jeudi 11 mars 2021

Colonisation et origine de l’anthropologie sociale et culturelle

 

Il faut au départ quelque peu clarifier le sens du mot anthropologie qui qualifie une des sciences sociales. Il ne s’agit pas de reprendre rapidement le sens premier grec d’ἂνθρωπος qui place au centre de la réflexion sur le monde l’homme en tant qu’homme. L’anthropologie moderne se rapprocherait plus de la définition kantienne d’une connaissance empire non pas de l’homme en tant qu’individu unique, mais des hommes en leurs diversités en partant de l’individu jusqu’aux peuples, recouvrant la psychologie, la socio-psychologie, l’histoire, la sociologie, la démographie, l’ethnographie et l’ethnologie. Mais de fait, j’entends ici anthropologie au sens d’un champ de la connaissance moderne qui étudie les différences culturelles, ce que l’on nommait naguère en Europe ethnologie dans les premières démarches de la tradition sociologique française et allemande… Le terme ethnologie est plus fidèle à la signification du mot grec ἒθνος, qu’anthropologie ne l’est à ἂνθρωπος. En effet, ἒθνος signifie le peuple, la nation, mais aussi un peuple non-civilisé, « barbare » au sens d’une entité culturelle et linguistique, et non au sens d’une entité politique, laquelle se dénommait δῆμος, c’est à dire la communauté des citoyens de la πόλις. Ainsi on peut dire que le sens moderne d’anthropologie a inversé de fait le sens originel du mot ἂνθρωπος l’homme, l’être humain, l’individu dans sa généralité, opposé aux dieux pour le renvoyer à ἒθνος l’homme dans ses multiples différences culturelles opposées les unes aux autres, ce dont nous entretenait Xénophon dans l’Anabase.

En choisissant le terme anthropologie la tradition anglo-saxonne a voulu faire d’emblée une référence à l’étude empirique de l’homme, non pas à une réflexion sur la nature humaine et son essence en termes philosophique, mais à celle de l’immanence humaine en ses multiples hypostases. Le mot c’est donc répandu dans le monde et en France après Lévi-Strauss en ce que le maître établit une hiérarchie analytique selon la complexité croissante de l’analyse depuis l’ethnographie, l’enquête de terrain, l’observation-description, puis à l’activité ethnologique comme mise en forme de ces observations orientées vers une interprétation générale d’une culture, pour finir par la conceptualisation théorique et comparative, définie comme anthropologie. Cependant dans la pratique réelle universitaire contemporaine ces trois démarches s’entremêlent et se rassemblent sous le vocable d’anthropologie (qui semble plus chic), si bien que présentement, n’importe quelle description journalistique de la rue d’un village, d’un spectacle frelaté pour touristes ou des relations avec les chiens perdus dans une ville s’auto-désigne comme travail d’anthropologie… tant et si bien qu’un effort théorique aussi puissant que celui d’Evans-Pritchard, de Lévi-Strauss ou de Rodney Needham sont, sous le vocable général d’anthropologie, l’équivalent d’une médiocre thèse sur les coutumes des voisins de mes grands-parents dans leur village natal. Mais revenons au but de ce petit essai. Si donc l’ethno-anthropologie est cette connaissance de la différence ou de l’altérité culturelle envisagée comme un champ important, voire parfois stratégique des sciences humaines, cela n’a pas toujours été le cas. Sans envisager ici la manière dont les sociétés sauvages perçoivent les gens différents qui les entourent, en me cantonnant aux discours et représentations propres à l’histoire de l’Occident, il s’en faut, et de très loin, qu’il en fut toujours ainsi.

