On
n’omettra point non plus de rappeler combien dès le XIe siècle, de part leur impact
populaire, la naissance de mouvements de masse pré-réformateurs prônant un
retour à la lettre d’un égalitarisme socio-politique et telle qu’on peut le saisir
dans le Nouveau testament et la haute valeur spirituelle du travail manuel.
4)
C’est encore cet état féodal de décentralisation conflictuelle qui permit aux
villes de gagner leur autonomie politique tant du côté des seigneurs laïques
que du côté des seigneurs religieux (évêques ou abbés). Dans un monde dominé
par la féodalité rurale, ces villes étaient peu à peu devenues des lieux de
production de biens essentiels pour le maintien du pouvoir des Princes et les
manifestations de leur munificence : par exemple les villes deviennent le
lieu de fabrication des armes nouvelles, mais aussi des bijoux, des vaisselles,
des tissus précieux, des entrepôts recélant les marchandises de luxe, rares et
exotiques. Ainsi, les villes contrôlèrent très vite tous les échanges monétarisés
grâce à leurs banques et à leurs changeurs. Dès lors elles devinrent les lieux
où la noblesse de haut rang, en train de se former au dessus de la classe des
guerriers libres (bientôt asservis), sera prise aux pièges du capital. Non
seulement la noblesse de haut rang, mais aussi l’Église et ses princes. Saint
Thomas en avait pressentit le très grand danger, c’est pourquoi dans le De Regno il développa une théorie du
juste prix qui eut fort peu d’impact sur les pratiques réelles de l’Église, des
clercs et des laïcs, car le jeu du commerce-monde travaillait déjà à la
transformation de toute chose, voire de la plus haute spiritualité, en
marchandises. Ce capitalisme en vie de développement rapide représentait l’un
des plus puissants facteurs d’uniformisation et d’extériorisation intervenant
au moment même de la conquête de l’Amérique.
5)
Toujours dans le champ des prémisses de la globalisation, il n’est pas sans
intérêt, me semble-t-il, de rappeler la création d’un système universitaire
unique et unifié à travers toute l’Europe catholique, l’Universitas, fondée sur le même enseignement, scientifique,
philosophique et théologique, collationnant les mêmes diplômes, et qui
permettait aux clercs de toutes origines qui en étaient pourvu d’enseigner et
de porter les débats d’un bout à l’autre de l’Europe catholique et au-delà.
6)
Enfin, il faut replacer la genèse de cet éidos
de l’experimentum occidental qui,
préparé par Robert Grossetête et Robert Bacon, deviendra celui de l’ingenium, de l’ingénierie, pour finir
dans une interprétation de la nature comme mathématisation du monde.[20]
Pour cela, une fois encore, nous sommes conduit à ressaisir le rôle du
christianisme. En imposant peu à peu la téléologie du jugement dernier, le
christianisme préparait déjà le sens de l’histoire comme eschatologie du temps,
d’une histoire qui, une fois sécularisée, gagnait le sens de sa finalité dans
les actions de l’experimentum et de
l’ingenium des hommes d’Occident sur
leur planète, de leur efficacité réelle, permettant de constater, à l’usage,
qu’il suffit d’agir sur le monde à l’aide d’une rationalité mathématisable pour
en voir les effets immédiats. Il est là la victoire absolue de l’immanentisme
de l’utilitarisme sur toute autre détermination. Au bout du compte, il a suffit
de mettre au travail objectal les idéalités mathématiques afin de construire
des objets physiques, chimiques, puis biologiques, pour que ces artifices
deviennent les instruments qui permettent aux hommes non seulement de dominer
la nature, mais de la transformer et de se transformer eux-mêmes. En bref, la
modernité a crée un vrai nouveau monde unifié en passant par la conquête de
tous les autres mondes archaïques. Hannah Arendt définit cette innovation comme
le déplacement du point d’Archimède : dorénavant l’anthropogenèse s’interprète
par la philosophie du sujet et l’objectivation généralisée selon l’expérience
et la théorie galiléennes et la métaphysique cartésienne.[21]
De fait, nous pouvons parler d’une interprétation de la globalisation selon Heidegger,
c’est le Gestell (Arraisonnement) ou
mise en forme mathématique de tous les étants en vue de la production
généralisée et unifiée qui assument ce devenir : incarnation ultime et accomplissement
suprême de la métaphysique dans l’essence de la Technique. Les exemples abondent
depuis l’électricité qui substitue le jour à la nuit, depuis l’atome qui permet
de vitrifier la planète ou de lui fournir une énergie quasi inépuisable, en
passant, aujourd’hui, par l’ingenium
de la biologie moléculaire et de la génétique permettant la création de nouveaux êtres vivants, de
cloner les mammifères, même peut-être ceux disparus depuis les temps
préhistoriques. Au bout du compte, force nous est de constater qu’il n’est pas
d’autre monde que celui engendré par la techno-science, et le capital qui en
soutient le déploiement permanent.
