Hannah Arendt ou les contradictions de la passion pour la vérité…
Parlez
d’Hannah Arendt aujourd’hui, c’est rappeler un penseur qui pendant douze ans de
sa vie adulte vécut au cœur de l’une des deux plus grandes tragédies européennes,
pendant ces Dürftiger Zeit dont
parlait le poète, ces temps enténébrés, d’indigence morale totale et qui, au
bout du compte et des comptes, ne semblent pas s’être modifiés en leur essence
politique après l’ultime désastre humain de la Seconde Guerre mondiale
Pour
commencer je partirai d’une phrase qui ouvre son ultime ouvrage posthume, Was ist Politik. Reprenant Nietzsche et
le second Heidegger, elle écrit: « … le désert croît… ». Certains
pourraient penser qu’elle énonçait là une pensée écologique avant la
lettre ; or il s’agissait de ce qui précède et donc engendre le désert
écologique, le désert spirituel et éthique propre aux temps de notre modernité
tardive. Cette assertion vient après Eichmann
à Jérusalem ou la banalité du mal, cependant, ce procès et les effets qu’il
eût sur sa vie intellectuelle et amicale à New-York nourrirent sa pensée métaphysique
à l’aube de sa vieillesse (elle est morte jeune, à 69 ans).
Dans
un premier temps l’une des caractéristiques de la pensée de Arendt fut d’écarter
de son approche phénoménologique des faits politiques les penseurs qui abordent
la politique selon l’a priori d’un modèle
idéal de société, ce qui les entraînent à repousser une réalité barbare toujours
gênante, celle qui domine notre expérience existentielle qu’ils regardent comme
le monde faux des impressions, des sentiments ou des passions (de Platon à
Spinoza au moins). Elle repousse donc la philosophie politique de cabinet…
Qu’est-ce
donc pour un philosophe penser son temps ? C’est tenter de saisir les
principes qui dirigent l’agir politique réel des hommes. Hegel le concevait
comme la tâche essentielle de la philosophie, tandis que Nietzsche eût plutôt dit
que penser son temps c’est penser contre son temps ! Même si je ne suis
pas toujours ses démonstrations historiques, Arendt vise juste lorsqu’elle avançait
que nos temps des extrêmes ne commençaient point au Printemps 1933 lorsqu’un caporal
d’origine autrichienne devint, par la grâce d’une élection démocratique au suffrage
universel, chancelier du Reich. Nos temps des extrêmes commencèrent au moins à
partir du milieux du XIX siècle quand s’instaura la dernière phase de la
colonisation du monde, en quelque sorte, quand fut franchi le dernier pas vers la
mondialisation généralisée sous l’égide d’un capitalisme délié de toutes limites
éthiques, et, de ce fait, quand se radicalisent simultanément les conflits
entre impérialismes européens. Or ces temps qui commençèrent au milieu du XIXe
siècle furent, selon Arendt, ceux où se forgèrent les origines du totalitarisme
(cf. le tome II de L’Origine du
totalitarisme). Pour Arendt, les prémisses du totalitarisme se
manifestèrent dans la manière dont furent traités les peuples indigènes… Les
premiers génocides modernes ce sont eux, les indigènes de nos colonies (anglaises,
espagnoles, françaises et allemandes) qui les subirent… d’autres suivront tout
aussi systématiques afin d’éliminer des peuples « en trop » ou trop
rétifs à l’ordre occidental. Les Arméniens dont on parle beaucoup aujourd’hui, puis
un peu plus tard les Juifs dont on parle plus encore suivirent. Or ces derniers
monopoliseront le plus grand scandale historique de l’Occident parce que des pouvoirs
européens appliquèrent à des Européens, donc à des hommes blancs, non seulement
à tous les miséreux juifs des schtetlech d’Europe orientale et balkanique,
mais à des bourgeois allemands, belges, français et viennois, à des hommes urbanisés
et policés de longue date, ce qui normalement et banalement était appliqué aux
Amérindiens[1],
aux Indiens des Indes (les famines organisées par les bons démocrates Anglais[2]), aux
Cipayes, aux Hereros d’Afrique du Sud-Est, aux Tasmaniens et Australiens, aux
noirs du Congo belge, voire bien plus tard aux Vietnamiens avec les milliers de
litres de napalm ou pis, avec la plus longue guerre chimique de l’histoire, la Yellow Rains (dioxine) dont les effets engendrant
des malformations génétiques des nouveau-nés se poursuivent encore aujourd’hui,
quarante ans après la fin de la guerre américaine au Vietnam….