Quelle fut donc l’image du sauvage ? Car c’est bien de lui dont il s’agit, entre le Moyen-Âge et nos temps modernes ? Certes les hommes du Moyen-âge connaissaient les noirs, les Arabes, les Berbères et les Asiatiques, surtout ceux de la Méditerranée qui commerçaient avec le Moyen-Orient. Quelques moines du Nord de l’Italie avaient voyagé jusqu’en Chine avant Marco-Polo. Empruntant la route de la soie, ces moines catholique ou nestoriens avaient rencontré tous les peuples qui jalonnaient ce chemin jusqu’à Pékin pendant le règne des empereurs mongols de la Pax mongolica. Le haut Moyen-Âge connaissait les noirs (qu’avait déjà connu l’empire romain et la Grèce) via l’Égypte et le Soudan, et le commerce arabe avec l’Afrique de l’est. Il s’agissait de populations vivants sur les côtes ou d’ambassades envoyées par les grands royaumes africains du Sahel ou de l’Afrique du sud. Mais il semble que ces hommes n’aient pas engendré l’effet d’un grand étonnement. En revanche, le haut Moyen-Âge pensait que le monde de l’Inde et de l’Indonésie était peuplé d’être extraordinaires, mi-hommes, mi-animaux, ce que la vulgate savante de l’époque nommait, le royaume du roi Jean. Les représentations, dessins et gravures montraient des hommes-singes, des hommes-girafes, des hommes-baleines, des animaux extraordinaires, bref des figures fantastiques et exotiques qui apparaissent aussi bien chez Pierre Breughel le Vieux que chez son maître Jérome Bosch, mais que l’on rencontre encore sur les sculptures des piliers des cathédrales romanes et gothiques d’Occident. Le monde sauvage était le lieu d’inscription d’un imaginaire du pécher, du purgatoire (invention du catholicisme médiéval), de la sexualité incontrôlé et de la manière dont le Moyen-Âge concevait le dérèglement mental.[1] Toutes ces images, ces sculptures nous renvoient à des formes imaginaires, à des représentations de visions, même si des moines de retour du sud de l’Inde et en Indonésie avaient consigné dans leur journal de voyage qu’ils avaient vu des hommes-singes, ce qui n’est pas très éloigné lorsqu’on songe à  l’Orang-Outang.

Mais la représentation change du tout au tout avec la découverte de l’Amérique, avec la découverte des Amérindiens. D’un côté la vision du monde s’était modifiée pendant le XVe siècle en Italie, la pensée scientifique s’était peu à peu convaincue de la réalité empirique de la rotondité de la Terre (pas celui du globe impérial) et donc de son unité physique, conception et vision qui s’étaient diffusées dans les cercles savants européens préparant un autre regard sur les hommes qui peuplaient ce « nouveau » continent d’une Terre unifiée. De l’autre, la mainmise des Ottomans sur toute la Méditerranée centrale et orientale coupait le commerce de Venise et Gènes, de ses sources de produits de luxe, des épices, de la soie, du cachemire, de pierres précieuses, de carmin, etc… Ce n’est pas là un point négligeable, loin s’en faut, car le but premier de l’expédition de Christophe Colomb consigné dans son journal était la quête d’une autre route pour atteindre l’Inde et ses richesses ce qu’il pensera dans un premier temps, d’où le nom générique des populations locales chez les Européens : Indiens. Et parmi les premiers actes de Colomb sur l’île Hispaniola, il y eut celui de torturer les Arawak pour savoir où sont les mines d’or ; or de mines d’or il n’y en a point à Haïti-Saint Domingue, l’or natif arrivait de l’Amazone porté par de puissants courants marin sur les plages, puis était modelé par martelage, parce qu’aucune des civilisations indiennes d’Amérique n’a connu la métallurgie en tant que processus chimico-physique

Ce voyage, ou ce pas de l’Occident selon Hannah Arendt, fut le premier pas décisif de ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation, car il ne s’agissait pas d’installer ici et là des comptoirs d’échanges comme cela se fit encore au milieu du XVIe siècle au Canada, mais, dès le début, d’une conquête territoriale et humaine en ce que les indigènes étaient expulsés de leurs espaces d’habitation, de leurs champs, de leurs parcours de chasse pour créer soit des mines et soit des haciendas où ceux-ci devaient y travailler comme esclave.