Voilà
résumée quelques aspects de cette arché
(et de ses effets) qui manifesta d’emblée la plénitude de ses potentialités sémantiques,
théoriques et pratiques au moment de la conquête de l’Amérique qui demeure en
son fond intentionnel, dans l’argumentaire de Colomb auprès de ses sponsors
royaux, une entreprise aux visées d’exploitation commerciale (épices) et
minière (or). Arché qui mit en œuvre
cet éidos de l’extériorisation et de
l’expérience qui, avant tout mouvement réel, avait déjà engendré une
représentation du monde comme sphère unifiée : le globe comme nouveau
théâtre du monde que l’homme d’Occident s’était offert à lui même.
Quel
est donc le sens de cette frénésie actuelle de colloques, de symposiums, de
débats, de cours universitaires, de recherches, d’institutions, mais encore
d’articles, de livres, respectivement tenus, financées et publiés à propos de
la globalisation et de son corrélat obligé, l’identité, plus précisément de
l’identité culturelle, de l’identité politique (présentement sous la forme de
la crise de l’État-nation), et enfin des gloses sur le « tout est
possible » des arts contemporains, lesquels comme l’a remarqué Granel
n’échappent pas à la détermination du nouveau sens de l’Être crée par cet éidos ? Toutes ces manifestations sont
les rappels de sens qui nous ont fait signe depuis longtemps, et nous qui donnent
toujours du sens dans l’« agitation glacière » propre aux derniers
hommes.
Hegel
écrivait jadis que la philosophie comme la chouette d’Athéna prend son envol au
crépuscule. Ceci vaut pour toutes les paroles interprétatives des actions
humaines… elles s’énoncent lorsque l’essentiel d’une époque est déjà accompli,
quand elle est sur le point de se défaire…[22]
La
globalisation paraît donc en voie d’être accomplie en sa totalité, et même s’il
reste ici ou là des poches d’archaïsme se prétendant irréductibles,
celles-ci, par le marché, l’économie,
les contraintes technologiques, et, last
but not least, les bombes, auront tôt fait d’être intégrées à l’Occident en
sa généralité.[23] Où
trouver dorénavant l’altérité radicale, la seule qui, de par la présence de son
irréductible identité[24]
défiait jadis l’Occident toujours assuré de l’universalité de ses
valeurs ? Où rencontrer aujourd’hui ces hommes dans leurs cultures, leurs
représentations, leurs rites, que nous avons tenté, souvent en vain, de
comprendre en les enfermant dans les petits tiroirs de nos savoirs positifs
rassurants, dans les concepts de l’anthropologie sociale et culturelle, dans
ceux de l’histoire des religions ou des civilisations, etc. ?[25]
Où, présentement, trouver des identités alternatives aux diverses alternatives
d’identités biaisées qu’offre l’Occident comme autant de marchandises sur les
rayons des supermarchés de la culture ? En effet, aujourd’hui ne pratique-t-on
pas le yoga comme le body building et la « méditation
transcendantale » comme le jogging, le roller ou le cyclisme ? Il y a
dans cette description une version réactualisée de ce que Nietzsche,
prophétisant la modernité tardive, avait annoncé en constatant que l’homme
moderne, le dernier des hommes, choisit ses identités et ses rôles comme
l’acteur choisit ses masques dans le magasin d’accessoires d’un théâtre. Qui
oserait nier aujourd’hui que nous ne sommes pas « tous en scène » et sur
la même scène, et que les rôles que nous y jouons ne sont que les facettes
complémentaires et spéculaires d’une seule et même pièce ? Dès lors, plus