En
1914 l’Occident est entré dans ce que l’historien Hobsbawm appela L’Âge des extrêmes qui est, non
seulement l’âge des extrêmes politiques, des régimes totalitaires ou des dictatures
militaires (Japon), mais simultanément l’âge des extrêmes du déploiement productif
des techniques. Faut-il le rappeler une fois encore, la Guerre de 14-18 a été essentiellement
une guerre industrielle où l’artillerie et la redoutable nouvelle arme
automatique, la mitrailleuse, firent le plus grand nombre de victimes. Comme le
nota Jünger, dès lors on en finit avec la notion de guerrier au profit de celle
de soldat comme rouage de base de l’organisation bureaucratico-industrielle des
armées et de la production militaire. Voilà qui fut et demeure le véritable
défi pour la pensée du politique de la modernité.
Certes,
il existe en Europe une tradition de la pensée politique qui, depuis Saint
Thomas De Regno, Bodin, Spinoza, jusqu’à
Rousseau, Kant et les néo-kantiens tardifs, pense le politique en terme de
gouvernement idéal. Cependant, il existe aussi un autre école de pensée qui se
nomme réaliste et qui regarde le politique dans sa banale et violente réalité
comme seule origine de l’histoire des hommes post-primitifs, Thucydide, Machiavel,
Clausewitz, Marx, Proudhon, Sorel, Carl Schmitt, Adorno et à sa manière
cryptique, Heidegger…Les premiers se sont perdus dans les méandres de l’idéalisme
d’une vision irénique des sociétés, ou parfois dans l’espoir de changement
aussi généreux que naïfs (Projet pour paix perpétuelle de Kant par exemple)…
les seconds ont tenté de regarder en face la réalité perçue et conçue par les
acteurs de l’histoire sans que certains, par exemple, Marx et les marxistes ou
les socialistes comme Proudhon, n’abandonnassent les illusions d’une nature
pacifique de l’homme permettant la construction d’une société d’abondance irénique,
celle de la fin de la nécessité.
Hannah
Arendt appartient pour partie à la première catégorie, pour partie à la seconde.
En gros Hannah Arendt dit cela : depuis que l’homme est devenu le centre
de la détermination de la vérité, depuis que le vrai s’identifie simultanément aux
cogito ergo sum et à l’adequatio res intellectum, depuis
Descartes donc, nous sommes entrés dans le « tout est possible » de
l’objectivation, aussi bien pour ce qui concerne les objets qui constituent les
sciences de la nature que pour ceux qui sont construits comme les objets de l’agir
politique. Bref, comme les sciences de la nature soumises à l’innovation
permanente (leur condition de progrès), laquelle engendre le nihilisme des
valeurs du passé pour sans cesse s’auto-dépasser non pas de manière
dialectique, mais exponentiel, la politique, quant à elle, incluse dans cette
détermination ontologique du moderne n’est plus limitée par une quelconque tradition
transcendante. La politique réduite aux seules nécessités d’un jeu de pouvoir n’a
plus aucune limite transcendante, dès lors seule la puissante techno-financière
et les fantasmagories historicistes mouvantes demeurent pour lesquelles, grâce
à l’usage déchaîné d’une technique triomphante, le « tout est possible »
est devenu le permanent possible. En d’autres termes, pour le moderne,
« la fin justifie les moyens » et les moyens d’arriver à nos fins sont
énormes, inouïs en ce qu’ils sont aujourd’hui, en 2015, à même de détruire la
planète soumise à l’équilibre fragile de la terreur nucléaire.