Ce qui est remarquable et fascinant dans les comportements des Indiens (et que l’on ne verra se reproduire plus tard que chez les Australiens), c’est le refus du travail contraint qui souvent menait au suicide collectif. Avec la décimation des populations indigènes par les maladies importées par les européens, faute de main-d’œuvre locale, très vite se mit-t-il en place le commerce transatlantique des esclaves noirs, première grande entreprise de commerce capitaliste atlantique et source des premières grandes fortunes capitalistes hispaniques, portugaises, hollandaises, françaises et surtout anglaises.

 

Surprenant, en un sens, fut la montée d’une inquiétude chez certains prêtres et moines face aux massacres massifs des Indiens par les troupes et les colons espagnols. Des îles entières, de grandes îles comme Cuba, Saint Domingue ou La Jamaïque furent en quelques années quasiment dépeuplées de leurs populations natives. Un moine dominicain Las Casas s’interroge sur ces hécatombes et sur le fait que la soldatesque et les colons les justifiaient par le fait qu’ils ne voyaient pas les Indiens comme des hommes mais comme des animaux que l’on pouvait chasser comme en Europe on chassait des lapins (ce que firent les Américains avec les Indiens du Nord du continent et les Anglais en Australie et Nouvelle-Zélande), sauf que la soldatesque hispanique entretenait des rapports sexuels avec les femmes et ainsi naissaient des métis.[2] Pour défendre les Indiens contre leurs prédateurs il fallait donc prouver qu’ils étaient des hommes. Ce fut la célèbre controverse de Valladolid entre Las Casas le moine dominicain et le théologien séculier Sepúlveda où ce dernier concéda que les Indiens devraient être considérés dorénavant comme des hommes, et pouvait ainsi relever des mêmes droits naturels que les blancs. Aussi la lutte pour la transformation de leurs mœurs (entre autre chose la lutte contre les sacrifices humains et l’idolâtrie) se ferait par l’exemple, la conversion et l’éducation (une sorte d’Aufklärung avant la lettre) et non pas la force brutale de la soldatesque : le prêtre avant le soldat (au Brésil colonie portugaise les Indiens furent traités en esclave comme les noirs importés). Ainsi, ni la conquête ni la colonisation étaient arrêtées, et les Indiens qui restaient dans les territoires récemment découverts, Mexique, Pérou, Amérique centrale, et sud du Brésil, eussent dû échapper à l’esclavage remplacés par les noirs auxquels ces dispositions ne s’appliquaient pas. Toutefois, cette disposition des lois indiennes reçue des applications bien laxistes, de plus, il convient de préciser que souvent l’extermination des Indiens n’avait pas eu besoin de soldats, avec un peu de patience, les maladies européennes contractées au contact des blancs ou souvent intentionnellement répandues par le don de couvertures et de vêtements portés par des malades européens eurent des effets plus ravageurs encore que les armes à feu ou les épées : des tribus entières de mille, deux mille, trois mille individus étaient décimées en quelques semaines.[3]

L’extermination totale avait été possible dans les îles, mais moins dans les zones de très forte densité humaine comme l’était les grandes civilisations urbaines du Mexique, Aztèques, Toltèques, Mixtèques et Mayas, ou chez les Incas des Andes, ou au milieu de la forêt vierge amazonienne. Cependant, l’idée d’un Royaume hispano-indien avait germé dans la tête de Cortès et des franciscains qui l’accompagnaient. Cette tentative avorta, refusée à la fois par le Vatican (le clergé séculier) et la Couronne espagnole. Il fallait donc que les blancs dominassent une population Indienne toujours soumise aux caprices des colons quelque peu contrôlés par les édits royaux prônant une certaine tolérance. Pour faire un Royaume hispano-indien il fallait donc créer une élite ou s’accorder avec la précédente pour qu’elle donne ses enfants à l’apprentissage théologico-politique qu’envisageaient les Dominicains et les Franciscains, plus tard les Jésuites. C’est ce cas de figure qui prévalu dans le Royaume de Nouvelle Espagne, (Le Mexique) avec les Franciscains sous l’égide du père Sahagún.

