Vasile Ernu ou l’antipolitique politique. Quelques remarques
qui m’ont été suggérées à la lecture de Sectanții (Tomul I de o Micà trilogie a
marginalilor), edit. Polirom, 2015.
Il n’est guère aisé de
se lancer dans la critique du livre d’un ami que l’on tient pour un homme d’une
fine intelligence armée d’un humour souvent décapant. Le risque est grand, soit
d’être complaisant, ce qui n’est guère mon style, soit de mésinterpréter les
intentions profondes de l’auteur, et donc de se tromper, ce qui est le fait de
tout homme, fût-il un intellectuel car Errare
humanum est ! Mais une fois n’est pas coutume, je l’assume, et
d’autant plus que l’auteur, l’un de mes anciens et plus brillants étudiants
lorsque je professais la philosophie critique à l’UBB, me demanda mon avis sur
son ouvrage. J’ai tardé à répondre à sa demande car, outre des travaux
antérieurs à achever, je souhaitais laisser passer la vague d’enthousiasme et
de louanges venus de divers groupes culturels roumains, hormis bien sûr les
néoconservateurs perdus dans leurs délires stipendiés.
Je dois le dire d’emblée,
j’ai été pris sous le charme du réel talent de chroniqueur et de narrateur dont
fait montre Vasile Ernu. Certes, il l’avait déjà offert dans ses précédents
ouvrages, mais ici la maîtrise de la trame narrative est, me semble-t-il, parfaite.
D’un paraphe à l’autre, d’un chapitre à l’autre, Vasile Ernu sait tenir son
lecteur en haleine et ce jusqu’au point final. Dans ce qui se présente comme un
authentique Bildungsroman l’auteur sait,
avec brio, instiller du suspense dans la succession des thèmes qu’il enchaîne, les
reliant habilement avec des incises déjà avancées précédemment, puis, plus
avant, il les redéploie dans un vaste panorama de faits, de remarques
personnelles et d’idées plus générales. Pas de doute aucun, l’auteur sait
composer un ouvrage, rendre attrayant son objet de quête et d’enquête qui est
parfois sombre, sinistre, voire tragique. Les phrases souvent courtes, les
métaphores très bien construites, retenant ainsi l’attention soutenue du
lecteur. En bref, il a le talent d’un authentique conteur-journaliste qui sait
mêler et doser souvenirs personnels et incises générales sur l’histoire de ce
petit bout de terre sis au sud de la Bessarabie, le Bugeac.
Je dirai plus. Vasile
Ernu nous donne des descriptions de ces diverses communautés de sectes peuplant
le Bugeac comme autant de remarquables descriptions ethnographiques qui
pourraient servir de modèle à bien des professionnels de l’anthropologie et du
folklore, lesquels savent rarement dépasser la langue de bois des questions prêtes-à-être-posées.
Tout au long d’une chronique qui s’étend sur plus d’un siècle et demi on voit
vivre ces gens placés à la marge des livres d’histoire, le plus souvent omis et
donc tombés dans l’oubli du temps. C’est une véritable phénoménologie
socio-anthropologique du sectarisme vu de l’intérieur et à une minuscule
échelle qu’il offre au lecteur, une phénoménologie de petits groupes d’hommes
réels, la description de leur mode-à-être et à paraître dans le monde (Seinde) qui est mis à nu sous les yeux
du lecteur. Aussi y perçoit-on là le courage, ici la frivolité, ailleurs les
passions et les amours, très souvent la dureté de la vie quotidienne ou les obsessions
de chacun et de tous ; en d’autres mots, et
au sens littéral, Vasile Ernu fait revivre sa communauté d’origine, un
néo-protestantisme judaïsant ainsi que ses voisines nombreuses dans les
méandres des vicissitudes de ces années de fer et de sang, de la fin du XIXe au
sanglant XXe siècle. Parmi les personnages qui marque ces pages il y a la
figure emblématique de ce très sage grand-père qui lui fait comprendre que ceux
leur communauté déportés dans les prisons et les camps staliniens n’ont pas à
se plaindre, au contraire ils sont vus comme des héros parce qu’ils accomplissent
là le véritable témoignage de la foi chrétienne s’inscrit dans le martyr. Ils
prouvent ainsi leur foi comme les premiers Chrétiens le firent quand ils étaient
jetés dans l’arène pour combattre les fauves parce qu’ils refusaient d’adorer
l’empereur-Dieu romain. On était à bien des égards dans une société chrétienne totaliste
où tout acte se reflétait dans et s’interprétait à la lumière de l’histoire
biblique, dans le champ sémantique de la parole des prophètes de l’Ancien
testament, de celle du Rédempteur et des Evangélistes, un monde qui n’était pas
éloigné du Moyen-âge de la chrétienté latine ou plus encore présent, celui de
la chrétienté orientale. C’est pourquoi il intitule un chapitre : Stalinismul : ultima epocà de aur a
crestinismului. Or cette conception chrétienne de la déportation je l’avais
déjà lu sous la plume d’orthodoxes roumains, comme le moine-prêtre, Iona Iovan,
A fost frumos la Gherla !
