Une pensée philosophique de la guerre ou l’homme comme être-pour-la-guerre (Sein-zur-Krieg)
Crudelis ubique/Luctus, ubique pavor et
Plurima mortis imago.
Virgile, Enéide, 2, 368 sq.
En cette année du centenaire de la fin de la Première mondiale nous avons eu un déferlement de livres d’histoire et de documents colligés venus allonger les kilomètres de rayons de bibliothèques qui en étaient déjà bien pourvues. Cette surabondance de documentation a-t-elle apporté une meilleure intelligence à cette effroyable boucherie qui a entraîné les hommes sous la conduite de chefs politiques et militaires à se sacrifier et à sacrifier des vies sans compter ? Je ne le pense guère ! Mais afin de remémorer la banale réalité aux lecteurs contemporains enthousiastes d’exploits militaires voici les chiffres que donne Wikipedia pour la première bataille de la Somme, il y a de quoi avoir froid dans le dos :
« La première bataille de la Somme est l'une des batailles les plus meurtrières de l'histoire (hors victimes civiles) avec, pour les belligérants (anglais, canadiens, français, allemands) environ 1 060 000 victimes, dont environ 442 000 morts ou disparus. Pour la Première Guerre mondiale, dans ce sinistre classement, elle se place derrière l’offensive Broussilov, qui s'est déroulée sur le front de l’est en Galicie (Russes, Austro-hongrois, Allemands), mais devant Verdun (718.000 morts et blessés pour les deux camps). Le premier juillet 1916, lors de la première journée de la bataille de la Somme, fut, pour l'armée britannique, une véritable catastrophe, avec 58 000 soldats mis hors de combat, dont 19 240 morts ».
Pour mémoire, à l’intention de ceux qui l’auraient perdue, rappelons que l’offensive du général Broussilov en Galicie (4 juin-20 septembre 1916) s’est soldée par des pertes mesurées entre 1,5 million et 2,3 millions de victimes pour l’ensemble des troupes russes et germano-austro-hongroises ![1]
Il ne sert à rien de développer plus avant, ces chiffres parlent d’eux-mêmes si l’on y adjoint les innovations techniques des armes mises au travail pour une superproduction de la mort pendant ce conflit : la mitrailleuse, l’artillerie légère et lourde à tir rapide par la maîtrise du recul, les gaz de combats, et l’aviation, moins pour les batailles aériennes, certes spectaculaires mais non décisives, que pour les reconnaissances précises des positions des adversaires et les premiers bombardements aériens des positions militaires et civiles. Après plus d’un siècle pendant lequel les grands pays d’Europe déployèrent la rationalité kantienne contre les préjugés archaïques et l’obscurantisme des « vérités révélées » tant dans l’ordre de la pensée politique (le concert « harmonieux » des nations) que dans celui de la pensée scientifique et technique, le continent de la Raison pratique et transcendante mit en scène le plus effroyable des conflits connu depuis la fin de la guerre de Trente ans et le traité de Westphalie. Certes, entre temps, l’Europe avait connu des batailles d’une violence extrême qui surprirent les contemporains : Eylau et ses quarante mille français morts et blessés, Borodino avec des pertes de soixante-dix-sept mille hommes et Leipzig avec ses quatre-vingt-douze mille morts en trois jours pour les deux camps paraissent faibles en chiffres et en temps comparées aux batailles de la Somme, de Verdun, de la Galicie, de la campagne de Roumanie. L’Idéal kantien d’un « projet pour une paix perpétuelle » possible entre des hommes raisonnables s’était éteint l’été 1914 dans la blondeur des champs de blé mûr de l’Est de la France, à l’horizon infini des grandes plaines d’Europe de l’Est et au milieu des prairies fleuries, en pleine fenaison sur les contreforts des Carpates. Malgré les plaidoyers des pacifistes, de l’Église catholique ou simplement de quelques hommes de lettres de bon vouloir, rien n’arrêta la mortelle marche triomphale de la volonté de puissance du capitalisme impérial mêlée à un nationalisme territorial déchaîné, le tout conduit par l’entéléchie propre au développement et à l’extension de la modernité techno-scientifique. Au-delà des usines et des politiques commerciales d’exportation, la modernité avait étendu son hybris aux combats devenus ces Orages d’acier qui déchiquetèrent tant de corps dans leur pleine jeunesse.