Ce qui est remarquable dans le début inaugural de ce rapport à la fois criminel et curieux, c’est que la différence d’attitude vis-à-vis des indigènes entre Las Casas et Sahagún s’est perpétuée au travers du temps. Las Casas présente d’une manière objective la situation tragique des indigènes au cœur des terribles massacres qu’ils subissent, il décrit leur courage intraitable et demande un changement de comportements de la part des conquistadors. Sahagún lui aussi décrit les exactions dont sont victimes les indigènes après l’élimination du pouvoir politique aztèque, c’est-à-dire celui de l’empereur, de ses lieutenants et de ses soldats après de très âpres batailles se soldant par des centaines de morts, des prisonniers systématiquement pendus ou jetés aux chiens. Mais après le bain de sang Cortés et les Franciscains présents veulent fonder un royaume hispano-indiens en acculturant ce qui reste des élites, plus précisément les enfants de la noblesse, en les conduisant vers la foi chrétienne et aux valeurs monarchiques européennes. Pour se faire Cortés compte sur les Franciscains, car les Jésuites seront plus présents en pays Maya, dans les Îles, et en Amérique du Sud… Sahagún a compris que pour acculturer en douceur il faut connaître son adversaire. Il apprit donc la langue nahuatl, puis l’écriture nahuatl faite de pictogrammes, d’idéogrammes et de symboles phonétiques. Il commença par débattre avec les prêtres survivants de l’ancienne religion, sur sa valeur face à la supériorité du christianisme en ce que leur dieu suprême Quetzalcóatl n’avait pas répondu à leurs invocations et n’avait pas manifesté sa puissance et sa sollicitude pour les aider face aux Espagnols. Sahagún récupère des codex (des centaines avaient été détruits pendant la conquête même, tandis que d’autres très nombreux le furent longtemps après). Sahagún créa des écoles où les Franciscains apprirent le nahuatl, et enseignèrent le latin et l’espagnol aux enfants des nobles indiens. On est là dans ce que l’on peut définir comme une véritable démarche pré-anthropologique, même si elle ne se nommait pas ainsi, en ce que le moine cherche véritablement à saisir les ressorts de la pensée indigène dans l’énonciation de sa propre langue, certes pour ensuite la rapporter à son propre but, la conversion et la création d’une élite locale chrétienne, mais l’anthropologue ne fait-il pas souvent la même chose en rapportant une pensée dans des catégories (classifications dans la logique argumentaire grecque) et une visée, la thèse de doctorat et les articles savants devant des jurys qui sont loin des intentions et des préoccupations indigènes. Car la plupart du temps, sauf rares exceptions, et c’est là le paradoxal approche de l’anthropologue, celui-ci explique la pensée indigène dans des catégories inconnues, voire inconcevable à cette pensée, d’où cette situation si bien caractérisée par Derrida critiquant Lévi-Strauss pour ses analyses structurales des mythes se réduisant de fait à la production d’« équivalents domestiques » en guise de traduction culturelle.[4]

Aussi, ce fameux pas en avant de la mondialisation dont parle Hannah Arendt, et qui changerait le devenir du monde, engendra-t-il la violence sans précédent d’un massacre non seulement physique mais civilisationnel, la disparition en moins de trois siècles de civilisations très anciennes à l’échelle d’un double continent : une annihilation inouïe, sans précédent.

Toutefois, une perception nouvelle à l’égard de ces hommes émergea, une perception qui n’était plus commandée par le fantastique imaginaire des hommes-animaux du Moyen-Âge, mais par la perception d’une altérité humaine radicalement différente de l’Occident (même si pour les conquistadors Mexico leur était apparue comme la plus belle ville du monde !). Cette attitude nouvelle, ce regard inaugural, cette curiosité pour la nature humaine de cet homme totalement différent qui n’en était pas néanmoins homme, visiblement homme, de cet homme qui parle une langue articulée et donc avec lequel on peut communiquer avec des traductions, d’un homme si différent et possédant aussi des livres (les codex), cette attitude nouvelle donc prépare l’inauguration d’un savoir auquel il ne maquera plus que le processus d’objectivation propre à la pensée de la science. Homme cependant radicalement différent parce qu’il est non seulement idolâtre, souvent anthropophage, mais encore parce qu’il prie et sacrifie pour des dieux selon des rites effrayants pour les Européens en ce que les offrandes aux divinités étaient constituées d’hommes vivants, en général des prisonniers de guerre auxquels on arrachait le cœur qui, palpitant encore, était offert par le prêtre au soleil, afin que l’astre du jour retrouvât son énergie et fasse fructifier tous les biens produits par la terre et sanctifiât son peuple.