(Patmos, Cluj-Napoca 2009), ou sous une forme littéraire bien plus élaborée,
chez Nicolae Steinhart, dans son Jurnalul
fericirii. Il faut ajouter ce qui fera grincer beaucoup de dents du côté
des arrivistes intellectuels stipendiés (les ciocoi noi post-1989) et autres néo-légionnaires de théâtre, ce
sont les remarques de l’auteur concernant l’extrême violence du fascisme
orthodoxe des légionnaires de la Garde de fer vis-à-vis des minorités et des
sectes, que son grand-père avait vu comme des acteurs politiques beaucoup
dangereux et cruels que le bolchevisme athée qui était globalement antireligieux,
et non pas sélectif dans la répression, même les orthodoxes roumains et
russophones subissaient sa rigueur idéologique athée…
Il convient donc d’entendre
la minutieuse description que Vasile Ernu nous donne du Bugeac comme une ode
aux sectes, et plus encore, comme un chant simultanément funèbre et d’amour offert
à sa communauté d’origine, à sa famille proche et étendue qui l’a nourri
d’une sagesse, mais aussi d’une habileté sociales qui me semble le caractériser
encore aujourd’hui dans sa vie mondaine professionnelle. On découvre au fil des
pages un monde que nous avons tous perdu,
un monde de secte à la fois d’une grande tolérance (qu’il idéologise quelque
peu !) dans le rapport à autrui, d’une grande fermeté morale et d’un inébranlable
courage pour maintenir envers et contre tous ce qui était bien plus qu’une
simple foi, mais, au-delà et en-deçà, eine
Total Weltanschauung avec laquelle on ne transige point. Ne pas céder ou,
si cela est impérativement nécessaire, faire parfois semblant pour certains lorsque
l’adversité devenant par trop pressante, il convenait de survivre pour propager
la bonne parole afin de conserver intact le fondement même de la foi. Il est là
une leçon spirituelle et principielle que d’aucuns, girouettes de la politique
et du carriérisme postcommunistes, de droite et de « gauche »,
feraient bien de méditer s’il leur arrivait un jour d’illumination de lire les
pages de ce livre. De fait, Vasile Ernu devenu homme de son époque,
co-fondateur d’une revue on line de
critiques socio-politiques CA, se remémore sa jeunesse, la saga familiale et
communautaire dans une quête qui s’apparente celle de « A la recherche du
temps perdu » : perdu au sens du temps oublié dans la mémoire, comme celle
de ces dissidents protestants dont il rappelle les actions clandestines de
survie physique et spirituelle très efficaces et dont la notoriété ne fut jamais
signalés par les médias occidentaux, lesquels préfèrent toujours le
spectaculaire, dût-il être ultra-marginal et inessentiel, mais disposé à être peint
aux couleurs de la société du spectacle de la marchandise intégrée.