se multiplient les colloques sur l’identité, plus, dans la banale et
quotidienne réalité perceptible, les vraies différences, les différences culturelles
irréconciliables s’estompent ou deviennent les simulacres obscènes des
platitudes d’un folklorisme marchandisé après avoir été ethnologisé, offert à
des touristes en goguette croyant s’offrir du « savoir » à bon marché
(en effet, un séjour d’une ou deux semaines en Chine ou au Pérou, apparaît très
rentable d’une vie de labeur consacré à la connaissance de la civilisation
chinoise dans sa langue ou à celle des Incas).[26]
Mais c’est encore dans le discours du multiculturalisme que cette
uniformisation des identités réapparaît avec d’autant plus de force que cette
affirmation de la différence dans le simulacre est devenue la version politiquement
correcte du contrôle social contemporain, nécessaire et garantie par les
autorités politico-économiques du capitalisme le plus moderne.[27]
Il en va de même pour ce que notre tradition
pré-moderne et moderne nomma et définit comme la « nature », le monde
sauvage, une autre altérité entendue comme la somme des grands espaces où
vivaient les bêtes sauvages les plus spectaculaires. Il suffit de regarder la
télévision, et plus précisément les programmes diffusés par Discovery, National Georaphic et Animal
Planet, pour constater l’évidence : la nature sauvage n’est plus
qu’une mise en scène médiatique, et les animaux sauvages qui survivent encore
ici ou là, dans des réserves (comme les Indiens en Amérique du Nord), ne le
doivent qu’à une action de sauvetage et de philanthropie proprement humaine.
Voilà qui est la négation même de la sélection « naturelle » propre à
la sauvagine !
Que
cette globalisation et cette fin des différences se soit annoncées le jour où
un certain marchand génois, homme fort averti des problèmes et des nouvelles
techniques de la navigation océanique, le jour donc où un certain Christophe
Colomb aborda au rivage d’une petite île des Caraïbes pour la gloire de Dieu,
celle du Prince et surtout pour la quête frénétique de l’or[28],
voilà qui est devenu l’une nos évidences. Mais ce qu’il ne voyait point (et ne
pouvait voir) c’est que l’idée du globe incarnée dans ce pas devait permettre
aux hommes d’Occident de créer un nouveau monde en permanente expansion vers sa
propre totalisation. Quelques siècles plus tard, à la fin d’une guerre mondiale
et d’un joyeux massacre inaugurant la modernité tardive (1914-1918), au moment
que beaucoup commencèrent à douter du corrélat entre le progrès technique et le
bonheur, la vérité de cette évidence ancienne apparut à certains penseurs
– peut-être plus encore à certains poètes – dans toute sa nudité…
L’accomplissement
de la globalisation suggère sa présence de longue date, bien avant que les
premières expéditions outre-atlantiques n’en manifestèrent les premiers
balbutiements, et sans que les auteurs-acteurs de ce scénario fussent
conscients de la portée de leur geste et donc aptes à en mesurer et à en
thématiser le fondement et les modalités de son devenir. Toutefois devaient-ils
en avoir néanmoins un vague, peut-être très vague pressentiment. Dès lors que
l’image qu’ils avaient de la terre pouvait se re-présenter sous la forme d’un
globe, cette forme leur suggérait ainsi qu’un départ vers l’au-delà des mers
impliquait nécessairement un retour. C’est pourquoi s’ils l’envisagèrent sinon
vraiment assuré, à tout le moins ils le pensèrent comme probable.
