samedi 23 mai 2015

Dragoş Sdrobiş: Limitele meritocrației într-o societate agrară, Polirom, 2015.

Quelques impasses méthodologiques à propos d’un bon livre d’histoire socio-politique…

Nul ne peut contester que le livre de Monsieur Dragoş Sdrobiş, Limitele meritocrației într-o societate agrară, sous-titré, Somaj intelectual și radicalizare politică  a tineretului în România interbelică, Polirom, 2015, soit un travail universitaire sérieux qui révèle des faits essentiels permettant de dessiner un paysage bien plus réaliste de cette période que les incantations pleurnichardes des boyards de la pensée, des Djuvara et autres pseudo historiens et idéologues qui chacun en sa guise cherche à nous convaincre qu’il s’agissait là d’un âge d’or de la société roumaine. La relecture des pages de la revue Sociologia Româneascà de l’Entre-deux-guerres sont là pour nous convaincre du contraire… Certes âge d’or pour Nae Ionescu, par exemple, et quelques autres privilégiés par forcément les plus doués, mais pour le plus grand nombre l’âge d’airain d’une crise économique, politique et morale très profonde, d’une misère paysanne abyssale, d’une impasse dans l’intégration harmonieuse des provinces recouvrées en 1919 (surtout la Transylvanie et la Bessarabie) et, pour ce qui constitue le cœur de ce travail, la révélation de l’incapacité de gérer la vague massive de jeunes adultes urbains entrés dès la fin de la Première Guerre mondiale dans les universités, en croyant y gagner les diplômes qui leur assureront une promotion socio-professionnelle à laquelle ils aspiraient.
Ce qui m’a motivé à écrire non pas un compte-rendu critique de l’ouvrage, mais une critique des fondements analytiques de ce bon travail factuel, c’est une question philosophique sur laquelle je me suis penché dès longtemps, celle de la nature de la modernité qui, dans le cas présent, sert à juger la conception politique de la Légion de l’Archange.
En effet, si ce n’est pas pour rendre compte de l’ensemble du livre de quoi s’agit-il ? De fait il s’agit des prémisses politiques posées dès l’introduction et qui serviront de grille interprétative à la suite du volume. Ces prémisses concernent la nature de la radicalisation politique de la jeunesse estudiantine à partir du milieu des années 1920. C’est à la fin de la page 14 que la thématique de l’interprétation est formulée clairement. Après avoir souligné l’échec politique de la société roumaine de l’Entre-deux-Guerres à former grâce aux universités une « bourgeoisie de robe » méritante destinée à devenir la colonne vertébrale des élites dirigeantes, et ne plus laisser aux seuls enfants de boyards ou de la grande bourgeoisie la direction du pays. Echec qui se traduisit par une radicalisation des frustrations attisées, puis exprimées par le mouvement de la jeunesse légionnaire et son hyper-nationalisme xénophobe, anti-hongrois, anti-slave et antisémite, rejetant sur l’autre « allogène » les causes multiples de cette crise généralisée. La citation complète du passage où l’auteur dévoile ses bases analytiques mérite d’être entièrement reproduite.
« În realitate, neputând fi integratǎ în acest proces, aceastà ‘pseudo-burghezie’ se întoarce impotriva ideii de modernitate însesi, dând nastere unui project antimoderniste[1]. Astfel se explicǎ identificarea miscǎrii legionare cu modele tradiţionale, ea asumâdu-si totodatǎ si o laturǎ anti-sistem. Pentru mulți dintre legionari sau simpatizanții lor, politica si politicianismul erau rezultatul acestei modernizǎri esuate. Soluția propusă de ei era reîntoarcerea.
L’auteur décrit donc le programme de la Légion comme antimoderniste parce qu’il propose le retour à un modèle traditionnel, et de ce fait il est qualifié d’antisystème. Je pense qu’il convient de faire une différence entre être antisystème et être antimoderniste. Car on peut être contre le système politique d’une monarchie constitutionnelle et prôner un système politique non-constitutionnel quoique tout aussi moderne, comme ce fut cas des systèmes totalitaires de types nazi ou fasciste ou des Croix fléchées hongroises (très représentées dans le monde ouvrier). Par ailleurs la notion d’antimodernisme dans la modernité soulève de nombreux problèmes et en particulier celui de la relation de la modernité à la tradition… En effet, tout dépend de la nature ou de l’essence que l’on attribut à la tradition pour ensuite affirmer que tel ou tel mouvement ou parti politique prône le retour à un « modèle traditionnel », et, de plus, de quel modèle traditionnel s’agirait-il ? On le voit, les syntagmes proposés par l’auteur, en dépit d’une description factuelle très précise et riche d’enseignements, rendent confuse la lecture des buts de la Légion parce qu’ils sont encadrés dans des clichés analytiques simplistes : croire que s’opposer à un système politique qui s’affirme l’incarnation de la modernité c’est, au bout du compte, être antimoderne ressort au mieux à de la naïveté.