Autant ai-je été pris
sous le charme du Bildungsroman, y
compris par sa forme narrative, autant au moment que Vasile Ernu s’aventure
dans le général, son livre devient ennuyeux à tout le moins pour ceux qui,
comme moi, ont un peu lu les quelques ouvrages classiques sur les mouvements
hérétiques parmi les juifs d’Europe centre-orientale et de Russie, voire des
Balkans.[1] Le mouvement de
judéo-christianisme messianique de Iosif Davidovici Rabinovici qui joue un rôle
essentiel dans les origines familiales de l’auteur s’inscrit tardivement dans
les mouvements qui, depuis le XVIIIe siècle, ont secoué le pouvoir totalitaire du
judaïsme rabbinique, que ce soit le messianisme hassidique, ou plus violemment
l’hérésie frankiste. Cette dernière née à la suite du baptême chrétien de Jakob Frank vers 1755 en Podolie entraîna une très grande partie de
la communauté juive sabbatéenne d’où il était issu. Il s’agissait d’une très vieille
communauté juive, dont l’anti-talmudisme était dénoncé avec violence par les
rabbins qui les considéraient comme de très dangereux hérétiques, c’est
pourquoi ils demandèrent d’abord aux rois de Pologne, puis aux Tsars de les
persécuter... De fait, le courant messianique du frankisme n’était pas une
innovation dans ce monde archaïque ébranlé par les guerres et les grandes
mutations politiques du XVIIe siècle (le début de la fin de la puissance
polonaise, le déclin de la puissance suédoise et l’émergence de la Russie comme
puissance européenne à partir de l’écrasante victoire de Poltava le 8 juillet
1709). Les sociétés juives des Balkans avait déjà produit un antécédent de
taille dans la remise en cause du pouvoir rabbinique avec le mouvement lancé
par Sabbatai Tsevi (ou Zevi) au milieu du XVIIe siècle dans les Balkans de
l’Empire ottoman, puis dans sa partie turc et arabe jusqu’à Gaza (de Thessalonique
à la Palestine). Les Sabbataïstes avaient développé un judéo-islamisme
anti-talmudique qui, après maintes péripéties, s’était achevé par la conversion
de Tsevi et de ses fidèles à l’Islam,
tout en maintenant par devers le Coran, le culte secret de la Thora.[2] Frank,
exilé par les autorités polonaises à Cernovit y avait rencontré des Sabbataïstes
disciples de Tsevi, ce qui de manière surprenante l’avait convaincu de se
convertir au catholicisme. Il faut ajouter pour compléter le tableau du côté
juif que cette région d’Europe orientale, en particulier l’Ukraine de l’Est, la
Crimée et toute la région d’Odessa, comptait aussi une secte juive hérétique
beaucoup plus ancienne (implantée là depuis la fin du VIIIe siècle) et venue
directement de Judée, les Karaïtes qui avaient étendu leur présence bien
au-delà du Moyen-Orient et des Balkans, jusqu’en Lituanie, et qui dans la
modernité donna deux importants leaders bolcheviques, Trotski et Joffé. On
trouve dans ce livre la même faiblesse vis-àvis du monde des références au
missianisme pravoslavnic… Il y a,
tant en Russie-URSS que dans les meilleurs départements d’études slaves du
monde académique anglo-saxon, allemands ou français, de remarquables ouvrages
auxquels, à la place de Marx et Engels, Vasile Ernu eût pu faire appel lorsqu’il
prétend ressaisir dans le général le particulier du Bugeac. Ainsi, pour ce qui
concerne les vieux croyants l’admirable ouvrage de ce français qui vécu plus de
dix ans en Russie puis en Union soviétique entre 1914 et 1924, Pierre Pascal et
son ouvrage inégalé Avvakum[3]. Quant
aux castrats, le livre de Nicolai Velkov, La
Secte russe des castrats (traduit en français aux Belles lettres) avec un
splendide essai introductif du spécialiste de l’histoire russe Claudio
Ingerflom, intitulé « Communistes contre castrats », fait aussi
autorité parmi les spécialistes de l’histoire du sectarisme russo-orthodoxe. Toutefois,
à la décharge de Vasile Ernu, il faut lui accorder que son livre s’adresse en
général à un public quasi analphabète (sauf exceptions notables) tant pour ce
qui concerne l’histoire des divers courants messianiques des judaïsmes d’Europe
centre-orientale et russe que sur celle des sectarismes russes les plus radicaux,
en dépit de la présence depuis le XVIIIe siècle de fortes communautés juives en
Moldavie (puis en Ardeal après l’Union en 1919) et des Lipoveni dans la région
du Delta du Danube où ils trouvère un havre de paix, à tout le moins jusqu’à
l’arrivé des légionnaires dans les années 30.