La tentative d’acculturation d’une élite aux valeurs hispaniques et chrétiennes dura peu. Très vite les autorités monarchiques et le Vatican refusèrent cette option et les Amérindiens du Royaume de la Nouvelle Espagne étendue alors jusqu’à la Floride, l’Arizona, le Nouveau Mexique, le Texas, la Virginie et toute la Californie jusqu’à San Francisco, ainsi que tous ceux d’Amérique latine furent considérés comme des sujets mineurs, des hommes de seconde zone, de fait souvent mis en esclavage, longtemps dans l’impossibilité d’avoir leur propre clergé catholique et maintenu en état d’ignorance.

Mais la conquête comme vous le savez ne s’est pas arrêtée aux Espagnols et à l’Amérique centrale et du Sud, elle s’est étendue au Nord vers ce que sont aujourd’hui les États-Unis et le Canada. Certes le Nord du continent était beaucoup moins peuplé que le centre et les parties du Sud où s’étaient épanouies de très grandes civilisations urbaines. En Amérique du Nord la conquête commence un peu plus tard, vers la fin du XVIe siècle. Avec les guerres entre les Européens les Indiens négocièrent leurs alliances croyant tirer leur épingle du jeu face à leurs vieux ennemis tribaux. Or ils furent employés comme chaire à fusil, et les maladies dont les pires la variole et le typhus décimèrent très vite les tribus de l’Est (Algonquins, Hurons, Mohicans, Iroquois), puis avec la ruée vers l’Ouest, vers l’or et la colonisation systématique dès le tournant du XIXe siècle, les déportations successives dans les réserves de plus en plus hostiles, la quasi extermination des ressources carnées (extermination de millions de bisons) qui affama les Indiens des Plaines, et enfin, après l’ultime grand massacre, et malgré la victoire de Little Big Horn,  le 29 décembre 1890 à Wounded Knee de 250 Sioux menés par le grand chef Big Foot on atteint ce qu’il est convenu de définir comme la fin des guerres indiennes en Amérique du Nord. Au début du XXe siècle il ne restait plus que 237 196 Amérindiens aux États-Unis sur une population d’environ 7 à 9 millions en 1550 ! A ces exterminations directes sans pitié (« A good Indian is a dead Indian ») il convient d’ajouter, le rapt massif d’enfants envoyés dans des écoles-prisons protestantes ou catholiques pour les contraindre à abandonner toutes références à leur culture, y compris leur nom. Et, si peu à peu des lois vinrent améliorer le sort des survivants, il n’empêche, des escarmouches ici et là, sporadiques, mais très violentes, émaillèrent encore le devenir des Indiens d’Amérique du Nord où à la différence de certains pays d’Amérique latine aucun mouvement indigéniste n’a pas pu se développer avant la fin du XXe siècle tant le contrôle et la répression des autorités Yankee bloquaient violemment toute initiative en ce sens. A ce terrible tableau qui n’est rien moins que la froide description du plus grand crime de la modernité contre l’humanité, il convient d’ajouter que la présence des blancs a totalement changé les modalités et les moyens guerriers des Indiens : cheval et armes à feu (que les Aztèques n’ont pas eu le temps d’employer) rendirent certes les batailles plus rudes pour l’US Cavalery et les pionniers, mais en revanche les coups en hommes beaucoup plus lourds pour Amérindiens déjà démographiquement très fragiles.

Voilà le tableau général et ce qu’était devenues les sociétés amérindiennes au tournant du XXe siècle.