A ce propos je souhaiterai rappeler une remarque de Heidegger d’une grande portée politique et donc historique. Dans le cours de son commentaire sur le Parménide il écrit : « … tout ce qui se comprend comme anti- reste consubstantiellement imbriqué à ce contre quoi il s’oppose. »[2] C’est en partant de ce constat qu’il faut envisager l’opposition de la Légion à la modernité. En d’autres mots, l’appel de la Légion à l’anti-modernité se tient essentiellement dans le substrat de la modernité. La première raison est politico-culturelle, la lutte de la Légion pour le pouvoir politique s’inscrit dans le cadre de l’État-national roumain, de son parlement et de ses universités, entités  politiques et institutions de formation moderne, certes encore récentes dans les années 1920-30, mais qui n’ont plus rien de commun avec les principautés médiévales dirigées par des boyards autocéphales ou nommés par la Porte, non plus que les écoles religieuses orthodoxes, qu’elles fussent dans la mouvance grecque ou russe, eussent pu se comparer aux universités et aux instituts de recherche modernes.
En second lieu, le programme économique de la Légion est un programme qui s’encadre dans les schèmes économiques de la modernité, y compris le fait de prôner un ralentissement du développement industriel, une agriculture familiale et une sorte d’isolationnisme. Enfin, sur un plan plus proche d’une philosophie de l’histoire, dans sa réflexion sur l’État de la Roumanie la Légion déploie ses interprétations dans le cadre d’une pensée éminemment historiciste. Elle vise à agir pour un futur différent, dût-il devoir en partie restaurer certains aspects culturels du passé. On a donc affaire à une situation profondément évolutive dans le cadre d’une pensée qui se proclame pensée de la tradition renouvelée. Or, la Tradition ne se présente pas dans le champ d’une telle historicisation ; la Tradition n’est pas en son essence antihistorique, elle est a-historique comme l’a si bien compris Nietzsche quand il écrivait que la Tradition c’est la soumission à « Une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle ordonne[3]. » : cela se nomme la Transcendance. Or l’agir explicite de la Légion n’était-il pas de renouveler une subjectivité afin de trouver des solutions politiques et économiques utiles à la réalisation du Bien dans la société, une sorte de Wellfare Stat  revu et corrigé ? La Légion tenait donc un discours assumant consciemment des actions à entreprendre pour, selon elle, créer les conditions d’un monde meilleur – je ne discute pas ici pour savoir si ces conditions était justes ou fausses, morales ou immorales, légitimes ou illégitimes, je discute de l’expression consciente d’un recours à une prétendue tradition historicisée en tant que discours politique. On est donc en face d’un discours où une Tradition se conscientiserait en tant que telle afin de se transformer en un instrument de lutte politique dans un présent moderne. Si l’on veut trouver un parallèle dans l’art il faudrait regarder et écouter comment chez Wagner un livret constitué à partir de légendes germaniques antiques est mis au service de la dramaturgie de la musique la plus moderne de son temps, une musique qui instaure les prémisses de la déconstruction de la tonalité et de la mélodie dont Schönberg sera l’héritier direct. La musique de Wagner n’a rien d’une restauration, au contraire c’est une innovation, elle signait la mort du classicisme épuisé des derniers romantiques allemands d’une part, de Brahms et Bruckner, et, de l’autre, du Bel Canto italien, de Donizetti et Verdi (sauf Falstaff).
Sans entrer dans les détails analytiques que ne permet pas la dimension d’un tel article, je souhaiterais cependant ajouter que la vraie Tradition ne se donne jamais à elle-même comme objet d’étude en vue de sa restauration… La Tradition est ou n’est pas, et est vécue comme telle ou non par les acteurs sociaux. La Tradition ne se construit pas comme objet d’analyse, la Tradition se réalise comme pensée-action de son propre décours dont le rituel fournit un parfait exemple. La Tradition fait ce qu’elle doit faire sans s’étudier le faisant. Elle est son propre sujet agissant sous l’emprise d’un déjà-connu qu’il faut réactualiser et non restaurer. La Tradition c’est l’Indien qui sait parfaitement que la vérité du mythe qu’il énonce est précisément dans le fait qu’il l’énonce ainsi et non autrement : c’est exactement le sens de mythos chez Homère où la vérité du discours se tient dans son immuable énonciation, qu’il oppose au logos le discours qui démontre la vérité grâce à la logique contrôlée de ses propositions logiques, la raison. La Tradition se donne comme l’être-de-l’étant-dans-le-monde (celui de son incarnation), en tant qu’essence incontestable parce qu’elle tient d’une transcendantalité a-historique non-contradictoire, l’« éternel retour du même ». En effet, une fois contestée, la Tradition se dissout, se syncrétise avec des éléments propres à la modernité, en bref se transforme irrémédiablement en autre chose comme nous le voyons aujourd’hui sous nos yeux avec les diverses tribus réunies de la West Papua New Guinée en lutte sanglante contre le pouvoir colonial indonésien afin de s’ériger en