C’est
pourquoi, dans son ouvrage La crise de la
culture (en anglais, Between Past and
Present), Hannah Arendt soutient, à l’encontre de Popper, que c’est la
rupture d’avec la tradition politique venue de Rome qui a entraîné la possibilité
des régimes totalitaires. Simone Weil, quant à elle, situait cette rupture dès
la fin de la tradition grecque parce qu’elle regardait l’Empire romain comme
l’origine du nazisme.[3] Aussi,
dans la modernité, les références au passé ne sont-elles plus qu’un stock de
thèmes allégoriques et esthétiques (voire aujourd’hui de publicité) que Nietzsche
envisageait comme les masques d’un magasin d’accessoires de théâtre :
exemple, la Révolution française et l’imitation des Romains, ou des formes
modernes d’entité politique recourant à des signifiant puisés dans les traditions
populaires dégradées… Aujourd’hui, le présent se donne soit comme une copie des
massacres massifs antérieurs mais cette fois au nom d’un moralisme de bazar
(droits de l’homme et autres ingérences démocratiques) ou comme métaphore
esthétisante (Blocks Buster de cinéma
du type Il faut sauver le soldat Ryan),
soit comme étalage des sempiternelles complaintes de la déploration qui
permettent les manipulations du sentimentalisme populaire pour des visées politiques
purement actuelles, mais jamais offertes comme un deuil immense que rien, pas
même un sous d’aumône, ne saurait consoler jamais…
C’est
à ce point du résonnement qu’Hannah Arendt reprend une thématique centrale chez
Nietzsche, celle du nihilisme européen. En effet, le nihilisme propre à la
science, transposé dans le gouvernement des hommes n’a que faire des anciennes
valeurs transcendantes parce qu’elles gênent aussi bien le déploiement de l’État-nation
et du Capital-nation dans le processus de destruction des anciennes formes
politiques, que celui, plus tardif, du Capital-mondial. On ne fait plus de la
science comme la pratiquait Lavoisier, c’est dépassé, ni même comme la pensait Nils
Bohr ; maintenant grâce à la biologie moléculaire et à la génétique on est
prêt à intervenir dans la structure même du génome humain qu’aucune loi morale
ne pourra jamais empêcher ! Tout cet arsenal n’est qu’une manifestation de
la volonté de puissance de l’homme placé au centre du monde qui se transpose ainsi
des sciences de la nature au politique et vice-versa (la science au service de
la guerre pour la puissance, la médecine et la psychologie au service du
pouvoir pour la torture par exemple !). La politique moderne et moderne-(post),
c’est en fait comme la mode, il faut sans cesse innover pour satisfaire au
déploiement du techno-capital et à l’un de ses effets essentiel, la plus-value
qui croît avec l’accélération de la circulation du capital. Il faut donc sans
cesse innover la forme du politique pour soumettre les hommes aux formes toujours
renouvelées du déploiement du Capital qui lutte en permanence contre la baisse
tendancielle du taux de profit…
Or si au
début des années 1960 Hannah Arendt commence à faire l’analyse de ce
déploiement du nihilisme dans tous les domaines de la vie, elle en refuse théoriquement
l’ad-venir, sa domination future dans le domaine de la gestion des hommes.
C’est pourquoi elle n’a cessé d’affirmer que la politique doit être guidée par un
impératif catégorique éthique collectif, la permanente quête de la liberté, laquelle
doit instaurer des barrières face au « tout est possible » du
nihilisme. Elle veut donc sauver du naufrage l’espoir porté naguère par les
Lumières. Ce fut cette volonté théorique, la notion de liberté comme fond de l’agir
politique éthique qui servit de grille à son analytique du totalitarisme.
Au départ,
Arendt a raison de préciser que le totalitarisme n’a pas de précédent antérieur
à la modernité. Il ne nous vient ni de la tyrannie ni de la dictature grecques,
et je pense ni de la République et de l’Empire romain. Il a moins encore pour origine
les formes politiques du Moyen-âge chrétien ou musulman, voire celles de la
monarchie absolue occidentale ou même de l’autocratie russe. Le totalitarisme
du XXe siècle tient ses racines dans la théologisation du politique pour rappeler
Carl Schmitt, ou dans ce que Berdaiev, parlant du communisme de Lénine,
envisagea comme une nouvelle religion politique mêlant certes l’autocratie,
mais plus fortement impliquant le culte de la lutte des classes comme catégorie
scientifique co-appartenant au plan ontologique au déploiement de la techno-science
(cf., Source et sens du communisme russe,
Paris, 1938)… Ainsi, le « tout est possible » s’incarne comme
pratique quand la visée du politique, le pouvoir comme puissance, est à la fois
principe premier et finalité ultime de l’action, quand le politique est à
lui-même son solipsisme simultanément transcendant et immanent. Il faut en
convenir, et quels qu’en soient les moments de grandeur, c’est au cours de la
Révolution française que le « tout est possible » trouve sa lointaine
origine moderne avec la Terreur et la guerre de Vendée. Mais tout autant dans
l’énonciation du politique chez le premier grand théoricien de la guerre
moderne Clausewitz où la guerre est conçue comme autre manière de faire de la
politique. Or la guerre étant la mise en mouvement de la violence sans limite,
la plus extrême (ce que les guerres napoléoniennes démontrèrent amplement par
le nombre de soldats mobilisés et donc par les pertes énormes pour l’époque),
la politique n’hésitait plus à décupler cette violence pour arriver à ses fins.
