Les nouveaux bardes du marxisme dans la « société du spectacle intégrée »
Le "politiquement correct" a été inventé pour permettre aux imbéciles qui n’ont rien à dire de parler et d’écrire sans cesse et obliger les gens de bon sens à se taire. (Anonyme)
Nul ne saurait nier que dans le monde universitaire d’extrême gauche le colloque qui s’est tenu à l'université de Birkbeck de Londres au printemps 2009 « Sur l'idée du communisme » a été représenté dans de nombreux médias, y compris de droite, comme un événement important pour le développement de la pensée marxiste contemporaine. En effet, sur l’estrade il y avait du beau monde, Alain Badiou, Slavoj Žižek, Jacques Rancière, Toni Negri, quant à Jean-Luc Nancy annoncé il s’était fait excuser au dernier moment pour raison de santé. Dans la salle aussi, beaucoup de monde. Il y avait là des chercheurs et des militants du monde entier qui avaient payé 100£ pour écouter les nouveaux archontes de la pensée radicale. Certes étant de gauches et humanistes, généreux avec les étudiants, ces derniers bénéficiaient d‘une réduction de 50 %, tandis que les membres de l’Université Birbeck étaient taxés seulement de 45£. Il y avait encore parmi les auditeurs un jeune philosophe d’origine polonaise, Jan Sowa, envoyé spécial de la revue Philosophie magazine, qui en rapporta un commentaire singulièrement roboratif au titre tout à fait suggestif : « Communista social club »[1]. En effet, comme pour la salsa, le cha-cha-cha ou la rumba avec les Compay Secundo et Ibrahim Ferrer vieillissant et leurs amis, mais en beaucoup moins joyeux que ces vieux musiciens, l’aréopage sinistre des coryphées de la pensée révolutionnaire contemporaine rassemblait peu ou prou de vieux routiers des débats marxistes universitaires, des controverses entre diverses écoles et les excommunications entre divers groupuscules pour certains. Cependant, pour des penseurs qui se prétendent marxistes, dussent-ils en avoir le vocabulaire et la virtuosité des enchaînements logico-inductifs et logico-déductifs, dussent-ils en pratiquer la rhétorique argumentaire depuis des décennies, dussent-ils enfin, en raison de ces talents éprouvés, avoir trouvé de prestigieuses maisons d’édition pour exposer leurs vues, l’assemblée parue bien conventionnelle au journaliste de Philosophie magazine, une sorte de congrès dans le style de ceux rassemblant dans l’ex-Europe communiste les intellectuels du Parti, avec son scénario bien rôdé : louanges et applaudissements préréglés et convenus sans qu’aucun débat ne s’élève entre eux afin de mettre à plat leurs différences, fussent-elles fort minces. À l’évidence, ce colloque a plus obscurci l’hypothèse communiste, créant par instant comme on va le voir une mystification. Toutefois, il faut convenir que dans cette noble assemblée, seul Negri pouvait réellement exciper d’un passé de militant actif, lui qui avait payé d’années de prison pour un authentique activisme révolutionnaire, même si je trouve que sa théorie de l’ouvrier social (operaismo) tombe dans le piège tendu par la forme Capital à l’égard de tout concept qui ne remet pas en cause la nature profondément aliénante de la condition ouvrière, fût-elle keynésienne, améliorée, garantie et bien rémunérée, en bref protégée par un corpus de lois. Parce que résistant à toute virtuosité logique, juridique et institutionnelle, la répétitivité du travail productif demeure toujours, quoi qu’il en soit de la philanthropie capitaliste ou sociale-démocrate, une sombre fatalité et non un destin, fût-il un lendemain enchanté comme celui attribué au travail de la classe ouvrière et de son alliée, le paysan pauvre, dans le discours léniniste, ou aujourd’hui emphatiquement multiculturalisé dans le nomadisme comme masse sociale selon la version Negri avant et après l’Empire. Mais pourquoi, lorsque le marché est ouvert et l’économie en ascension (ce qui n’est pas le cas depuis une dizaine d’années), les jeunes évitent-ils autant qu’ils le peuvent d’entrer dans le monde ouvrier et préfèrent les services, banques, vente et culture bas de gamme, s’ils n’avaient pas une conscience diffuse de la sombre vie qui les attend ? Quoi qu’il en soit de ces peudo-concepts gaucho-postmodernes de l’Empire, de cette philosophie politique pour bobos humanistes, au moins Negri a-t-il connu l’expérience réelle de la répression carcérale du Prince… Les autres pérorent dans les universités, avec juste ce qu’il faut de provocations pour faire accroire leur radicalisme auprès de gens aussi frileux qu’eux-mêmes, sans jamais s’engager dans l’agir révolutionnaire lequel, nous le savons de longue date, ne peut jamais éviter la violence, ce que le pourvoir actuel de l’Empire nomme le « terrorisme ». Comme si les combattants de la révolution étasunienne n’avaient été en leur temps des « terroristes » pour la Couronne britannique !