 

Il vrai que la curiosité pour les mœurs des sauvages commença à se répandre parmi les colonisateurs après les premiers essais de Sahagún demeurés à l’état de manuscrit et mis à l’index par le Vatican. Explorateurs français le long du Mississipi, américains vers les Grandes plaines, dès la seconde moitié du XVIIIe, tous rapportent des notes sur les mœurs des sauvages, leurs modes de vie qui servent à alimenter des débats sur les fondements du Contrat social et l’état de nature.[5] Les grands voyages d’explorations du Pacifique à la fin du XIXe siècle sont aussi une source d’étonnement et de volonté de conquête. Cook, La Pérouse, Bougainville, d’Entrecastau, von Krusenstern, rédigent d’excellents documents sur les Amérindiens de la côte Ouest du Canada, des États-Unis et du Mexique. Mais le sauvage n’est ici qu’un objet de curiosité exotique, ce qui domine c’est la cartographie des routes maritimes et des escales, la botanique et la zoologie, données essentielles et sans lesquelles il n’y a pas de découverte de matières premières susceptibles d’intensifier le commerce international source d’importants bénéfices.

Il y a aussi en cette fin du XVIIIe siècle des énoncés philosophiques qui présentent des travaux dit d’anthropologie, mais qui sont plutôt des collections de faits rassemblant toutes sortes de notes et de développement concernant aussi bien les mœurs, les croyances, les rites, la linguistique, une psychologie des peuples, essentiellement centrées sur l’Ancien monde, mais aussi dans le cas de Chavannes une physiologie, une anatomie, une biologie spécifiquement humaine. Chez Kant il s’agit de montrer empiriquement l’unicité de l’homme, le seul être qui sache dire « je », énonciation même de la conscience de soi par rapport à l’autre.[6] Tous cela demeure fort intéressant, mais il est peu ou pas question d’interroger la spécificité culturelle des divers peuples primitifs ou sauvages, ceux que mon ami Remo Guidieri dans l’introduction à l’édition roumaine de l’Abondance des pauvres[7] avait qualifié, cum grano salis, de « présocratiques tropicaux ».

Il est notable de souligner que cinq ans à peine après la fin de la guerre de Sécession, quand la conquête de l’Ouest reprit de plus belle et que les Indiens sont repoussés toujours plus loin de leur terre ancestrale avec les massacres afférents (massacres aussi de colons), un politicien membre du parti républicain, Henry Lewis Morgan, soudain pris de passion pour les Indiens Iroquois de l’État de New-York, se lance dans l’étude de leur langue et de leur culture au point même d’être adopté par l’un de leur clan. En cette fin du XIX les Iroquois ne sont plus très nombreux, vivant dans des réserves, on a estimé que des 22.000 individus présents aux Etats-Unis en 1630 ils en reste 6000 au cours du XVIIIe siècle, leur nombre remontant à 15.000 à 20.000 au cours du XIXe siècle.[8]

Aussi, en cette fin du XIXe siècle, lorsque les civilisations indiennes sont démographiquement ruinées (certaines éteintes), émergeait un véritable nouveau savoir qui fait de l’Indien le parangon d’une science nouvelle ou d’une herméneutique nouvelle, l’anthropologie sociale et culturelle qui se différencie et de l’anthropologie physique avec sa mesure des formes humaines et des os, et de l’anthropologie philosophique avec sa quête de l’essence de l’homme. Ce que l’on peut résumer très rapidement ainsi : on dira que l’anthropologie sociale et culturelle recherche et compare les différences entre les cultures humaines tandis que l’anthropologie philosophique cherche les diverses essences de l’homme en tant qu’unité de l'Homme qui déterminent la spécificité d’une nature humaine a-historique, a-culturelle, a-temporelle : l’essence de la raison, de l’esprit, de la morale, de la religion, de l’art et du beau, de la politique.