Cependant, là où je diverge d’Arendt c’est lorsqu’elle postule comme essence de
la politique non-totalitaire, le « combat pour la liberté par l’action » ;
plus machiavellien et schmittien, je vois le Politique et la politique comme la
quête permanente du pouvoir, sa conservation, sa préservation et sa croissance qui
est, à mon sens, parfaitement illustrée
par la nouvelle guerre froide postcommuniste entre la Russie et la Chine d’une
part, les États-Unis et l’UE d’autre part.
Cette
vision de la liberté comme fond du Politique entraîne donc Arendt à comprendre
le totalitarisme comme un système uniforme dans tous les pays où il sévit, sans
les distinctions historico-culturelles pourtant essentielles pour en saisir les
fonctionnements réels, L’URSS n’est ni la Chine, ni l’Allemagne nazie. Pour
elle, c’est donc un système qui non seulement prive l’homme des libertés élémentaires,
mais qui contrôle tous les domaines de la vie humaine : la vie personnelle
et sociale, privée et publique, productive et culturelle. Sans institution, le
système totalitaire ajoute-t-elle s’articule donc autour du Fürher Prinzip, tout procède et dépend
du chef. Si l’idée d’absence institutionnelle pouvait en partie convenir à
l’URSS des années 20-30 en raison de la disparition totale des structures
étatiques du régime impérial et de sa figure tutélaire le Tsar autocrate, pour,
une fois la Révolution décrétée dans un seul pays, retrouver une sorte de Tsar
rouge comme figure emblématique, pour ce qui concerne l’Allemagne nazi une
telle situation de vide institutionnel ne correspond à aucune réalité. En
effet, le chef issu d’une élection démocratique dans un pays frustré par ses
amputations territoriales, a trouvé l’ensemble des institutions wilheminiennes
héritées après l’abdication du Kaiser (l’empereur d’un empire constitutionnel
et du compromis bismarckien entre la sociale démocratie et le pouvoir
politico-militaire aristocratique). Car, selon nombre d’historiens, et non des
moindres, c’est précisément pour conserver l’État allemand avec ses
institutions fondamentales que les deux chefs du Grand État-major, von
Hidenburg et Ludendorf qui gouvernaient à la fin de l’Empire, avaient demandé
au Kaiser d’abdiquer afin de ne pas entraîner le pays dans le chaos total qu’engendrait
la révolution spartakiste. En revanche, l’Allemagne nazi souffrit d’une lutte
incessante entre les institutions politiques et administratives traditionnelles
et les quelques puissantes institutions parallèles installées à partir de 1933 par
les nazis.
Entre
l’écriture du dernier tome du totalitarisme et le reportage sur Eichmann à
Jérusalem dix ans passent au cours desquels Arendt semble reprendre à son compte
les analyses de la modernité venues de Heidegger. C’est pourquoi dans son
Eichmann à Jérusalem ce n’est ni le Fürher
Prinzip ni l’absence d’institutions qui, cette fois, vont entraîner la
réalisation du crime de masse, mais l’abandon par l’administration du Reich de
tout principe éthique, et donc l’abandon de la relation entre la loi légale
votée et la loi morale, si bien que l’on se trouve dans la situation où se
confrontent la légalité de lois moralement iniques parce qu’inhumaines et la
légitimité de la loi morale non écrite mais humaine, exactement dans la perspective
de l’Antigone de Sophocle. L’administration du Reich, aussi légale qu’elle se
prétendait, avait perdu de fait la boussole de l’impératif catégorique éthique,
et donc cette transcendance qui devrait commander à chacun une limite avant
toute élaboration de lois et leur mise en pratique.
