samedi 24 octobre 2015

Vasile Ernu ou l’antipolitique politique. Quelques remarques qui m’ont été suggérées à la lecture de Sectanții (Tomul I de o Micà trilogie a marginalilor), edit. Polirom, 2015.

Vasile Ernu ou l’antipolitique politique. Quelques remarques qui m’ont été suggérées à la lecture de Sectanții (Tomul I de o Micà trilogie a marginalilor), edit. Polirom, 2015.

Il n’est guère aisé de se lancer dans la critique du livre d’un ami que l’on tient pour un homme d’une fine intelligence armée d’un humour souvent décapant. Le risque est grand, soit d’être complaisant, ce qui n’est guère mon style, soit de mésinterpréter les intentions profondes de l’auteur, et donc de se tromper, ce qui est le fait de tout homme, fût-il un intellectuel car Errare humanum est ! Mais une fois n’est pas coutume, je l’assume, et d’autant plus que l’auteur, l’un de mes anciens et plus brillants étudiants lorsque je professais la philosophie critique à l’UBB, me demanda mon avis sur son ouvrage. J’ai tardé à répondre à sa demande car, outre des travaux antérieurs à achever, je souhaitais laisser passer la vague d’enthousiasme et de louanges venus de divers groupes culturels roumains, hormis bien sûr les néoconservateurs perdus dans leurs délires stipendiés.
Je dois le dire d’emblée, j’ai été pris sous le charme du réel talent de chroniqueur et de narrateur dont fait montre Vasile Ernu. Certes, il l’avait déjà offert dans ses précédents ouvrages, mais ici la maîtrise de la trame narrative est, me semble-t-il, parfaite. D’un paraphe à l’autre, d’un chapitre à l’autre, Vasile Ernu sait tenir son lecteur en haleine et ce jusqu’au point final. Dans ce qui se présente comme un authentique Bildungsroman l’auteur sait, avec brio, instiller du suspense dans la succession des thèmes qu’il enchaîne, les reliant habilement avec des incises déjà avancées précédemment, puis, plus avant, il les redéploie dans un vaste panorama de faits, de remarques personnelles et d’idées plus générales. Pas de doute aucun, l’auteur sait composer un ouvrage, rendre attrayant son objet de quête et d’enquête qui est parfois sombre, sinistre, voire tragique. Les phrases souvent courtes, les métaphores très bien construites, retenant ainsi l’attention soutenue du lecteur. En bref, il a le talent d’un authentique conteur-journaliste qui sait mêler et doser souvenirs personnels et incises générales sur l’histoire de ce petit bout de terre sis au sud de la Bessarabie, le Bugeac.
Je dirai plus. Vasile Ernu nous donne des descriptions de ces diverses communautés de sectes peuplant le Bugeac comme autant de remarquables descriptions ethnographiques qui pourraient servir de modèle à bien des professionnels de l’anthropologie et du folklore, lesquels savent rarement dépasser la langue de bois des questions prêtes-à-être-posées. Tout au long d’une chronique qui s’étend sur plus d’un siècle et demi on voit vivre ces gens placés à la marge des livres d’histoire, le plus souvent omis et donc tombés dans l’oubli du temps. C’est une véritable phénoménologie socio-anthropologique du sectarisme vu de l’intérieur et à une minuscule échelle qu’il offre au lecteur, une phénoménologie de petits groupes d’hommes réels, la description de leur mode-à-être et à paraître dans le monde (Seinde) qui est mis à nu sous les yeux du lecteur. Aussi y perçoit-on là le courage, ici la frivolité, ailleurs les passions et les amours, très souvent la dureté de la vie quotidienne ou les obsessions de chacun et de tous ; en d’autres mots, et au sens littéral, Vasile Ernu fait revivre sa communauté d’origine, un néo-protestantisme judaïsant ainsi que ses voisines nombreuses dans les méandres des vicissitudes de ces années de fer et de sang, de la fin du XIXe au sanglant XXe siècle. Parmi les personnages qui marque ces pages il y a la figure emblématique de ce très