Tout le monde s’accorde à dire que c’est Lewis Henry Morgan (1818-1881) qui inventa et développa ce que l’on nomme aujourd’hui l’anthropologie sociale et culturelle comme science humaine dévolue au premier chef aux hommes non-européens. En dépit de sa carrière de juriste puis de sénateur républicain, il fut captivé lors de rencontres avec ce qui restait d’Indiens de la côte Est des États-Unis, en particulier par les Iroquois avec qu’ils racontaient de leur vie traditionnelle. Il décida donc de les étudier, et pour cela de vivre avec eu, lesquels l’adoptèrent. Il mit ainsi immédiatement en place la base même de toute enquête de terrain anthropologique, la participation à la vie quotidienne des sauvages. Ayant appris la langue de ses interlocuteurs, il comprit une chose essentielle, non seulement sur laquelle personne n’est revenu depuis, mais, au contraire qui n’a fait que se développer au cours des cent cinquante ans qui suivirent : à savoir que chez les sauvages, c’est la parenté qui possède le statut d’infrastructure de la société et non la propriété foncière, les échanges et les productions matérielles, même si les Iroquois avaient pratiqué l’agriculture depuis le XIIIe siècle et étaient en quelque sorte usufruitiers des lopins de terre qu’ils cultivaient.[9] C’est autour et avec la parenté que la société s’organise pour échanger tout ce que la terre offre et ce que les hommes produisent (la seule propriété privée de l’Indien, ce sont ses armes). Et c’est autour de la parenté que se tient la quête parfois extrêmement violente de l’harmonie entre le modèle idéal des rapports parentaux et les confusions installées à la fois par les pratiques et les aléas de la vie et de la mort, ce dont, chacun à leur manière spécifique, nous parlent les rites et les mythes. Aussi, en tant que phénomène social total ou global, dont elle est à la fois le canevas et le carcan, c’est-à-dire la structure ontologique ou le Dasein si l’on veut, la parenté modèle les activités sociales, rituelles, cultuelles, symboliques, psychologiques, mythologiques, les relations de voisinages, l’amitié ou la guerre. 

 

Ce sur quoi je voudrais insister ici ce n’est pas sur l’importance de cette analyse pour la théorie marxiste de l’histoire avec le célèbre livre de Engels, L’origine de la famille de la propriété privée et de l’État (1884), mais sur la note restrictive de l’édition anglaise du Manifeste du parti communiste (1888) qui souligne combien le travail de Morgan réduit la portée historique de l’assertion de la première édition : « l'histoire de toute société connue jusqu'ici a été l'histoire d'une lutte de classes ». Ainsi le premier grand commentateur de Morgan, Engels, a saisi que l’histoire n’était donc pas un continuum identique depuis l’origine (une critique de Hegel) jusqu’à sa fin supposée. A un moment donné, qui put durer des siècles, une rupture essentielle eut lieu qui tenait de l’essence même d’une société qui s’était transformée du tout au tout.

Or qu’est-ce, au bout du compte cette transformation ? La colonisation dans ce qui apparaît et se voit immédiatement en dépit des discours lénifiants sur l’apport de la civilisation et de la vraie foi ? Pourquoi tant d’exactions, de meurtres massifs, d’acculturations féroces, pourquoi tant de violences physiques et spirituelles ? Une réponse quasi religieuse pourrait être la nature mauvaise de l’homme. Cependant il y eut des sociétés relativement pacifiques, en tout cas qui ne cherchaient pas l’expansion (l’ancienne Chine, ou les Mélanésiens par exemple). Si ce n’est donc pas l’homme comme incarnation du mal, alors il nous faut revenir à un concept que n’aime pas la pensée de gauche, mais qui dans ce cas n’est pas sans valeur, il faut revenir à une sorte de choc des civilisations. Quel type de rencontre fut la rencontre entre des sociétés fondées sur la lutte de classe, c’est-à-dire sur la propriété privée capitaliste des moyens de production (car la colonisation de l’Amérique et la découverte de l’altérité radicale date de la première expansion du capitalisme mercantile), et des sociétés s’articulant autour des structures de parenté. La seule réponse plausible renvoie au plus grand choc de civilisations depuis la révolution du néolithique tardif. Choc entre les peuples structurés par la lutte de classe, c’est-à-dire par le conflit pour la possession individuelle de toutes les choses, de tous les espaces, et ceux structurés par la parenté dans un rapport d’harmonie rituelle, entre les peuples menés par la métaphysique et les peuples menés par le merveilleux du mythe (le mythos grec : la parole qui dit le vrai par le seul fait de l’énoncer), entre des peuples où les monnaies sont objets d’échanges singuliers et spécifiques (cycle de la Kula des Trobriandais) et des peuples où l’argent fonctionne en tant qu’équivalent universel de tout (même du pardon, voire les Indulgences des catholiques), où l’argent mène la dance de l’histoire…