A nouveau Arendt
abandonne le terrain de la réalité politique pour l’idéalisme kantien. Nous le
savons par l’expérience de nos temps modernes, celle acquise sur les champs de
bataille de la Première Guerre mondiale, l’impératif catégorique éthique des
sociétés occidentales a failli, l’idéal d’un progrès des connaissances et d’un
progrès technique engendrant le progrès moral s’est évanoui avec l’usage sans limite
des techniques militaires d’avant-garde les plus létales, usage massif de
l’artillerie la plus puissante et de la guerre chimique. Connaissances scientifiques
et valeurs morales ont pris des chemins opposés. Le « tout est possible »
se manifestant dans les orages d’acier, tandis que l’éthique sombrait dans les
fleuves de boue mêlée au sang de centaines de milliers de soldats exterminés
par les armes les plus modernes. (cf. Jünger, Orages d’acier et ses Notes
1914-1918, Christian Bourgois ; Les
Carnets de guerre 1914-1918 de Louis Barthas, tonnelier, François Maspero,
1978). La guerre moderne est donc devenue une entreprise industrielle sans
autre limite que la victoire totale d’un acteur sur l’autre et sa gestion s’est
transformée en actes purement techno-bureaucratiques et techno-financiers, au
point que les civils seront eux-aussi assimilés à une armée, celle de
l’industrie (par exemple avec la mise au travail industriel massif des femmes
dans les usines d’armement).
Une telle
guerre mondiale brise les consciences, laisse les hommes assommés, hébétés et
désemparés par l’hyper-violence qu’ils déployèrent eux-mêmes en songeant à un
avenir meilleur. Il suffira ensuite qu’une
violente crise économique aiguise les ressentiments à peine refoulés et la
constitution scientifique d’un bouc émissaire déjà expérimentée chez les
indigènes d’Outre-mer, pour créer en Europe une catégorie d’hommes moins humains,
les sous-humains (untermeschen).
Objectivation qui permet ainsi à chacun de s’affranchir de ses propres responsabilités
éthiques pour appliquer sans état d’âme à ces exclus les décisions légales et
administratives que l’État a voté et décrété pour imposer une exploitation esclavagiste
ou l’élimination physique selon que cela présentât un avantage économique, administratif
ou militaire afin de libérer un espace vital ! Cela arriva au XXe siècle, non
pas parmi des peuples sauvages, mais chez l’un des peuples les plus éduqués du
monde moderne (Gebildet), signant définitivement
la fin de toute corrélation entre modernité technique et progrès moral.
Tout au
long de son procès Eichmann présenta son travail à Budapest, la mise en place
de la déportation de la quasi totalité des Juifs de Hongrie, comme une activité
menée selon les règles d’une neutralité administrative (oserais-je dire wéberrienne !).
Ne déclara-t-il pas plusieurs fois qu’il n’avait jamais éprouvé de haine ni de ressentiment
à l’encontre les Juifs ? Qu’il appliquait simplement et avec méthode les
lois d’un État constitutionnel dont il était l’un des fonctionnaires, et auquel
il avait, comme tout fonctionnaire, du postier au commissaire de police, de
l’employé du cadastre au professeur d’université, prêté serment de fidélité.
Voilà précisément le fondement du totalitarisme, et non l’absence d’institution.
Le totalitarisme c’est donc la conception administrative et bureaucratique de
l’ensemble des relations humaines sous l’égide de lois qui écartent toute
référence éthique au profit de la finalité de l’action voulue et promue par
l’État. On pourrait dire alors qu’il s’agit d’un cas exceptionnel. Non point,
car cet état exceptionnel était prévu par la loi constitutive de l’État de
droit allemand, la République de Weimar : il s’agit là de l’état
d’exception qui a été appliqué sans discontinué de 1933 jusqu’à la disparition
du IIIe Reich. État d’exception devenu état « normal » de la société
allemande (appliqué aussi en France dès septembre 1940 et en Grande-Bretagne
pendant toute la guerre, comme aux USA ce qui permit d’emprisonner dans des
camps, les citoyens allemands réfugiés en France dont Hannah Arendt, ou en
Grande-Bretagne, ou aux USA quand après Pearl Harbour les citoyens étasuniens
d’origine japonaise furent enfermés dans des camps).