La
circonférence du globe réel ayant été bouclée par l’homme d’Occident, il ne lui
restait plus qu’à rendre le globe conforme à son éidos de la conquête des vieux mondes (i.e. des cultures
archaïques) pour y accomplir la production d’un monde nouveau. C’est ce qu’il
fit en y éliminant toutes les différences, sauf une seule, celle que le
capitalisme nourrit et celle dont il se nourrit, celle qui correspond
précisément à l’essence de cet éidos
de l’hors-de-soi pour la production-reproduction,
la différence qui impose une séparation sans cesse accentuée et contrôlée des
pôles de la richesse et de ceux de la pauvreté.
Claude
Karnoouh (version modifiée, augmentée et corrigée au mois de mars 2013 d’un
texte rédigé en 1999)
[1] Gérard
Granel, « Monoculture ? Inculture ? (Perspectives du 3e
millénaire) », in PO&SIE,
n°86, 1988, Paris, pp. 108-114, cf. p. 112.
[2] Pour
un rappel complet de la mise en œuvre de cette uniformisation, de sa
représentation cartographique, cf. Alfred W. Crosby, The Measure of Reality :
Quantification and Western Society, (1250-1600), Cambridge University Press, 1997, ch.
5, « Espace ».
[3] Jean
de Mandeville, Le livre des merveilles (1322-1356).
Cf., Voyage autour de la Terre (Trad. et comm. par Ch. Deluz, 1993), Paris,
1993.
[4]
Christiphe Colomb a lu Le Devisement du
monde de Marco Polo rédigé en 1298. Mais il fut fut très influencé par les
travaux géographiques et encyclopédiques de Pierre d’Ailly, et en particulier
par le chapitre huit de son Imago Mundi (1410) qui assumait
l’étroitesse de l’océan Atlantique, et donc qui alimentait grandement ses
arguments en faveur de la route du couchant pour aller à la rencontre de l’Inde
et du Japon.
[5] Las Casas, Brevísima
relación de la destrucción de los Indias, mémoire adressé à Charles Quint
en 1542 et publié à Séville en 1552. Première traduction française de Jacques
de Miggrode, Très brève relation de la
destruction des Indiens, Anvers, 1579. Pour saisir l’extension de ce
génocide dénoncé dès l’aurore de la découverte de l’Amérique par Las Casas, il
convient de lire : David E. Stannard, American
Holocaust : The Conquest of the New World, Oxford University Press,
1992.
Je ne développerai
pas ici, le problème soulevé par les illusions propre à l’idéologie occidentale
contemporaine sur la violence propre aux sociétés primitives, lesquelles
n’étaient pas du tout iréniques comme le dessine l’hypothèse toute théorique de
Rousseau reprise dès la fin du XVIIIe par un analyste tel l’abbé Raynal, puis,
plus tardivement par une majorité d’anthropologues contemporains à commencer
par Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss, Marshall Shallins, Pierre Clastres et
tant d’autres moins célèbres. Cette idéologie du primitivisme heureux et
paradisiaque, de l’archaïsme comme parousie, a été largement déconstruite et
critiquée par Remo Guidieri dans deux ouvrages séminaux, La Route des morts, Seuil, Paris, 1980 ; L’Abondance des pauvres, Paris, Seuil, 1984 (traduit en roumain, Abondanța Săracilor, Idea, Cluj, 2008).
[6] Les
Européens contemporains ont la mémoire courte lorsqu’ils accusent les
États-Unis d’Amérique de ne regarder le monde qu’ils produisent qu’en leur
guise. Ils ne font là que poursuivre la pensée d’une Europe occidentale dont
ils sont l’enfant prodigue. La célèbre
injonction d’outre-Atlantique, à savoir que « ce qui bon pour l’Amérique
est bon pour le reste du monde » n’est que la suite logique de la
globalisation commencée par cette même Europe. Sic transit gloria mundi !