État-national indépendant (entité moderne). La Tradition, avec ses rites et ses énoncés mythiques, son totémisme, son chamanisme, ses sorcières et sorciers tend sans cesse à rétablir (et non à restaurer) une vérité insensible aux aléas des contingences quotidiennes. En d’autres mots, la Tradition agit dans le but non pas de faire que le lendemain soit l’ouverture vers un monde meilleur, mais pour rendre le monde d’aujourd’hui identique à celui d’avant-hier afin de restaurer ce qui dans telle ou telle culture se comprenait comme l’ordre harmonique entre les hommes et leurs dieux, ou comme le moyen d’apaiser l’esprits des ancêtres sous la protection d’une hiérarchie totémique. C’est parce qu’ils étaient dans la Tradition que les Aztèques ne comprirent pas la volonté de destruction totale qui animait les Espagnols catholiques quand ils partirent à la conquête de Tenochtitlan-Mexico. Les Indiens avaient cru que leurs dieux en colère qui s’étaient retirés très loin quelques années auparavant, revenaient apaisés. Grosse erreur !!! Ils la payèrent de leur civilisation. Des hommes, les catholiques romains d’Espagne qui avaient dès longtemps quitté la tradition pour l’empire de l’or et de l’historico-politique devaient les anéantir totalement. Exemple parfait prouvant que la Tradition se tient bien dans l’« éternel retour du même », et Cortez et ses reîtres n’étaient pas les mêmes.
Aucun de ces traits ne se trouve dans les discours et la pratique de la Légion. Que ce soit l’usage des moyens politiques modernes, que ce soit la mise en place de formes culturelles nationales, le modèle s’inscrit dans la modernité. Certes il s’agit d’une modernité réactive, ou mieux, d’une modernité cherchant la simultanéité de temps historiques divers en une période où l’Europe dans son ensemble était secouée par une profonde crise quant à son devenir après les premiers massacres de masse réalisés lors de la première guerre industrielle de l’histoire du monde, la Totalmobilmarchung. L’Allemagne nazi et l’Italie mussolinienne ne faisaient pas autre chose que de rendre simultanées des époques historiques qui n’avaient rien à voir ensemble : empire romain et colonialisme moderne en Afrique chez les uns, Niebelungen et puissance technique déchaînée chez les autres. L’ensemble argumenté avec des discours historicistes et très souvent scientifiques fussent-ils pseudo, afin de mobiliser les masses de la supermodernité, les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs, le prolétariat et les paysans tombés dans les pièges de l’usure bancaire. En effet avec la Légion il s’agissait de restauration, mais d’une restauration de la volonté de puissance réactualisée et appliquée à une société agraire archaïque en état de décomposition moderne déjà avancée.
Rien d’une essence antimoderne dans les visées de la Légion, mais plutôt la volonté d’un contrôle par la violence extrême de la dynamique de la modernité technique (fût-elle agraire) dans un pays techniquement retardé, au profit d’une schizophrénie ethno-socio-politique. Il s’agissait donc d’imposer un fondement ethno-religieux à l’État moderne roumain (inconnu par la Tradition), un fondement articulé sur l’illusion antimoderne dans une réelle modernité, sur la fausse conscience de l’anti-modernisme argumentée par les « sciences » historiques et ethnographique (sauf Gusti et Stahl, et plus tard Mihai Pop) d’une antique unité globale des pays roumains réunis en un seul État centralisé… Il s’agissait à l’évidence d’une pseudo-tradition…
La Légion joua au niveau ontique ce que Noica tenta vainement de fonder au niveau ontologique. Or le philosophe du Sentiment roumain de l’Être ne put arriver à ses fins argumentaires que grâce à des artifices linguistiques et logiques[4] au bout desquels la triste et banale réalité du moderne (post) s’est à nouveau manifestée, non pas seulement sous les oripeaux désuets d’un national-communisme d’État épuisé, mais dans l’enthousiasme avec lequel ses plus proches disciples se sont laissés emportés par le maelström du culte de l’argent et de la marchandise.
Rien n’échappe donc à la modernité de la techno-science dans le monde modelé par la forme-substance propre au Capital. Rien n’échappe à cette energeia y compris toutes les tentatives de restauration qui sont autant d’illusions, parfois terriblement mortifères, puisque c’est précisément la pratique réelle du techno-capital de détruire irrémédiablement l’ancienne Tradition pour en faire des objets d’historiens, de muséographes ou les sujets réels d’un lumpen postmoderne.
Claude Karnoouh
11 avril 2015





[1] C’est moi qui souligne.
[2] Martin Heidegger, Édition intégrale, tome 5, p. 217, Klostermann, Francfort/Main.
 [3] Friedrich Nietzsche, “ Aurore ” (Morgenröthe), in Œuvres philosophiques complètes, trad. Julien Hervier, Paris, 1970, p. 23.
[4] Claude Karnoouh, Inventarea poporului-natiune. Chronici din România si Europa Orientalà 1973-2007, Idea, Cluj, 2011. Cf., chap. V, par. 8, « Constantin Noica ultimul metefizician al etnei-natiune române ».

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