sage grand-père qui lui fait comprendre que ceux leur communauté déportés dans les prisons et les camps staliniens n’ont pas à se plaindre, au contraire ils sont vus comme des héros parce qu’ils accomplissent là le véritable témoignage de la foi chrétienne s’inscrit dans le martyr. Ils prouvent ainsi leur foi comme les premiers Chrétiens le firent quand ils étaient jetés dans l’arène pour combattre les fauves parce qu’ils refusaient d’adorer l’empereur-Dieu romain. On était à bien des égards dans une société chrétienne totaliste où tout acte se reflétait dans et s’interprétait à la lumière de l’histoire biblique, dans le champ sémantique de la parole des prophètes de l’Ancien testament, de celle du Rédempteur et des Evangélistes, un monde qui n’était pas éloigné du Moyen-âge de la chrétienté latine ou plus encore présent, celui de la chrétienté orientale. C’est pourquoi il intitule un chapitre : Stalinismul : ultima epocà de aur a crestinismului. Or cette conception chrétienne de la déportation je l’avais déjà lu sous la plume d’orthodoxes roumains, comme le moine-prêtre, Iona Iovan, A fost frumos la Gherla ! (Patmos, Cluj-Napoca 2009), ou sous une forme littéraire bien plus élaborée, chez Nicolae Steinhart, dans son Jurnalul fericirii. Il faut ajouter ce qui fera grincer beaucoup de dents du côté des arrivistes intellectuels stipendiés (les ciocoi noi post-1989) et autres néo-légionnaires de théâtre, ce sont les remarques de l’auteur concernant l’extrême violence du fascisme orthodoxe des légionnaires de la Garde de fer vis-à-vis des minorités et des sectes, que son grand-père avait vu comme des acteurs politiques beaucoup dangereux et cruels que le bolchevisme athée qui était globalement antireligieux, et non pas sélectif dans la répression, même les orthodoxes roumains et russophones subissaient sa rigueur idéologique athée…
Il convient donc d’entendre la minutieuse description que Vasile Ernu nous donne du Bugeac comme une ode aux sectes, et plus encore, comme un chant simultanément funèbre et d’amour offert à sa communauté d’origine, à sa famille proche et étendue qui l’a nourri d’une sagesse, mais aussi d’une habileté sociales qui me semble le caractériser encore aujourd’hui dans sa vie mondaine professionnelle. On découvre au fil des pages un  monde que nous avons tous perdu, un monde de secte à la fois d’une grande tolérance (qu’il idéologise quelque peu !) dans le rapport à autrui, d’une grande fermeté morale et d’un inébranlable courage pour maintenir envers et contre tous ce qui était bien plus qu’une simple foi, mais, au-delà et en-deçà, eine Total Weltanschauung avec laquelle on ne transige point. Ne pas céder ou, si cela est impérativement nécessaire, faire parfois semblant pour certains lorsque l’adversité devenant par trop pressante, il convenait de survivre pour propager la bonne parole afin de conserver intact le fondement même de la foi. Il est là une leçon spirituelle et principielle que d’aucuns, girouettes de la politique et du carriérisme postcommunistes, de droite et de « gauche », feraient bien de méditer s’il leur arrivait un jour d’illumination de lire les pages de ce livre. De fait, Vasile Ernu devenu homme de son époque, co-fondateur d’une revue on line de critiques socio-politiques CA, se remémore sa jeunesse, la saga familiale et communautaire dans une quête qui s’apparente celle de « A la recherche du temps perdu » : perdu au sens du temps oublié dans la mémoire, comme celle de ces dissidents protestants dont il rappelle les actions clandestines de survie physique et spirituelle très efficaces et dont la notoriété ne fut jamais signalés par les médias occidentaux, lesquels préfèrent toujours le spectaculaire, dût-il être ultra-marginal et inessentiel, mais disposé à être peint aux couleurs de la société du spectacle de la marchandise intégrée.