Enfin, ce
livre sous-tend en filigrane le discours politique fondamental de Vasile Ernu,
sa croyance dans l’exemplarité du retrait du politique propre aux sectes comme
forme la plus achevée de la morale sociale. Ce qui est, faut-il le dire fort
discutable du point de vue de l’engagement du citoyen dans la Cité. Or, et ce
quelle que soit parfois la grandeur tragique de ces groupes, prôner cette
pratique se tient dans une double illusion et philosophique et politique. D’une
part parce que le retrait du politique est toujours un acte politique dans un
monde où toute manifestation positive ou négative vis-à-vis du Léviathan, et
justement parce que c’est le Léviathan, est un acte politique. Et d’autre part,
parce pour le non-croyant qu’est devenu Vasile Ernu, l’appel aux sectes
« antipolitiques » dans le contexte de la position géopolitique
roumaine est un moyen pour se dédouaner de tout engagement réel vis-à-vis du
conflit majeur qui domine le monde en ce début du XXIe siècle, celui des
Etats-Unis contre la Russie-Chine, de fait le conflit majeur du monde globalisé
qui est naît depuis les redistributions du partage du monde après la chute de
l’empire soviétique en Europe, l’effondrement de la Russie eltsinienne, le
renouveau putinien et la montée en puissance de la Chine, seconde puissance
économique de la planète… Lorsqu’on lit Vasile Ernu, non seulement dans cet
ouvrage, mais dans ses articles plus journalistiques, on comprend qu’il appartient
à cette gauche morale qui rêve en permanence d’une société idéale, version soft
sociale-démocrate du kantisme politique qui nous assurait que demain viendra la
Parousie d’une Paix perpétuelle si
l’on applique la Loi et enseigne le savoir aux masses encore plongées dans les
ténèbres de l’ignorance. Les idéaux de Vasile Ernu, comme ceux des
marxistes-léninistes naïfs, héritiers des Lumières plaident pour un pouvoir épuré
du mal, pour une démocratie pleinement participative, pour une totale émancipation
de l’homme, comme si l’homme n’était pas aliéné dès sa naissance. En bref, plus
encore héritier de Rousseau, Vasile Ernu pense que l’homme naturel est
fondamentalement bon et que c’est le Politique qui le corrompt : mais dès
qu’il s’en éloigne cela le rendrait meilleur. C’est pourquoi hormis les
souvenirs familiaux, il est tant attaché au sectarisme marginal, au sectarisme
sans pourvoir politique ni effets politiques. Mais cette volonté idéale de
retrait ne l’empêche pas, comme nous tous et moi le premier, d’être
véritablement dans le monde (Mitte-Welt),
de pratiquer nos petites compromissions car il faut bien vivre face aux
pouvoirs qui nous bâillonnent. C’est là où, à la différence de ses ancêtres,
Vasile Ernu se trouve en porte à faux dans ce que je nommerais le discours du
simulacre de la critique socio-politique ; et c’est là me semble-t-il la
source de l’immense succès de son livre en Roumanie, certes pays de la vraie
droite et d’une vraie extrême-droite, mais malheureusement pays de la fausse
gauche, soit d’une gauche corrompue (PSD), soit d’une gauche d’opérette, de
pleureuses professionnelles de la moraline, soit d’une gauche de séminaires
universitaires et de bibliothèques sans pratique politique réelle au sein de la
mobilisation populaire.
Car si
l’homme n’est pas en son essence humaine (Dasein)
bon comme je le pense dès longtemps en suivant Machiavel et Hobbes, s’il est
mené par le mal en raison de la puissance de son intelligence mise au service
de son avidité atavique (ontologique oserais-je dire !), il n’empêche,
l’action politique peut parfois engendrer quelque chose de moins mauvais, de
moins abjecte, de moins sinistre, de moins criminel. Mais pour cela il faut
sortir du cocon de l’en-soi pour, avec la pratique collective, s’engager dans
l’en-commun… or cet en-commun n’est rien moins que ce qu’Aristote désignait il
y a déjà très longtemps le zoon politikon.
Claude
Karnoouh
Bucarest
le 17 octobre 2015
[1]
Ghershom Scholem, Le messianisme juif, Ed.: Presses Pocket, Coll., Agora, 1992.
Sabbataï Tsevi. Le
messie mystique, 1626-1676, Verdier
[2]
Ces Sabbatéistes donnèrent à la fin du XIXe siècle les « Jeunes
turcs » communauté d’appartenance d’Ata Turc et des fondateurs de la
Turquie moderne post-ottomane.
[3]
Pierre Pascal, sa thèse monumentale est reconnue, y compris par l’érudition
russe, comme la somme sur la question, Avvakum
et les débuts du Raskol, EPHE, Mouton
& Co, 1963.
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