C’est l’état
d’exception devenu l’état « normal » qui en définitive devient la
caractéristique essentielle d’une gestion administrative, comptable et purement
technique des hommes, ce qui fit dire à Heidegger que les camps de concentration
ou la productivité pour la productivité participent des mêmes fondements métaphysiques
qui articulent la pensée technno-scientifique. D’où la conclusion logique de
Arendt, le mal socio-politique, même le plus violent, appartient à la
« normalité », à la banalité de la gestion techno-bureaucratique de
l’État d’exception dont les lois mettent en œuvre le « tout est
possible »… De fait Eichmann avec sa détermination sans état d’âme dans l’application
d’une loi moralement criminelle, n’est pas plus dénuée de conscience morale que
ceux qui prirent la décision de lancer deux bombes atomiques sur un pays qui
avait déjà commencé des négociations de paix pour arrêter la guerre afin de
montrer à un autre pays (en l’espèce l’URSS) le poids militaire de la nouvelle
puissance dominante, les États-Unis ou que McNamara, qui ordonna de noyer un
pays, le Vietnam, sous une pluie chimique (Yellow
Rain) dont les effets dévastateurs se poursuivent aujourd’hui encore.
Aussi, par
ce biais, Arendt rencontre-t-elle cette très ancienne différence originelle entre
la légalité du nomos et la légitimité
de l’éthique. Ceci étant cette antinomie met à jour toutes les apories qu’elle
a engendré dans la pensée et la pratique politique d’un monde qui hérita des
Grecs et la philosophie politique et l’éthique.
1) Si la
politique n’est pas en son fond (cf., Thucydide) guidée par une morale, mais
par la quête du pouvoir et son maintien à tout prix, les discours moraux qui agrémentent
les actes de la plus extrême violence (la guerre) ne sont que des justifications
à l’usage des peuples que les dirigeants politiques avancent pour faire taire
les contestations possibles… C’est par exemple le discours des droits de
l’homme comme justification des ingérences du plus fort sous n’importe quel prétexte
dans la politique intérieure d’un État plus faible, maquillant des crimes de
guerre sous le nom d’opérations humanitaires (bande de Gaza, Grenade, Kosovo,
Irak, Lybie, Syrie)… La démonstration inverse de cette assertion se voit quand
un peuple ou une fraction de peuple a pu être en danger réel, sans qu’aucune
grande puissance n’intervînt parce que cela eût été aller à l’encontre de ses intérêts
d’État : par exemple, le refus d’intervention des Français lors des massacres
du Burundi ou celui des USA dès 1940 contre l’Allemagne nazie…
2) Depuis
la sécularisation du monde qui a signé la mort de Dieu en Europe (puisque comme
l’écrivait Nietzsche les hommes n’en avaient plus besoin), ou si l’on préfère depuis
que la religiosité s’est déplacée de l’interprétation de vie et de la création
du monde à la politique comme volonté de puissance, alors la politique n’est
plus que la mise en pratique de la guerre totale pour l’élimination totale de
l’ennemi, sans plus de paix de Dieu, sans plus de respect de l’ennemi parce
qu’il est brave, sans plus de population civile épargnée. Cette guerre totale
présuppose dans sa mise en œuvre l’extermination en masse de civils puisqu’ils soutiennent
le pouvoir, lui fournissent, outre les soldats, les travailleurs qui font
tourner la machinerie alimentant l’armée en matériel militaire…
Aussi,
au-delà du procès d’Eichmann, constatons-nous que plus le pouvoir est
omnipotent plus il est un mal banal parce que, à des degrés divers, il est
général, il touche tout pouvoir qui cherche à se donner lui-même comme seule
vérité absolue… Or de tels états du pouvoir ne sont pas réservés aux seuls pays
dit totalitaires, les prétendues démocraties le pratiquent, la France ou la
Grande-Bretagne, sans compter les États-Unis du Patriotic Act ou Israël dans les territoire occupés et à Gaza.