Dans le style de la fausse conscience et du dédoublement, il semble que Badiou en soit devenu le maître et le virtuose. D’un côté il est capable d’offrir une analyse très fine de la Commune de Paris (à coup sûr la meilleure que j’ai lue sur l’autonomie du pouvoir ouvrier sans parti), ou une analyse fort convaincante de la Révolution culturelle chinoise comme tentative de dépasser les contradictions internes d’un PCC s’embourgeoisant déjà ou, selon Mao lui-même, devenu en 1948 le seul refuge possible de la bourgeoisie progressiste chinoise, et, de l’autre, lorsqu’il s’agit de notre présent immédiat, il présente l’« hypothèse communiste » comme une sorte d’alternative « nouvelle » pouvant advenir sans violence, comme choix parmi d’autres choix possibles dans une sorte de structure du hasard et de la nécessité qui n’est pas sans rappeler l’évolution des cultures humaines selon Lévi-Strauss[2] : « Dans la conception de la politique où je me tiens, écrit-il, ce ne sont pas les rapports de force qui comptent, mais les processus pratiques de la pensée ».[3] En vrai marxiste, il devrait être aussi fidèle à la XIe thèse sur Feuerbach. Mais la pensée de qui, pourquoi, pour qui, et surtout dans quel but pratique ? Par ailleurs du côté des masses, on ne voit pas que cette affirmation soit un appel à une sorte de phénoménologie pour une enquête sur subjectivité des acteurs sociaux, la seule qui compte comme prémisses impérativement nécessaires à toute mise en œuvre pratique. Dès lors si Badiou s’en tient aux seuls processus de la pensée des universitaires et autres spécialistes intellectuels, il devrait modestement affirmer qu’il n’est qu’un commentateur critique de Marx, un de plus, mais ni plus ni moins et ainsi tomber sous le coup qu’il assène lui-même à cet exercice universitaire par excellence : « Le commentaire est le murmure de l'impuissance, le propre de la démocratie inactive, c'est-à-dire du journalisme ».[4] Mais qu’a-t-il donc fait Badiou toute sa vie sinon du commentaire, certes plus savant que ceux des journalistes, mais néanmoins du commentaire. Aussi se donne-t-il des verges pour se faire battre, et, pour le lecteur, la possibilité de constater qu’il refourgue une marchandise frelatée. Et ce d’autant plus qu’il plaide pour une pensée de la critique politique radicale comme mise en forme de l’« inadmissible ». Or, pour tenter de créer les conditions théoriques et pratiques de l’inadmissible au sein d’un pouvoir établi, ou pour les détecter dans le socius en marche, qui pourrait éviter le recours à la violence ?… S’il reste, à tout le moins, une leçon cardinale de Marx c’est bien celle qui enjoint à la philosophie de diriger la pensée qui se nourrit de la praxis vers une praxis renouvelée en vue de transformer le monde. Or, il n’est pas de transformation radicale du monde politique qui, d’une manière ou d’une autre, n’engendre pas la violence, c’est à coup sûr l’une des leçons fondamentales de Machiavel, mais aussi de Marx et de… Mao… Comment un penseur marxiste peut-il sérieusement écarter la violence des rapports de force du politique dès lors que l’histoire de la classe capitaliste, de la bourgeoisie sous toutes ses formes, n’est que violence permanente à l’encontre du salariat ? Rien de nouveau donc sous le soleil du réformisme et du révisionnisme, la Critique du programme de Gotha comme énoncé métaphorique d’un sous-jacent affadi de la lutte de classe, demeure d’une criante actualité. Il n’est point besoin de disserter longuement, il suffit d’observer le spectacle de la violence économique que nous offre notre présent postcommuniste, il en est la meilleure preuve… le refuser, le dissimuler, l’occulter c’est en effet simuler, jouer à cache-cache avec les idées que l’on prétend promouvoir dans la jeunesse, chez les salariés, chez les émigrés, en bref, c’est pour ce qui concerne la praxis, oublier l’essentiel : à savoir que tout changement fondamental de l’Étant politique met en œuvre, avant toute positivité, la négativité agissante (leçon de Hegel), dussions-nous y repérer, au-delà, les promesses très fragiles d’un possible monde meilleur. Mais il est vrai, et ce n’est pas faire un mauvais procès à Badiou que de constater que ce n’est pas au cours de séminaires tenus à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, que l’on prépare sérieusement la praxis de l’« hypothèse communiste » comme révolution, c’est là un terrain bien trop balisé par le Capital comme forme sociale et par le fétichisme de la marchandise (ou de la valeur marchande) comme fausse conscience. Et si c’était le cas, si l’ENS était un lieux où se fomente la révolution, il y a belle lurette que la police serait intervenue pour mettre fin à ce qu’elle interpréterait comme un réel danger « terroriste » pour la sacro-sainte démocratie bourgeoise. Ni de près ni de loin Badiou ne ressemble à Ho-Chi-Min ou Fidel Castro, et encore moins à son modèle Mao !
