mercredi 27 février 2019

Comment éviter les défis de l’Histoire universelle ou les gauches roumaines et la politique internationale

Comment éviter les défis de l’Histoire universelle ou les gauches roumaines et la politique internationale 


Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur,
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.
Corneille, Le Cid



Je ne suis pas spécialement imbu des faits politiques de mon pays, surtout quand il lui arrive aujourd’hui (jadis et naguère) de se comporter d’une manière éthiquement indigne. Cependant il m’est quelque fois arrivé d’être fier d’être français quand le pays dans sa généralité et sa diversité donnait (rarement il est vrai) des exemples de courage dans l’adversité et l’infortune. Aujourd’hui le mouvement des gilets jaunes commencé à la fin du mois de novembre 2018 me rend quelque espoir quant à la capacité du peuple français, à tous le moins de ses membres les moins privilégiés ou de ceux vivant à la périphérie des grands centres urbains comme l’écrit le géographe Guilly, d’engendrer un mouvement politique et social de très grande envergure, un mouvement dont les pratiques non hiérarchiques sont tout-à-fait nouvelles et originales dans le paysage européen, et qui, peu à peu, suscite des émules dans divers pays comme la Belgique, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, voire l’Australie, etc. Cependant, un lieu européen demeure à l’écart de grandes manifestations de solidarité, un lieu où le mouvement ne suscite que peu d’intérêt, l’Europe de l’Est. Là les choses vont tout autrement. Je n’ai pas ouï-dire ou lu que de vastes mouvements d’opinions apparentés se fussent manifestés en Pologne[1], Hongrie (et ce malgré les grandes manifestations contre la nouvelle loi du travail du Premier ministre Victor Orbán), en Tchéquie, Slovaquie, Bulgarie, pour soutenir verbalement le mouvement. En Roumanie, le silence est presque général tant dans les médias que parmi les intellectuels publics ou moins publics réputés de gauche, hormis Alexandru Mamina et Florin Platon. Tous les deux sont bien les seuls qui, à ma connaissance, ont écrit un papier consistant sur ce thème dans la revue on lineArgumente si Fapte.[2]
Quelles conclusions en tirer ? Les gilets jaunes n’intéresseraient pas l’intelligentsia de « gauche » roumaine, laquelle penserait que c’est un épiphénomène passager, caractéristique de la mauvaise humeur auquel les Français nous ont habitué dès longtemps, soit qu’il est là un thème bien trop dangereux pour avancer une opinion, parce que, une fois encore, comme à l’époque des énormes manifestations françaises contre le nouveau code du travail (loi El Khomri), l’intelligentsia de « gauche » roumaine (ou ceux qui se prétendent tel) a parfaitement perçu qu’en de telles circonstances, le silence est d’or. Attention, il ne faut pas contrarier de potentiels bailleurs de bourses, de voyages d’études, de séjours d’artistes en résidence, d’invitations à des colloques. Quant à l’État roumain il se garde bien d’une quelconque opinion, gardant un silence attentif pour voir venir ce que dira la commission de Bruxelles qui pour le moment se tait, or d’aucuns savent, qui ne dit mot approuve. Ce silence est bien dans le style de la diplomatie du pays, suivre le plus puissant, en l’espèce le président Macron qui malgré les gilets jaunes reste l’un des deux hommes fort de l’UE (l’autre est une femme Madame Merkel), aidé en cela par le Brexitl’homme et la presque rupture des relations diplomatiques avec l’Italie.
Ce n’est pas la première fois que l’intelligentsia de « gauche » roumaine garde un silence pesant, voire tonitruant sur des phénomènes de politique extérieure où s’expriment les plus fortes tensions et injustices internationales, lesquelles devraient cependant susciter des paroles de soladité, précisément parce qu’elle s’auto-intitule de gauche et donc qu’elle s’avance essentiellement sur le terrain de la morale ! En général lorsqu’elle y fait allusion comme voilà quelques années à propos de la civile en Syrie, la « gauche » roumaine se conforme aumain streamétasunien et européen. A coup sûr, hormis une trentaines d’individus aisément repérables, cette « gauche » de posture quasi mondaine, de salon de thé, de café à la mode, de séminaires universitaires confidentiels ne brille pas par l’audace de ses engagements. Elle cultive le lisse, gomme les aspérités de tous ses discours critiques et parfois pour certains pratique le double langage : de « gauche » dans le pays, plus conforme au conventionnel dehors. Cela prend parfois une allure franchement caricatural, on critique ce qui est autorisé par la commission européenne ou une quelconque institution occidentale, par exemple le Premier ministre hongrois pour sa catastrophique loi sur le travail supplémentaire, en revanche on ne dit rien à propos des gilets jaunes français, des opérations de la CIA au Venezuela, de la guerre contre le Yémen par proxis, des opérations du néocolonialisme français en Afrique, de la catastrophe humaine de la Syrie, des crimes israéliens dans la Bande de Gazsa ou de l’ethnic cleansingdes territoires occupés[3] ! Regardé sine uri et studioil n’est là que le trait d’une inconsistance politique, une version bien ancrée dans la Weltanschauungpolitique de l’intelligentsia roumaine à laquelle naguère Eliade avait donné une description qui avait été reprise dans les années ‘70 par Noica : se cacher de l’histoire. Mais pour Eliade il s’agissait de quitter l’ontique des événements politiques, ce qu’il appelait « la tyrannie de l’histoire », pour atteindre à la spiritualité. Précisons tout de suite que pour cette gauche de posture il n’est pas question de spiritualité, de transcendance puisqu’elle la repousse en permanence au profit du culte de l’immanence en ses diverses hypostases postmodernes, l’éphémère de l’art contemporain, la posthistoire qui efface le politique au profit des effets du sociétal et de toutes sortes de gadgets idéologiques du prêt-à-penser postmoderne. Or comment peut-on se cacher de l’histoire et donc de la politique ? L’histoire est toujours là même pour les hommes y compris pour les hommes qui quêtent le spirituel, puisque personne ne se peut situer hors de son temps. Nous l’avions compris depuis Heidegger depuis la remise en cause radicale du sujet transcendantal husserlien. Parce que, au bout du compte, « La question de l’être » est essentiellement la question du sens de l’être (longtemps oubliée) par rapport à l’homme parlant et non aux choses qui elles ne parlent pas. La question de l’être c’est donc la question du Dasein, l’être-là de l’homme, lequel s’interroge sur le fait qu’être n’est pas simplement la simplicité adamique du cogitocartésien, mais plus radicalement cet étant qui s’interroge sur le fait qu’être c’est « être en train d’être », et donc questionnant la temporalité l’être-là. Aussi, qu’on le veuille ou non l’histoire comme seul destin de l’humain nous retient-elle dans les mailles de son filet, ou mieux nous soumet à sa destinalité. Nous ne pensons point, c’est le temps ou plutôt l’esprit du temps (Zeitsgeist) qui nous pense !
Cette idée de se préserver de l’histoire est ou naïve ou retorse en ce qu’elle permet individuellement et collectivement de s’exonérer de toutes responsabilités politiques. Un général allemand prisonnier des Roumains disait au lendemain du 24 août 1944 : voilà quatre jours tout le monde était encore pro-allemand, aujourd’hui plus personne ne l’est ! Le 25 décembre 1989 plus personne n’était communiste ! Au mois de Décembre 1944, l’écrivain et journaliste soviétique Ilya Erhenburg écrivait qu’une foule d’intellectuels roumains faisait la queue à la porte de la suite qu’il occupait à l’hôtel Athénée Palace.[4]Tous lui faisaient savoir qu’ils n’avaient jamais été des soutiens de la garde de fer et de la dictature du Maréchal Antonescu, qu’ils avaient été simplement forcés d’applaudir pour survivre. En janvier 1990, tous les intellectuels ou presque assumaient qu’ils avaient adhéré au PCR contraints et forcés pour survivre. Toutefois on n’était pas obligé d’écrire la lettre de soumission totale qu’avait envoyée Plesu à Nicolae Ceausescu après le scandale de la méditation transcendantale, ou comme d’autres accepter de chanter les louanges du chef de l’État et du parti pour les avantages offerts de la part d’un régime qu’ils prétendaient honnir après 1989 ![5]Si donc se cacher de l’histoire et donc de la politique signifie courber l’échine selon la direction du vent, chanter en chœur les louanges du pouvoir du moment, que ce soit sincère ou simplement joué, pour les intellectuels cela n’a aucune importance. Encore qu’à l’époque de la dictature royale, de celle des gardes de fer et enfin celle du Maréchal Antonescu il y avait une très petite mais réelle opposition intellectuelle, souvent emprisonnée, parfois tuée… Mais qui donc était-ce ? mais précisément les communistes et les sympathisants communistes. Or à propos d’événements majeurs de la politique internationale présente, l’unanimisme est tel qu’hormis cette trentaine de personnes qui affichent d’une manière ou d’une autre des positions critiques hors des cris d’orfraie labellisés par le main stream, le silence est pesant. Il est vrai qu’on lit sur Facebook les protestations du petit parti PSR sur le Venezuela, mais quant à l’autre parti qui s’affirme comme le nouveau parti de la gauche critique, Demos (qui rassemble à peu près autant de membres que d’enseignants de quelques départements de sciences humaines) il se remarque par un silence assourdissant sur tous les plus graves problèmes internationaux du moment. C’est comme s’il n’avait aucun programme de politique internationale en dehors d’un culte rendu à l’UE.
Cette déshérence massive de la politique internationale par la majorité des gauches roumaines ne peut avoir d’autre explication qu’une sorte peur de déplaire, de contrarier. Il en va de même dans les humanités. Je n’ai jamais lu de critiques, d’oppositions à diverses théories sociologiques, anthropologiques, historiques (hormis les affirmations des historiens hongrois !) voire philosophiques. Soit elles sont massivement ignorées par les professionnels comme peut l’être Foucault par les historiens, Lacan par les divers analystes ou Lévi-Strauss ou Needham par les anthropologues, soit elles sont prises comme telles, sans distance critique, comme beaucoup à gauche le font de Bourdieu ou de l’école des Annales. Il en va de même pour les mouvements sociaux où j’avais déjà remarqué le mutisme épais face aux manifestions françaises contre la loi détruisant le code du travail (El Komhri). Intitulé « le silence est d’or » cet article m’a valu de solides inimitiés chez les intellectuels de la gauche de posture.[6]On retrouve une situation similaire avec les gilets jaunes. Ainsi, tandis que les groupes féministes roumains s’étaient enthousiasmés pour le mouvement Me too lorsqu’il s’agissait de soutenir les stars hollywoodiennes abusées par des producteurs qui récompensaient leurs prestations sexuelles par de brillantes carrières, ces mêmes mouvements demeurent d’un silence de plomb quand il est question des gilets jaunes où les femmes non seulement jouent un rôle combattif très important, mais où elles paient un lourd tribut de blessures, parfois très graves (œil crevé, fracture du crâne, contusions thoraciques) pour leur engagement. Pourquoi un tel mutisme, pourquoi une telle aphasie ? Serait-ce parce qu’il s’agit pour l’essentiel de femmes prolétaires ou de petites employées, que c’est donc beaucoup moins glamour qu’Hollywood et qu’en conséquence cela rapporte symboliquement et pratiquement bien moins qu’un féminisme de salon de thé, de déclarations creuses qui n’engagent pratiquement à rien ni de dur ni de dangereux et contentent les bailleurs de fond des ONG ? J’ajouterai que le silence est tout aussi massif en ce qui concerne les hommes puisqu’il y a parmi eux de très graves blessés et au moins un mort tandis qu’un autre vit dans le coma depuis trois semaines. Si le Président Poutine avait fait le dixième de la répression menée par le Président Macron et sa police on eût entendu hurlements et imprécations tonitruantes couvrant toute la planète… Devrait-on penser que ce silence face à l’un des mouvements sociaux-politiques le plus radicalement critique en Europe de l’Ouest depuis mai 1968 en France et en Italie est une autre manière roumaine, fût-elle de gauche, à de se protéger de l’histoire dans ce qu’elle a de tragique et donc de dangereux. Je laisse à chacun de mes lecteurs la conclusion souhaitera en tire.
Bucuresti 8 février 2019
Claude Karnoouh