Autant ai-je été pris sous le charme du Bildungsroman, y compris par sa forme narrative, autant au moment que Vasile Ernu s’aventure dans le général, son livre devient ennuyeux à tout le moins pour ceux qui, comme moi, ont un peu lu les quelques ouvrages classiques sur les mouvements hérétiques parmi les juifs d’Europe centre-orientale et de Russie, voire des Balkans.[1] Le mouvement de judéo-christianisme messianique de Iosif Davidovici Rabinovici qui joue un rôle essentiel dans les origines familiales de l’auteur s’inscrit tardivement dans les mouvements qui, depuis le XVIIIe siècle, ont secoué le pouvoir totalitaire du judaïsme rabbinique, que ce soit le messianisme hassidique, ou plus violemment l’hérésie frankiste. Cette dernière née à la suite du baptême chrétien de Jakob Frank vers 1755 en Podolie entraîna une très grande partie de la communauté juive sabbatéenne d’où il était issu. Il s’agissait d’une très vieille communauté juive, dont l’anti-talmudisme était dénoncé avec violence par les rabbins qui les considéraient comme de très dangereux hérétiques, c’est pourquoi ils demandèrent d’abord aux rois de Pologne, puis aux Tsars de les persécuter... De fait, le courant messianique du frankisme n’était pas une innovation dans ce monde archaïque ébranlé par les guerres et les grandes mutations politiques du XVIIe siècle (le début de la fin de la puissance polonaise, le déclin de la puissance suédoise et l’émergence de la Russie comme puissance européenne à partir de l’écrasante victoire de Poltava le 8 juillet 1709). Les sociétés juives des Balkans avait déjà produit un antécédent de taille dans la remise en cause du pouvoir rabbinique avec le mouvement lancé par Sabbatai Tsevi (ou Zevi) au milieu du XVIIe siècle dans les Balkans de l’Empire ottoman, puis dans sa partie turc et arabe jusqu’à Gaza (de Thessalonique à la Palestine). Les Sabbataïstes avaient développé un judéo-islamisme anti-talmudique qui, après maintes péripéties, s’était achevé par la conversion de Tsevi et de ses fidèles  à l’Islam, tout en maintenant par devers le Coran, le culte secret de la Thora.[2] Frank, exilé par les autorités polonaises à Cernovit y avait rencontré des Sabbataïstes disciples de Tsevi, ce qui de manière surprenante l’avait convaincu de se convertir au catholicisme. Il faut ajouter pour compléter le tableau du côté juif que cette région d’Europe orientale, en particulier l’Ukraine de l’Est, la Crimée et toute la région d’Odessa, comptait aussi une secte juive hérétique beaucoup plus ancienne (implantée là depuis la fin du VIIIe siècle) et venue directement de Judée, les Karaïtes qui avaient étendu leur présence bien au-delà du Moyen-Orient et des Balkans, jusqu’en Lituanie, et qui dans la modernité donna deux importants leaders bolcheviques, Trotski et Joffé. On trouve dans ce livre la même faiblesse vis-àvis du monde des références au missianisme pravoslavnic… Il y a, tant en Russie-URSS que dans les meilleurs départements d’études slaves du monde académique anglo-saxon, allemands ou français, de remarquables ouvrages auxquels, à la place de Marx et Engels, Vasile Ernu eût pu faire appel lorsqu’il prétend ressaisir dans le général le particulier du Bugeac. Ainsi, pour ce qui concerne les vieux croyants l’admirable ouvrage de ce français qui vécu plus de dix ans en Russie puis en Union soviétique entre 1914 et 1924, Pierre Pascal et son ouvrage inégalé Avvakum[3]. Quant aux castrats, le livre de Nicolai Velkov, La Secte russe des castrats (traduit en français aux Belles lettres) avec un splendide essai introductif du spécialiste de l’histoire russe Claudio Ingerflom, intitulé « Communistes contre castrats », fait aussi autorité parmi les spécialistes de l’histoire du sectarisme russo-orthodoxe. Toutefois, à la décharge de Vasile Ernu, il faut lui accorder que son livre s’adresse en général à un public quasi analphabète (sauf exceptions notables) tant pour ce qui concerne l’histoire des divers courants messianiques des judaïsmes d’Europe centre-orientale et russe que sur celle des sectarismes russes les plus radicaux, en dépit de la présence depuis le XVIIIe siècle de fortes communautés juives en Moldavie (puis en Ardeal après l’Union en 1919) et des Lipoveni dans la région du Delta du Danube où ils trouvère un havre de paix, à tout le moins jusqu’à l’arrivé des légionnaires dans les années 30.