[2] Aussi dès le milieu du conflit, au-delà des hymnes à la gloires des vainqueurs et des anathèmes lancés à l’encontre des perdants, est-il aisé de constater l’émergence de quelque chose de neuf. Quelque chose d’inédit était advenu à la conscience des combattants au fond des tranchées du front occidental, sur les pics élevés des Alpes italo-autrichiennes, dans les mouvements de troupes au milieu de la plaine galicienne. Un nouveau type de combattant était né, un nouveau dispositif de production du matériel s’était mis en place, une nouveau type de chaîne de commandement s’était déployé. Un continuum structurel et institutionnel traversait le champ de bataille et l’arrière réunissant l’armée en campagne à la société industrielle des producteurs. Jadis, Napoléon, après la terrible bataille des Nations à Leipzig 1813, avait perdu par manque d’hommes (les Français étaient 195.000 et épuisés par la retraite de Russie, les Alliés, 330.000), mais, en dépit de la propagande allemande post-factum du coup de poignard dans le dos donné à l’armée par les grévistes, c’est bien le blocus des ports allemands qui a fini par vaincre l’empire germanique : le manque de matières premières pour fabriquer du matériel de guerre en quantité toujours plus grande et les vivres pour nourrir soldats et civils. Ernst Jünger dans son célèbre récit Orages d’acier et dans ses carnets de guerre le remarque dès 1917 tant à propos de l’artillerie lourde britannique que de l’aviation alliée ; sur le front de la Somme dit-il en substance, les alliés sont capables non seulement de remplacer le matériel perdu, mais d’en augmenter la quantité jetée sur le champ de bataille. Ainsi ce n’est plus comme naguère la quantité, la discipline, le courage et la motivation des hommes qui décident seulement de la victoire, même si ce courage existe toujours, et parfois à un très haut niveau d’engagement, ce qui décide en dernière instance ce sont la technique et la gestion programmatique des moyens de production : la prévision, les capacités d’approvisionnement et les finances. C’est pourquoi dorénavant le combattant n’est plus seulement au front, mais simultanément à l’arrière, dans les usines, les ateliers de recherche mécanique, les laboratoires de chimie, en bref, dans les lieux où s’élaborent les théories scientifiques et leur applications. Le combattant n’est plus un valeureux guerrier, mais un soldat pris dans un vaste organigramme de spécialistes qui, chacun à son niveau de compétence, actionnent des machines fabriquées à l’arrière, tant et si bien que l’ouvrier et l’ouvrière sont aussi dans leur spécialité des soldats. La société civile s’est militarisée et l’ordre militaire s’est industrialisé sous la tutelle de l’État. La guerre devenue industrielle s’est totalisée en mobilisant l’ensemble de la société plongée dans la tornade de la Totalmobilmarhung. Dorénavant soldats comme ouvriers ne sont plus que les rouages d’une gigantesque industrie de mort. En définitive, soldat et ouvrier adjointés ne composent plus qu’une seule est même forme (Geschtal), celle du Travailleur (Die Arbeiter) selon la remarquable phénoménologie qu’en donna Jünger en 1931.[3]
Ainsi, pendant les quatre ans et trois mois que dura ce conflit aux pertes humaines, matérielles et financières immenses, un monde nouveau naquit que les philosophes n’avaient pas prévu. D’un côté la guerre scella la fin de la suprématie économique et politique mondiale de l’Europe, remplacée par les États-Unis, de l’autre, par la conscription générale, elle mit en œuvre la monté en puissance des mouvements de masses, lesquels furent le terreau sur lequel s’enracinèrent des mouvements d’opinions et de forces politiques de type totalitaire des années1920-1945.[4] En effet, pour satisfaire leur ambitions nationalistes et impérialistes les gouvernements issus des démocraties libérales classiques du XIXe siècle avaient fait appel aux masses populaires, les avaient armées y compris les plus déshéritées, avaient simultanément et massivement mobilisé les femmes dans les usines, si bien qu’à la fin des hostilités on ne se pouvait plus faire comme si rien ne s’était passé, on ne pouvait plus recommencer la gestion des hommes comme avant. Les survivants voulaient du neuf, du travail, du bien-être, de la protection sociale, sanitaire, scolaire, bref, une répartition plus juste et équitable des fruits du travail. C’est ce à quoi dans des pays ruinés par la guerre répondirent les masses sous diverses formes tant dans l’Italie fasciste que dans la Russie communiste ou dans l’Allemagne hitlérienne[5] en instaurant un contrôle étendu des masses voulu par les masses y compris par ceux qui luttaient contre un totalitarisme au nom d’un autre principe totalitaire. Ce qui s’était montré efficace pendant la guerre entre 1914 et 1918 devenait peu à peu la réalité quotidienne générale : pour faire de la puissance dans la modernité il faut une organisation militaire des masses ouvrières et militaires.