Dès lors, c’est de ce trompe-l’œil-là qu’il faut partir pour saisir d’où proviennent les apories avancées par ces penseurs où s’étalent la vanité de ces colloques et la fascination qu’ils exercent sur des chercheurs capables de payer 100£ l’entrée pour écouter ce qui, au bout du compte, n’est qu’un nouveau compromis réformiste avec la forme-capital de la socialisation, ou une version de la social-démocratie à la sauce postmoderne, voire sexy chez Negri/Hardt. En effet, on les attend au tournant ces intellectuels en renom de l’extrême gauche dont les dicours arrivent à être loués par les quotidiens les plus voués à la gloire du Capital comme le New York Time, Le Monde, Il Corriere della Sera, par exemple… lesquels sont bien plus circonspects à l’égard d’un Noam Chomsky, d’un Finkelstein, d’un Petras ou d’un Hollman lorsqu’ils dénoncent les gigantesques méfaits criminels des pratiques politiques et économiques étasuniennes. C’est une chose de dénoncer les pitreries sarkoziennes avec des analogies anachroniques, et de se comporter comme le firent les porteurs de valises, les Jeanson, Hélène Cuenat, Péju, Curiel, intellectuel, philosophe, littéraire, vieux militant du communisme, tous héros de l’aide au FLN pendant la sale guerre d’Algérie. Il est vrai que Chomsky n’est ni normalien ou assimilé, ni philosophe ni marxiste estampillé, et surtout, il a le courage de dire qu’un chat est un chat, et que la violence politique des exploités, des colonisés, des massacrés par la politique et de l’économie politique effectives de l’Empire se prétend légitime et continue comme si rien n'était !
Revenons au problème du sujet historique universel, moteur de la transformation sociétale (sans qu’on puisse lui assigner une valeur morale a priori). Problème essentiel et cependant édulcoré, mystifié et mithridatisé par ces penseurs. Pour eux, où le trouve-t-il donc ce sujet qui fait l’histoire ? Après les Gardes rouges de la Révolution culturelle, Badiou l’a trouvé, oh miracle ! en France, chez les sans-papiers avec cette formule emprunte d’une admirable rhétorique : « les sans-papiers sont tournés vers l’avenir », c’est donc « la classe ouvrière internationale » ! Si c’est ainsi, pourquoi le révolutionnaire Badiou, mettant en pratique sa théorie, n’est-il pas sur le front des sans-papiers dans la « jungle de Calais », avec les Afghans, les Pakistanais, les Shrilankais, les Irakiens, en attente d’un improbable passage clandestin en Grande-Bretagne, caché dans les bois ou hébergés dans des entrepôts de fortune, sans cesse ratissés et réprimés par la police ? Puisque là, chez nous, en France, se trouve la « classe ouvrière internationale », alors il faut en profiter, à la fois pour l’observer sur son terrain d’action, et, last but not least, l’aider dans son « effervescence quasi révolutionnaire » ! Mais ce bavardage de colloques et de séminaires est faux. Nous sommes avec les sans-papiers chez les émigrés des pays du Sud ravagés par le développement imposé par la forme-capital en ses ultimes versions mondialisées de contrôle et d’exploitation sauvage des populations : dette et monocultures imposées, matières premières aux mains d’élites compradores quand ce n’est pas directement entre les mains des multinationales, monarchies pétrolières simples concierges de leurs richesses, employant des armées de miséreux de l’Inde, du Pakistan, d’Indonésie et des Philippines pour un luxe touristique obscène, chefs de guerre des conflits ethniques ou pseudo-ethniques qui revendent à l’Occident métaux rares et diamants arrachés à la terre par un véritable travail esclave (cf. l’excellent film Blood Diamonds). Je pense que Badiou n’a pas rencontré beaucoup de ces miséreux qui ont tout tenté, y compris de mettre leur vie en jeux pour venir travailler en Occident (i.e, pour se faire exploiter une fois encore). Ces gens n’aspirent qu’à une seule chose, devenir les petits-bourgeois nantis de nos démocraties (à présent en état de crise économique systémique) tout en conservant