Alors que
la devise britannique, « right or
wrong my contry first » entraîne précisément la dérive, voire l’oubli
de la loi morale (cas de l’Inde coloniale, des Boers de l’Afrique du Sud, ou
des Mao-Mao du Kenya), Hannah Arendt proclame avec force qu’avant my country first ou ma tribu d’abord, seule
la vérité doit être proclamée. D’où sa manière sans concession d’insister sur
la collaboration de certaines élites juives avec le mal banal de la
bureaucratie d’État du Reich. Et c’est pourquoi une partie de la communauté
intellectuelle juive étasunienne et française l’a si violemment attaquée, y
compris de très vieux amis comme le philosophe Hans Jonas. Pour elle, la devise
d’un authentique humanisme serait : la vérité d’abord le deuil tribal
ensuite. C’est dans ce cadre de pensées opposées qu’il faut entendre la lettre
très critique que lui envoya Gershom Sholem où il écrivait : « Dans la langue juive, il y a une chose que l'on ne peut
définir complètement, mais qui est tout à fait concrète et que les Juifs
appellent Ahavat Israël, "l'amour pour les Juifs". En vous,
chère Hannah, comme chez beaucoup d'intellectuels juifs issus de la gauche
allemande, je n'en trouve que peu de traces. » Et oui, il s’agissait de
couvrit d’un silence prude les collaborations de certaines autorités juives
avec les autorités du Reich dans les pays occupés comme cela eut lieu aussi en France
(cf.. le livres de Maurice Rajsfus sur le sujet, Des Juifs dans la collaboration,
L'UGIF (1941-1944).
Plus encore, en commençant l’origine du totalitarisme par
le déploiement de L’Impérialisme, elle entame l’« unicité sans précédent » de
la Shoah en y montrant les prémisses qui la préparent chez les peuples
colonisés. Or ces exterminations programmées outre-mer ne sont pas les fruits
d’un quelconque antisémitisme séculaire, archaïque et fondamentalement religieux.
Elle suggère que la Shoah est la plus tragique application faite aux Juifs
européens du XXe siècle de procédés déjà largement expérimentés, rationalisés
et systématisés par des bureaucraties d’État moderne, puis intensifiés et
décuplés par les nouveaux moyens techniques employés pour éliminer des hommes…
Dans ces charniers Arendt voyait l’incarnation jusqu’à
l’extrême du « tout est possible » qu’elle avait déjà pointé au
moment de la Révolution française. Mais voulant simultanément sauver l’impératif
catégorique kantien et l’espoir des Lumières, elle ne pouvait manifester aucun
fatalisme pessimiste comme celui qui habitait la pensée son premier maître
Heidegger, lequel ne voyait pas le mal dans ce destin bureaucratico-technique
du monde contemporain, mais dans ce qu’il nomma Gestell, Arraisonnement, où il avait repéré l’accomplissement d’un
destin initié depuis plusieurs siècles par la métaphysique, à l’évidence bien avant
la Révolution française.
En guise de remarque conclusive
Je pense qu’Arendt eût dû peut-être aller un peu plus
loin en remarquant que si le scandale légitime engendré par le sort fait aux Juifs
pendant la Seconde Guerre mondiale, celui-ci provient d’une sorte de
prolongement raciste de la « banalité du mal » des massacres de masse
de la Première Guerre industrielle. Plus encore, elle eût dû peut-être
remarquer que cette honte postfactum de
l’Occident était aussi la manifestation de sa fausse conscience, en ce que l’Allemagne
en tête avait appliqué à des populations européennes blanches, voire à des fractions
de populations appartenant aux élites intellectuelles et bourgeoises des villes
parmi les plus policées l’impensable, le sort naguère réservé aux hommes de couleurs.
Toutefois, en renvoyant le crime de masse du régime nazi à une « banalité
du mal » étatique bien plus générale, Arendt déniait à la Shoah la qualité
d’apax de l’histoire. Ou alors s’il y
avait eu apax c’était celui de la
Guerre total comme Weltbürgerkrieg, comme
déchaînement de la technique mise au service de la plus grande guerre civile mise
en mouvement à l’échelle de notre Terre.
Claude Karnoouh Bucarest
le 1 mai 2015
[1] David E. Stannard, American
Holocaust : The Conquest of the New World, Oxford University Press,
1992.
[2] Mike Davis, Late Victorian Holocausts: El Niño Famines and the Making
of the Third World (2001).
[3] Simone Weil, Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960,
« Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », pp. 36-37.
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