Ce qui est le grand paradoxe de la modernité, c’est qu’après avoir éliminé tant et plus d’hommes primitifs, l’homme occidental les a pris d’abord comme objets respectables d’analyse (sans leur demander leur avis certes), puis quelques décennies plus tard, comme objet d’un amour fraternel au point d’en faire des modèles de sagesse et d’humanité heureuse, une sorte d’incarnation du bon sauvage de Rousseau pour bobos confortablement installés dans les illusions de leurs cartes de crédits et de leurs safaris balisés. Ils avaient simplement oublié que les Sauvages aussi faisaient la guerre, pratiquaient la torture et l’anthropophagie, qu’ils n’étaient ni des doux rêveurs ni des tendres !  De fait les Sauvages n’étaient ni bons ni mauvais, ils étaient tout simplement radicalement autres.

Tandis que l’immanence nihiliste de nos temps continue le travail du négatif, engendrant l’inexorable destruction des forêt primaires (rain forests) et tout leur éco-système, pour la quête effrénée de l’or, des pierres précieuses, du bois, pour le développement des plantations de palmiers à huile ou de colza, ou du tourisme, pour la construction de routes et de barrages, autant d’actions qui détruisent les espaces de vie des ultimes représentants (vanishing peoples) d’un monde qui a déjà disparu. Cependant, encore et encore au Brésil, au Pérou, mais aussi aux États-Unis, les guerres indiennes ne sont tout-à-fait achevées ; quant aux guerres contre les aborigènes, ceux d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Mélanésie ou des Philippines elles le sont pour toujours…

Claude Karnoouh, juin 2016.



[1] Jurgis BaltrušaitisRéveils et Prodiges dans le Gothique Fantastique, 1960.

[2] Cortés lui-même avait pour maîtresse une Indienne Toltèque remarquablement intelligente qui l’aida à comprendre la situation politique et les faiblesses de l’Empire Aztèque.

[3] En 1618 un siècle après le début de la conquête de l’Empire aztèque, la population totale du Mexique était passée de 20 millions d'habitants à seulement 1,6 million, soit une diminution de l'ordre de 90 %, in Mark Nathan Cohen, Health and the rise of civilization, Yale University Press,‎ 1991.

[4] Cf., Claude Karnoouh, « Présupposés historiques et statut métaphysique de l'anthropologie », in Adieu à la différence, Arcantère Paris, 1992, trad. Roumaine, Adio Diferentiei, Idea, Cluj, 1995.

[5] Pierre Poivre, Voyages d'un philosophe ou observations sur les mœurs et les arts des peuples de l’Asie, de l’Afrique & de l’Amérique, 1769.

Abbé Guillaume Raynal, Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes, Paris, 1772.

[6] Alexandre César Chavannes (1731-1800). Il est suisse à la fois philosophe et théologien huguenot. Il est l’auteur d’une Anthropologie ou science générale de l’homme pour servir d’introduction à l’étude de la philosophie et des langues, et de guide dans le plan de l’éducation. Lausanne, 1788.

Emmanuel Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique (1798).

[7] Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, et Abondanta Sàràcilor, Idea, Cluj.

[8] Au début du XXIe siècle l’ensemble des diverses tribus Iroquoises avec celle qui s’y rattachent par la langue sont au nombre de 125.000, dont 80.000 aux États-Unis et 45.000 au Canada.

[9] Lewis Henry Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, 1871.

Ce n’est pas l’effet du hasard si, lorsque les Indiens attaquaient des convois de colons se dirigeant vers l’Ouest, ils se comportaient exactement comme pendant les guerres qu’ils menaient entre eux. Ils tuaient les hommes et capturaient les femmes, lesquelles, insérées dans le système de parenté, devenaient des épouses et les mères potentielles d’enfants, future monnaie d’échange entre les clans.

 

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