certaines des traditions religieuses et culturelles de leurs pays ou de leur ethnie d’origine. Ni sujet objectif, ni subjectivité incarnée dans une quelconque conscience en révolte contre la forme-capital, contre l’exploitation dans le champ du travail abstrait et concret, eux-aussi sont appelés par le fétichisme de la marchandise, et y consentent avec enthousiasme, y compris pour les jeunes de la seconde génération qui créent les gangs revendeurs de drogues, moyen rapide (et donc très violent) d’obtenir ce que les bourgeois possèdent déjà par héritage. Ils sont les véritables soutiers d’un monde fondé en sa totalité sur la consommation généralisée, dût-elle n’en être que l’Idea vue du fond d’une caverne où règne seulement la misère, et où, à l’extérieur, nimbées d’auréoles mystérieuses, brillent les icône des gadgets. Les sans-papiers veulent des papiers pour se faire exploiter sans merci, mais cette fois légalement… ils deviendront un tout petit moins haves que les traîne-misère des bidonvilles tropicaux ou désertiques d’où ils viennent. Ils croient ainsi, et sauf exception confirmant la règle, pouvoir échapper à la loi d’airain de la socialisation que la forme-capital applique aux pauvres qu’elle engendre. Mais ils n’échapperont pas à la tiersmondisation des périphéries que la vulgate stupide des journalistes nomme les banlieues chaudes, bien loin des quartiers où bourgeois, bobos, toutes sortes d’élites de « gauche » pérorent sur les vertus pacifiques et éthiques du multiculturalisme, sur un marxisme sans luttes de classe, et sur les vertus intégratrices de ce que je définis comme les poubelles culturelles de la « société du spectacle »…
Maintenant tournons-nous vers Negri et Hardt. Une fois encore le sujet historique semble se dissoudre dans un double exotisme. Ils ont toujours sous la main les immigrés, source inépuisable de la compassion alimentant la philanthropie révolutionnaire exotique. En effet, qui n’a pas remarqué combien le « bon nègre », celui-ci jouant le jeu renouvelé du « bamboula » d’antan, demeure une source intarissable pour le sentimentalisme à trois sous des bonnes âmes de « gauche » occidentales ! Mais il y a surtout dans ce que Negri/Hardt nomme la « multitude » (concept qui voudrait remplacer celui devenu obsolète de masse prolétarienne, certes largement mésusé par le communisme réel et le marxisme sociologisant), les nouveaux travailleurs bien intégrés de l’immatériel, de l’internet, du soft, les transmigrants du business (cf., le film Lost in Translation), les ingénieurs et techniciens du off-shore, en bref, tous ceux qui ayant conscience de fabriquer du Capital seraient à même de peser sur l’orientation socio-économique de la dynamique de la forme-capital, alors qu’ils n’en sont que les jouets, les acteurs intégrés et systémiques (et non causaux) et qu’ainsi, du jour au lendemain, ils peuvent, à leur tour, être mis au rebus… En bref, Negri et Hardt vendent du réformisme enveloppé dans le papier de soie d’un discours fantasmatique sur le nouveau prolétaire conscient non seulement de sa force, mais de la nature de la lutte qu’il faut mener pour arrêter la catastrophe, à la fois économique et écologique, évidente et éminente qui menace notre pauvre planète.
Ni Badiou, chantre estampillé de la révolution culturelle chinoise, ni Hardt/Negri inventeurs de la « multitude révolutionnaire » (sic !) ne se sont interrogés précisément sur cet étiage de la présence d’un sujet historique ayant conscience d’une situation présente sans espoir, ouvrant la possibilité d’une action de rupture avec la forme-capital car, hormis une position éthique que je défends par ailleurs sans illusion, ce ne sont ni les luttes anti-impérialistes du Moyen-Orient, ni celles identiques d’Amérique latine qui portent en elles les instruments théorico-pratiques d’une opposition frontale et sans concession à la forme-capital et au fétichisme de la marchandise dans la lutte barbare de la concurrence économique et l’hybris de l’hyperconsommation.
Les cris d’orfraie de l’anticommunisme post factum (identique en sa forme et son fond à l’antifascisme du Quartier Latin, une spécialité française) lancés par une majorité d’intellectuels européens (Est et Ouest confondus !), leurs vociférations néolibérales et néoconservatrices, fonctionnent comme antidépresseur à leur mélancolie ou comme source d’un petit commerce rentable ou les deux à la fois, devraient toutefois manifester plus à l’égard de ces marxistes du spectacle auxquels il convient d’ajouter Foucault et Agamben. Le premier parce qu’il a oublié deux choses, la première c’est que parmi les gens emprisonnés au XIXe siècle il y avait les prolétaires dans les usines et les mines (cf. les descriptions du Goulag anglais de l’industrialisation par Dickens), avec leur passeport de travail, traités souvent comme des fous furieux[5] – (voire comment la bourgeoisie versaillaise régla et commenta le problème de la Commune de Paris dont Badiou a rédigé un très beau commentaire dans L’Hypothèse communiste, mais cela n’est plus guère dangereux aujourd’hui) ; et, la seconde, plus intrigante, concerne le biopouvoir qui n’est pas du tout affaire moderne comme le prétendent et Foucault et Agamben, mais une méditation et une pratique très ancienne, comme le rappelle Derrida avec une fermeté de ton inhabituelle dans la publication de ses derniers séminaires de l’EHESS[6] et que l’on peut voir illustré aussi chez Sloterdjick dans Les Règles pour le parc humain[7], essai-commentaire de la République de Platon.
Une fois encore c’est vers Heidegger qu’il faut diriger nos lectures. Le vieux maître nous a maintes fois indiqué la voie à suivre. Il nous a appris que pour interroger au cœur de l’essence il faut en quelque sorte refuser le terrain que le prêt-à-penser et, à dans notre cas, le prêt-à-exploiter nous offre. Il faut faire cette rétroaction doublée d’un pas de côté pour construire le questionnement avec le réel tel qu’il s’offre à nos sens, hic et nunc, et non tel que nous rêvions qu’il eût dû être. En bref, les intellectuels de droite d’Europe de l’Est (l’écrasante majorité) devraient accueillir ces penseurs de la gauche réformiste ou aveugle comme des alter ego grâce auxquels ils gagneraient, à coup sûr, dans une complémentarité compétitive de la disputatio sans danger aucun, l’aura internationale qui leur manque ; ils pourraient enfin participer au grand jeu du ping-pong international, sur la même table et avec la même balle, au lieu que de s’aboucher avec les anticommunistes occidentaux de service pour l’Est, tous extrêmement médiocres et souvent semi-analphabètes.
À ces beaux esprits d’une révolution simulacre, d’un radicalisme pseudo, adulés de foules universitaires, de fans étudiants aussi aveugles qu’eux, de groupies au statut socio-économique garanti, il faudrait pouvoir dire dans le blanc des yeux en paraphrasant Debord : « Encore un effort camarades pour être révolutionnaires ! ». C’est pourquoi en cette aube du XXIe siècle, à ceux qui souhaiteraient repenser pour une praxis de notre temps le devenir potentiellement révolutionnaire des hommes soumis à l’intensification planétaire de la forme-capital et au fétichisme radicalisé au centuple de la marchandise, il n’est pas outrageux d’avouer, avant toute avancée, que le sujet historique semble s’être évanoui ou, à tout le moins, très bien dissimulé. Voilà qui demeure le défi essentiel de nos temps d’indigence (in duerftiger Zeit) pour rappeler une fois encore la grande parole prophétique du poète.
Claude Karnoouh
[1] Philosophie Magazine, n° 31, juillet 2009, Paris.
[2] Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, UNESCO, Paris, 1952. Pour en lire la déconstruction des sous-entendus idéologiques néo-kantiens, et donc qui laissent impensé le rôle décisif de l’Occident techno-scientifique et capitaliste dans le déploiement de la modernité, cf., Remo Guidieri, L’Abondance de pauvres, « Babel II », édit. du Seuil, Paris, 1984.
[3] Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Paris, 1985, p. 104.
[4] (ibidem, p. 68).
[5] Cf., L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXe siècle, Hachette, Paris, 1984.
[6] Jacques Derrida, La Bête et le souverain, Tome 1, 2001-2002, Galilée, Paris, 2008. En effet, que faisait Sparte, par exemple, si ce n’est la mise en œuvre du biopouvoir ?
[7] Sloterdjick, Les Règles pour le parc humain, Paris, 1999.