[7]
Gérard Granel, « Monoculture ? Inculture ? (Perspectives du 3e
millénaire) », in PO&SIE, n°
86, op.cit., p. 109.
[8]
Lorsque j’écris « sciemment », j’entends par là le fait qui ne s’agit
nullement d’invasions menées par des peuples migrateurs forçant des peuples
sédentaires à quitter à leur tour leur territoire, engendrant ainsi une chaîne
de déplacements qui impliquait parfois l’Eurasie dans son ensemble. Ces
invasion furent le lot commun de l’Europe occidentale jusqu’à la
sédentarisation des Normands en Normandie, mais continuèrent sur ses marches
orientales européennes jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
[9] Pour
saisir cette spécificité de notre civilisation, il convient de rappeler que
lors de la grande période d’expansion maritime chinoise, les flottes de
l’empereur « trouvèrent leur voie jusqu’à Madagascar, vers les côtes de
l’Afrique orientale, vers les îles de la côtes de septentrionale de la Sibérie,
pour acheter des épices et des fourrures, sans jamais entreprendre de
conquêtes. » in Joseph Needham, La
Science chinoise et l’Occident, Seuil, Paris 1973, note 2, p. 69.
[10] Il
ne faut pas oublier (et l’Énéide nous le rappelle) que la fondation de Rome procède d’un rite
sacrificiel, et que de ce fait les Romains se regardaient comme les descendants
des Troyens, et donc en relations spéculaires avec les Grecs, descendants des
Achéens.
[11] Cf.
Hannah Arendt, The Human Condition,
chap. VI, « La vita activa et
l'âge moderne » ; Simone Weil, Écrits
historiques et politiques, op. cit., « Quelques réflexions sur les
origines de l’hitlérisme », pp. 36-37 ; Gérard Granel, « Les années trente sont
devant nous », in Études, Paris,
1995.
[12]
Dante, y fera une référence dans L’Enfer,
chant XXI. Plus tard, Galilée y viendra pour parfaire certaines de ses
connaissances techniques nécessaires, selon lui, à la recherche théorique.
[13] The
Measure of Reality : Quantification and Western Society, (1250-1600),
op. cit., p. 216 : « Sept siècles de comptabilité ont fait plus pour
donner forme aux perceptions d’un plus grand nombre de gens que n’importe
quelle innovation singulière de la philosophie ou de la science. Rares sont
ceux qui ont médité les paroles de René Descartes ou d’Emmanuel Kant ; des
millions d’autres, en revanche, plus frivoles et plus laborieux, ont inscrit
des chiffres dans des livres de comptes bien tenus, puis ont rationalisé le
monde pour l’adapter à leurs livres. »
[14] Le
développement des armes à feu joua un rôle essentiel dans l’intensification de
cette synergie, en ce qu’elles impliquèrent une modification générale de l’art
de la guerre, terrestre et navale, une transformation des rôles relatifs de
l’infanterie et de la cavalerie, la naissance d’un corps d’ingénieurs
militaires spécialistes de la balistique et des explosifs, de la technique des
fortifications, de la métallurgie. Enfin, effet cardinal, une exigence
économique que seuls les plus riches États purent assumer.
[15]
Élément du lat. ex «hors de», qui est
resté dans de nombreux composés latins passés en français (exciter, exclure,
expulser...) et qui a formé quelques composés du français savants (expatrier,
exproprier...).
[16]
Élément, du grec peri «autour (de)»,
entre dans la composition de nombreux mots savants de formation française ou
empruntés, tels que : périanthe, périmètre, période, péristyle, péripatétique,
etc.
[17] Christian Duverger, La conversion des Indiens de Nouvelle-Espagne, avec le texte des
Colloques des douze de Bernardino de Sahagun (1564), Éditions du Seuil, 1987,
277 p.