Enfin, ce livre sous-tend en filigrane le discours politique fondamental de Vasile Ernu, sa croyance dans l’exemplarité du retrait du politique propre aux sectes comme forme la plus achevée de la morale sociale. Ce qui est, faut-il le dire fort discutable du point de vue de l’engagement du citoyen dans la Cité. Or, et ce quelle que soit parfois la grandeur tragique de ces groupes, prôner cette pratique se tient dans une double illusion et philosophique et politique. D’une part parce que le retrait du politique est toujours un acte politique dans un monde où toute manifestation positive ou négative vis-à-vis du Léviathan, et justement parce que c’est le Léviathan, est un acte politique. Et d’autre part, parce pour le non-croyant qu’est devenu Vasile Ernu, l’appel aux sectes « antipolitiques » dans le contexte de la position géopolitique roumaine est un moyen pour se dédouaner de tout engagement réel vis-à-vis du conflit majeur qui domine le monde en ce début du XXIe siècle, celui des Etats-Unis contre la Russie-Chine, de fait le conflit majeur du monde globalisé qui est naît depuis les redistributions du partage du monde après la chute de l’empire soviétique en Europe, l’effondrement de la Russie eltsinienne, le renouveau putinien et la montée en puissance de la Chine, seconde puissance économique de la planète… Lorsqu’on lit Vasile Ernu, non seulement dans cet ouvrage, mais dans ses articles plus journalistiques, on comprend qu’il appartient à cette gauche morale qui rêve en permanence d’une société idéale, version soft sociale-démocrate du kantisme politique qui nous assurait que demain viendra la Parousie d’une Paix perpétuelle si l’on applique la Loi et enseigne le savoir aux masses encore plongées dans les ténèbres de l’ignorance. Les idéaux de Vasile Ernu, comme ceux des marxistes-léninistes naïfs, héritiers des Lumières plaident pour un pouvoir épuré du mal, pour une démocratie pleinement participative, pour une totale émancipation de l’homme, comme si l’homme n’était pas aliéné dès sa naissance. En bref, plus encore héritier de Rousseau, Vasile Ernu pense que l’homme naturel est fondamentalement bon et que c’est le Politique qui le corrompt : mais dès qu’il s’en éloigne cela le rendrait meilleur. C’est pourquoi hormis les souvenirs familiaux, il est tant attaché au sectarisme marginal, au sectarisme sans pourvoir politique ni effets politiques. Mais cette volonté idéale de retrait ne l’empêche pas, comme nous tous et moi le premier, d’être véritablement dans le monde (Mitte-Welt), de pratiquer nos petites compromissions car il faut bien vivre face aux pouvoirs qui nous bâillonnent. C’est là où, à la différence de ses ancêtres, Vasile Ernu se trouve en porte à faux dans ce que je nommerais le discours du simulacre de la critique socio-politique ; et c’est là me semble-t-il la source de l’immense succès de son livre en Roumanie, certes pays de la vraie droite et d’une vraie extrême-droite, mais malheureusement pays de la fausse gauche, soit d’une gauche corrompue (PSD), soit d’une gauche d’opérette, de pleureuses professionnelles de la moraline, soit d’une gauche de séminaires universitaires et de bibliothèques sans pratique politique réelle au sein de la mobilisation populaire.
Car si l’homme n’est pas en son essence humaine (Dasein) bon comme je le pense dès longtemps en suivant Machiavel et Hobbes, s’il est mené par le mal en raison de la puissance de son intelligence mise au service de son avidité atavique (ontologique oserais-je dire !), il n’empêche, l’action politique peut parfois engendrer quelque chose de moins mauvais, de moins abjecte, de moins sinistre, de moins criminel. Mais pour cela il faut sortir du cocon de l’en-soi pour, avec la pratique collective, s’engager dans l’en-commun… or cet en-commun n’est rien moins que ce qu’Aristote désignait il y a déjà très longtemps le zoon politikon.
Claude Karnoouh
Bucarest le 17 octobre 2015





[1] Ghershom Scholem, Le messianisme juif, Ed.: Presses Pocket, Coll., Agora, 1992.
Sabbataï Tsevi. Le messie mystique, 1626-1676, Verdier
[2] Ces Sabbatéistes donnèrent à la fin du XIXe siècle les « Jeunes turcs » communauté d’appartenance d’Ata Turc et des fondateurs de la Turquie moderne post-ottomane.
[3] Pierre Pascal, sa thèse monumentale est reconnue, y compris par l’érudition russe, comme la somme sur la question, Avvakum et les débuts du Raskol, EPHE, Mouton & Co, 1963.

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