A la lumière des événements actuels en Europe, mais aussi de ceux qui apparaissent dans le monde en permanent expansion du capitalisme mondialiste, on peut signaler, comme l’annonçait déjà Gérard Granel dans son célèbre essai, que « Les années trente sont devant nous »[6]. Aussi ces années trente nous apparaissent-elles aujourd’hui comme la protohistoire de notre contemporanéité. C’est parce que ces années trente furent précédées d’une guerre industrielle totale qui exigea une gestion totale des hommes militaires et civils, une gestion sans pitié et sans pardon pour leurs faiblesses « humaines trop humaines » où se dévoila l’essence humaine de l’homme, l’Être-pour-la-guerre, Das Sein-für-Krieg. Cette guerre apparut alors comme la prémisse du totalitarisme à venir. Ce ne sont pas les injustices et les inconséquences aveugles de Versailles comme l’affirmèrent des réformistes comme Keynes qui ont engendré les pouvoirs totalitaires de l’Entre-deux-guerres, mais bien l’essence totalitaire du déploiement de la guerre comme la guerre elle-même. Il faut nous rendre à l’évidence et l’admettre même si cela choque les idéalistes de tous bords, rien moins que la guerre totale pour engendrer le totalitarisme sociétal. Et si avec un peu de courage intellectuel nous eussions poursuivi la réflexion de Gérard Granel nous eussions constaté sans efforts surhumains combien ce qui a suivi dans le monde, dans tout le monde, représente autant de moments de totalitarismes durs ou softs selon les circonstances qui dominent ici et là la scène politique. C’est pourquoi les considérations humanistes ne sont que des fables enfantines pour il pensiero debole, car bien plus que l’exploitation de l’homme par l’homme comme moteur de l’histoire, je pense dorénavant que c’est bien l’extermination de l’homme par l’homme qui, en dernière instance, en est le fondement ontologique et l’expression ontique.
Claude Karnoouh
Bucarest février 2019
[1] Entre l’entrée en guerre de la Roumanie août 1916 et la fin de 1918, pour une population d’environ dix millions d’habitants, la Roumanie perdit : 1 300 000 soldats blessés et 700 000 tués, soit 20% de sa population. Le plus fort pourcentage de tous les belligérants !
[3] Der Arbeiter, Berlin, 1931. Quelque année auparavant le film de Fritz Lang, Metropolis illustra parfaitement les travailleurs comme armée du travail, Berlin, 1927.
[4] Il faudrait ajouter, et ce serait l’objet d’un autre essai, que cette guerre, où les Alliés jetèrent dans le champ de bataille des masses d’hommes venus de leurs colonies, fut le terreau des grands mouvements de libération nationale qui triompheront après la Seconde-Guerre-mondiale.
[5] Je rappelle simplement pour mémoire des sous-produits de ces vaste mouvements historiques, la Pologne du Colonel Beck, la Hongrie horthyste, la Roumanie de la dictature carliste puis légionnaire, la Turquie d’Ataturk.
[6] Gérard Granel, Études, Éditions Galilée, 1995, p. 71-74.
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