[18] Il
me paraît particulièrement pertinent, ici, en Roumanie, dans un pays dont la
majorité des habitants sont de religion orthodoxe de rappeler qu’il n’y pas
d’horloges placées sur les tours des églises consacrées à la foi de la
chrétienté byzantine. Chez eux le temps n’appartiendrait donc pas à l’energeia du capital. Ce n’est plus
aujourd’hui qu’une apparence, qu’un simulacre, qu’un faux-semblant.
[19] A
titre de curiosité, il faut rappeler la surprise et l’indignation des prêtres
et des dignitaires ecclésiastiques byzantins lorsqu’ils virent, lors de la
première croisade, les prêtres francs armés comme des chevaliers. Comment, des
prêtres et des moines n’étaient-ils pas respectueux du commandement « tu
ne tueras point » ?
[20]
Galilée, in Discoveries and opinions of
Galileo, Doubleday, New York, 1957, « La philosophie est écrite dans
ce très grand livre continuellement ouvert devant nos yeux, c’est-à-dire
l’univers […] Il est écrit en langage mathématique, et ses caractères sont des
triangles, des cercles et d’autres figures géométriques, sans l’aide desquelles
il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot ; sans elles, on
erre vainement dans un labyrinthe obscur. ». Descartes s’y appuiera pour
construire la métaphysique moderne.
[21]
Hannah Arendt, op. cit.
[22]
C’est vers la fin de la grandeur d’Athènes qu’Aristote écrit et la Constitution
d’Athènes et la Politique.
[23] Le
plus parfait exemple contemporain de cette unification du monde se tient dans
ce qu’il est convenu d’appeler l’Islam radical dont le discours prétendu
traditionnaliste n’est qu’un simulacre en ce que la puissance dans le présent
ne s’obtient qu’avec les armes du présent, et donc de l’hypermodernité
[24] Je
songe ici aux populations cannibales, lesquelles ne sont pas plus exotiques
dans leur violence, leur courage et leur piété qu’Hector criant sa victoire sur
le corps de Patrocle, ou qu’Achille traînant le corps d’Hector autour des
murailles de Troie pour le jeter, ensuite, sans sépulture, au milieu du camp
des Grecs. Voir à ce sujet Babel II dans l’admirable ouvrage de Remo Guidieri, L’abondance des pauvres, Seuil, Paris,
1984.
[25] Pour
comprendre notre faiblesse intrinsèque à pénétrer les pensées de cette
altérité, il convient de lire (ou de relire) l’extraordinaire journal de
Malinowski, A Diary in the Strict Sens of
the Term, Routledge & Kegan Paul, London, 1967. Mais, il conviendrait
encore de relire les imprécations lancées par Nietzsche contre les catégories
de la logique appliquées aux peuples indo-européens :
« C’est nous seuls qui avons inventé comme autant de
fictions la cause, la succession, la réciprocité, la relativité, l’obligation,
le nombre, la loi, la liberté, la raison, la fin, et quand nous introduisons
faussement dans les choses ce monde de signes inventés par nous, quand nous
l’incorporons aux choses, comme s’il leur appartenait en soi, nous agissons
comme nous l’avons toujours fait, nous créons une mythologie. » in,
F. Nietzsche, Jenseit von Gut und
Böse, dans la traduction française, Par-delà
le Bien et le Mal, œuvres philosophiques complètes, tome VII, Gallimard,
Paris, 1971. Cf. p. 36.
[26] Cf.
Claude Karnoouh, Adio diferenției. Eseu
asupra modernității tîrzii, Idea, Cluj, 2001.
[27]
Claude Karnoouh, Postcommunisme fin de
siècle. Essai sur l’Europe du XXIe siècle, L’Harmattan, Parfis 2000, chap.
V. « Un logos sans ethos. Le multiculturalisme » ; Gérard
Granel, « Monoculture ?
Inculture ?… », op. cit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire