Le silence est d’or
D’abord mon étonnement,
hormis deux ou trois très courts commentaires sur Facebook, la gauche roumaine
(ou ceux qui prétendent y appartenir) fait retentir un silence tonitruant sur
les grèves et les manifestations syndicales qui agitent la France et la
Belgique. Silence d’autant plus surprenant que durant les manifestations des
Indignés, d’Occupy, de Podemos, voire pendant les grandes manifestations de la
Grèce avant l’élection du traitre Tsipras, la gauche roumaine, celle qui
gravite autour de CriticAtac ou divers petits groupes d’intellectuels de Cluj avait
été très enthousiastes et le faisait savoir avec de belles vocalises. Aujourd’hui
c’est le grand silence. Certes on m’objectera que les gens étaient occupés par
la préparation des élections locales, mais pourquoi cette agitation
scripturaire puisque la gauche n’y présente aucun candidat (sauf le parti
socialiste avec lequel cette gauche de posture ne veut surtout pas avoir
affaire), et qu’elle considère de PNL, PSD, ALDE, PUNR, UDMR, USB comme le même
produit sous divers emballages, un peu plus à droite, un peu plus au centre,
mais de toutes les manières jamais à gauche. Il faut donc interroger ce silence
alors qu’au moment où j’écris ces lignes les grèves françaises continuent (et
ce malgré la tenue de l’Euro de football) avec des actions souvent très
violentes dues à l’inflexibilité de la position gouvernementale qui refuse
toute négociation, c’est-à-dire le retrait de la loi dite El-Khomri du nom du
ministre qui en a endossée la présentation au Parlement : loi qui implique
la plus grave atteinte au droit du travail depuis l’instauration de la Quatrième
république en 1946 et de la Cinquième en 1958.
En Roumanie, depuis le
mois de décembre 1989, depuis l’instauration de la démocratie de masse de
consommation et de crédits, les gouvernements successifs ont procédé à
plusieurs réductions du droit des travailleurs selon les convenances de la
chambre de commerce et d’industrie américano-roumaine et les exigences des
grandes compagnies internationale (Dacia-Renault, Veolia, EDF-GDF, Enel,
Apanova, Berchtel, etc). Si la dernière transformation du droit du travail
suscita des critiques de la part de la gauche moraliste, celle-ci fut incapable
de mobiliser même une minorité de travailleurs, ouvriers, petits salariés et
petits employés pour s’y opposer. Certes, depuis, quelques manifestations
catégorielles se sont élevées, certes de petites crises politiques, janvier
2012 et printemps 2015, ont éclaté se soldant par le changement du personnel
politique d’un parti à l’autre, PSD, PNL, PD, UNL, etc., tous d’accord sur
l’essentiel de la politique économique d’austérité bruxelloise et étasunienne,
chacun répercutant à Bucarest les décisions du FMI, de Bruxelles et de
Washington, chacun consultant et écoutant le proconsul, l’ambassadeur des
Etats-Unis. A preuve, le même personnage est à la tête de la banque nationale
roumaine depuis 25 ans, sorte de représentant local de Bilderberg et de la
Trilatérale.
Les événements qui
agitent profondément la France ont un intérêt et un impact qui dépassent de
beaucoup les frontières nationales ; de fait ils concernent toute l’UE en
ce qu’ils manifestent la plus violente opposition à des ordres venus de
Bruxelles comme l’a rappelé l’ineffable alcoolique Junker : la loi
El-Khomri n’est qu’un premier pas dans la transformation du droit du travail
français pour l’assouplissement général du marché du travail. Traduction plus
rude : maintenant l’État ne vous protégera plus lors des négociations avec
les patrons d’une part, et de l’autre, un certain nombre d’heures
supplémentaires pourront être requises de la part des employeurs sans paiement
de supplément si le marché l’exige. On le voit donc, un gouvernement socialiste
élu sur un programme visant à abaisser le chômage, à défendre les travailleurs
face à la finance, et, au bout du compte, promettant de maintenir la protection
sociale, est devenu précisément l’instrument du syndicat patronal pour
supprimer les garanties à l’embauche et la manipulation du marché du travail
selon les seuls intérêts du capital. Même un sociologue réformiste comme Alain
Touraine disait sur France culture le 4 juin 2016 :
« Quand j’ai vu la
première version du projet de loi, j’ai eu l’impression que tout ce qui a été
fait et gagné pendant 50 ans à été perdu. On parle d’inverser les normes, tout
ceci a l’air de détails techniques mais ce ne sont pas des détails techniques, ce
sont des siècles de grèves, de luttes. Donner aux gens le sentiment qu’on va
effacer tout ça pour être compétitif par rapport à tel ou tel pays c’est
insultant. » Insultant me paraît bien faible, vilipendant serait plus
juste !
Confronté à l’offensive de
plus en plus violente du capitalisme néolibéral, les syndicats n’ont pu obtenir
un véritable débat contradictoire avec un gouvernement qui campe sur des
postions néolibérales parmi les plus dures, et qui ne transige point parce
qu’elles sont imposées par Bruxelles. On le constate, quelque chose qui
ressemble de plus en plus une lutte de classe se prépare sans que l’on puisse avancer
avec assurance si le mouvement ne finira pas, comme un feu de paille, sans lendemain,
gagné par la lassitude ou si, selon une vieille coutume réformiste, les
syndicats vont jouer les pompiers, trahir la colère et la lutte populaire en finissant
par négocier pour trois francs quatre sous de bénéfice salarial qui seront bien
vite récupérés par le jeu de l’inflation et des impôts.
Toutefois, l’un des enjeux
de cet exceptionnel conflit socio-économique français dépasse et de très loin les
frontières de ce pays. Etant donné que cette loi est, comme l’ont proclamée
sans retenue Junker et Moscovici, un ordre impératif et donc non-négociable de
la commission de Bruxelles, en bref, anti-démocratique, il s’ensuit que le
combat français est à la fois l’indicateur d’un déficit de démocratie ayant
atteint un niveau apparemment insupportable et un exemple de combat pour tous
les pays de l’UE où la protection des salariés se trouve être menacées. Les
manifestations françaises dépassent me semble-t-il, le simple cadre de la loi française
sur le code du travail. Et il ne s’agit pas dans mon esprit d’un quelconque
orgueil national. En effet, cette loi a été passée grâce à l’usage d’un article
de la Constitution, le 49.3, qui stipule qu’il ne doit être employé qu’en cas
de problèmes portant sur la sécurité nationale. Or, prétextant légalement
l’état d’urgence décrété après les attentats de novembre au Stade de France, au
Bataclan et devant les terrasses de café du XIe arrondissement, le gouvernement
français, sous l’impulsion du président de la République, a eu recours à cet
artifice juridique pour faire adopter en force cette loi au mépris de toutes
les procédures de négociations habituelles. On est donc devant un acte qui
n’est pas loin d’une forfaiture du Président par rapport au programme électoral
qui a assuré son élection.
Cependant, hormis les
manifestations régulières en Grèce, celles d’Espagne de plus en plus fréquentes
et violents et aux dernières nouvelles la solidarité italienne[1], il y a une véritable absence
de réactions critiques ailleurs, et plus particulièrement dans les pays
ex-communistes où l’instrument industriel ayant été largement bradé et mis à
l’encan, une émigration massive vers l’Ouest s’est élevée pendant les années
1990-2010, avant le tsunami venu à présent d’Afrique et du Moyen-Orient. En son
fond, cette lutte française représente un combat essentiel pour la justice
sociale bafouée en permanence par la politique économique d’austérité de
Bruxelles relayées par des politiciens locaux aux ordres. C’est un combat non
seulement pour le respect de la Constitution française comme l’a fait remarquer
justement Jacques Sapir dans un article sur son site en ligne[2], mais pour le
renversement de l’orientation générale de la politique économique européenne.
Car, si au bout du compte, sous les effets de la pression populaire, de la
jeunesse estudiantine et des syndicats, le gouvernement se trouve contraint à
renoncer à son projet, alors cette victoire exemplaire sera européenne. Alors
tous les autres peuples en luttes contre l’austérité et les mesures antisociales
qu’elle implique, y trouveront non seulement une justification, mais beaucoup
plus encore, une légitimation, puisque la légalité imposée aux travailleurs est
inique.
Aussi la question
initiale se repose-t-elle ? Pourquoi, sauf quelques rares et très brèves exceptions
sur Facebook, la gauche roumaine ou les petits groupes qui s’en réclament et
qui sont pour l’essentiel des groupes culturels, manifestent-ils un silence
aussi bruyant ? Ma réponse sera dure, voire très dure. Par peur. Par peur d’être
repéré par services culturels occidentaux et donc de se voir refuser qui une
bourse, qui une invitation à une foire aux livres, qui une conférence dans une
quelconque maison de la poésie, qui une résidence d’été de traducteur,
d’écrivain ou d’artiste (et oui, où sont-ils nos artistes révolutionnaires qui
gesticulent comme des pantins lors de la Gay Pride, ou qui étalent quelques
dessins humoristiques, quelques gravas et cacas de chiens comme œuvre d’art
contestatrice « radicale » de l’ordre établi ?). Cette attitude
me rappelle étrangement celle que j’avais rencontré naguère à Cluj pendant la
Guerre du Kosovo, après que des officiels étasuniens déclarèrent qu’il fallait
réduire la Serbie au Moyen-Âge et que l’aviation otanesque commença à bombarder
outre les usines, des cibles hautement symboliques, avec la bénédiction de
Madame Albright, comme les plus vieilles églises et monastères orthodoxes du
Kosovo et de Serbie. Avec trois collègues chercheurs et universitaires de Cluj
nous décidâmes de publier un livre collectif dénonçant ces crimes contre la
culture. Nous demandâmes donc à de jeunes et moins jeunes collègues qui se
prétendaient plus ou moins de gauche et opposés à la politique meurtrière de OTAN
en affirmant en privé refuser les diktats otanesques, de se joindre à nous et
d’écrire chacun un petit essai afin de montrer les dessous géostratégiques de cette
guerre néo-impériale qui se présentait comme une défense des droits de l’homme
bafoués par la Serbie. De plus, à ces essais, devaient être joints des
traductions d’articles de Noam Chomsky, Peter Hanke et Régis Debray. Aussi, quelle
ne fut-elle pas notre surprise lorsque tous refusèrent de se joindre à nous. Enfin,
nous fûmes incapables de publier nos propres textes, car le coup de grâce nous
fut donné par le directeur des éditions Dacia du moment, Radu Mares, qui arrêta
net le projet pour lequel nous avions déjà signé un contrat. Quels ordres
avait-il reçu ? Cela restera dans le silence de son tombeau. Mais ce qui
avait justifié le refus de nos collègues pouvait se résumer ainsi : tous avaient
une peur bleue de ne plus recevoir de bourse ou une invitation à des stages de
formation, à des universités d’été en Europe occidentale, certains même
craignaient de n’être plus invités aux soirées mondaines des centres culturels
français, allemands, belge, au British Council, à l’ambassade des États-Unis… En
revanche, lorsqu’il s’agissait de pleurer dans les bistrots sur le malheur de
ces pauvres Serbes ils étaient les premiers à jouer de la déploration… De fait un comportement de laquais crapuleux.
Dès lors, le cas
présent, tout aussi exemplaire que celui de la guerre du Kosovo, réédite une
situation similaire de démission par lâcheté des responsabilités politiques
historiques que tout mouvement de gauche devrait assumer par solidarité
internationale. Comment peut-on alors songer un seul instant à reconstruire un
mouvement de gauche en Roumanie quand le minimum de solidarité avec deux
événements aussi forts que la contestation d’un nouveau code du travail imposé
par Bruxelles et un semi-coup d’État constitutionnel ne sont ni entendus ni aidés
localement. C’est là qu’il faut rendre hommage aux travailleurs de Belgique
(Flamands et Wallon) qui depuis un mois sont en synergie avec leurs voisins
français. Que la gauche roumaine en ses diverses hypostases ne s’étonne point, si,
en dehors des mondanités dans le style gauche caviar à la française, elle est méprisée
par certains des principaux acteurs européens de la lutte contre les diktats
néolibéraux de Bruxelles, et que ni les refondateurs communistes et le Parti de
gauche de Mélenchon en France, ni Rifondazzione en Italie, ni les communistes
et les trotskistes grecs ou Podemos en Espagne ne la prennent au sérieux. Ce
que j’ai lu en Roumanie pendant ce dernier mois, ce sont de bonnes blagues et
d’excellent jeux de mots sur le grotesque des élections locales roumaines. Rien
qui puisse mobiliser le peuple et engager à un optimisme même très tempéré.
Claude Karnoouh
Bucarest, 7 juin 2016
Comentariu corect și combtiv. Voi difuza. Dan C.
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