[1]Une cinquantaine de membres du petit syndicat de gauche polonais, le syndicat des travailleurs a manifesté 2février devant l’ambassade de France à Varsovie. En Roumanie, le PSR (parti socialiste roumain) a publié un communiqué de soutien, et ici et là sur Facebook des likes.
[2]Alexandru Mamina, « Revoluție în centrul sistemului » (La Révolution au centre du système) in Argumente si Fapte, 18 decembre 2018, Bucarest.
Florin Platon, Noam Chomsky, « Vestele Galbene și 100 de ani de Luptă de Clasà », (Noam Chomsky, les gilets jaunes et cent ans de lutte de classe) în Argumente si Fapte, 26 janvier 2019, Bucarest.
[3]A propos de la Syrie, il faut louer la revue Ideaet son animateur, Alexandru Polgár pour avoir publié un cahier spécial sur la guerre de Syrie avec la contribution notoire du grand économiste et historien libanais, Georges Corm.
[4]Ilya Erenbourgh, Du Don à la Seine, Paris, 1948….
[5]Que les lecteurs se reportent aux auteurs du gigantesque ouvrage Omagiuédité pour l’anniversaire du chef  du parti-État. Le résultat est édifiant quant au nombre de « dissidents » parmi les intellectuels et artistes qui le louaient, Editura politicà, Bucuresti, 1978. L’édition spéciale de l’Omagiupour la Transylvanie ne manque pas non plus de surprises savoureuses.

[6]Claude Karnoouh,« Tăcerea e de aur », in Argumente  si Fapte, 13 iunie 2016.  « Le silence est d’or », version française dans La penseelibre.org, n° 111, 9 juin 2016.


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