En hommage à mon vieil ami Georges
Corm qui m’a initié à la compréhension politique de ce Moyen-Orient si complexe
et à la générosité de ses habitants…
S’il est un lieu dans notre présent
monde où les guerres dites « de basse intensité » selon Brezinski
font rage c’est bien le Moyen-Orient.[1]
Il va sans dire que la formule « Basse intensité » est le terme employé
par les pouvoirs impériaux occidentaux pour faire accroire leurs citoyens à
quelque chose de modéré. Sur place, pour les autochtones, c’est plutôt de la
très haute intensité qu’ils vivent si l’on en croit les statistiques
officielles : morts, blessés, orphelins, déplacés et émigrés qui fuient
vers les pays européens se comptent par dizaines de milliers. On le sait plus précisément
aujourd’hui, après la démolition de la Lybie légitimée au nom de la démocratie
et des droits de l’homme, et l’interminable pseudo guerre civile de Syrie,
l’impérialisme occidental mené par les États-Unis et leurs sous-traitants, la
Grande-Bretagne, la Turquie, la France officiellement, et Israël en sous-main, a
un enjeu qui se tient bien au-delà des conflits religieux locaux qui, et quoiqu’endémiques
depuis des siècles, se radicalisent dès lors qu’ils sont attisés et manipulés de
l’extérieur. A la clef du grand jeu de cette géopolitique de la mort, le pétrole
qui, depuis le nord de la Syrie, de la Lybie, sur le plateau continental courant
le long de la côte orientale de la Méditerranée, du Nord de l’Irak jusqu’au
désert du Sinaï égyptien, de la péninsule arabique et des immensités tout aussi
désertiques de l’Iran, suinte presque à la surface du sol à certains endroits
ou git dans des eaux peu profondes de la Méditerranée. Là, il y a non seulement
beaucoup d’argent en jeu, mais beaucoup de puissance pour les pays qui
possèdent les technologies capables d’utiliser à plein rendement l’énergie pour
la mise en œuvre des politiques de puissance tout azimut… Il faut s’entendre,
ce n’est évidemment pas l’instauration de la démocratie de type occidental, ni
les secours humanitaires, ni les droits de l’homme que l’Occident ou ses hommes
de main apporte à des populations prises au piège dans l’engrenage de ces
guerres, mais, comme l’a dit récemment Michael Hayden, ancien directeur de la
CIA, c’est une totale redéfinition des équilibres politiques dans ces zones
très riches en énergies fossiles. Le grand jeu du début du XXIe siècle vise à imposer
de nouvelles formes politiques, les anciennes étant jugées dorénavant trop
indépendantes, ayant échappé aux pouvoirs occidentaux qui prétendaient les
contrôler :
« Nous devons accepter la
réalité ; l’Irak et la Syrie n’existent plus et l’expérience libanaise est
aussi sur le point d’échouer (…) Des noms comme Daesh, al-Qaïda, les kurdes,
les sunnites, les chiites, ont remplacé les noms de l’Irak et de la Syrie ».
En passant sous silence, et pour
cause d’alliance stratégique plus cachée, Michael Hayden avait oublié en chemin
Israël l’un des acteurs principaux de cette réorganisation politique :
Daech, al-Qaïda, Kurdistan irakien, ISIS, etc… Cependant, et on l’avait déjà
compris dès longtemps, depuis la fondation de l’État d’Israël, et quoique ce
fût encore vague car il fallut attendre l’annexion des hauteurs du Golan et la
guerre du Liban dite « guerre civile » de 1975 à 1990, pour saisir
les enjeux que dessinaient lentement une nouvelle géopolitique sur le long
terme en ce que Israël n’a jamais déclaré qu’elles étaient ses frontières
ultimes. Dès lors il faut reconnaître la réalité, l’ensemble des frontières du
Moyen-Orient sont de facto redessinées ;
et, en dépit des efforts de l’armée arabe syrienne alliée aux milices kurdes,
aux combattants du Hamas libanais aidés de conseillers militaires Iraniens, et last but not least de l’aviation russe, il
faut reconnaître que la Syrie est présentement composée de plusieurs entités
ethnico-religieuses alliées ou ennemies entre elles, tandis qu’en Irak l’axe
Mossoul-Erbil est devenu un quasi-État Kurde, à Bassora, dans le sud et Chott
al-Arab se tient le centre du pouvoir Chiite, et qu’enfin l’ancien État sunnite
créé par les Anglais après la Première Guerre mondiale, n’existe plus qu’au
centre du pays, dans un rayon de moins de 200 kilomètres autour de Bagdad. On
est donc sinon de jure, mais bien de facto, devant la liquidation pratique
des accords secrets Sykes-Picot de 1916 qui partageaient le Moyen-Orient en
zones d’influences franco-anglaises en cas de défaite de l’Empire ottoman. Et c’est
ce qui arriva à l’issu du premier conflit mondial, même si ces accords préalables
ne furent pas appliqués au pied de la lettre. Le Moyen-Orient ottoman fut ainsi
partagé en pays factices entre la France, la Grande-Bretagne et partiellement
les États-Unis dans la péninsule arabique, sans omettre, et comment
pourrait-on, la déclaration Balfour qui autorisait officiellement le Congrès
juif mondial à installer des colons sous la forme d’un foyer national juif.
Dans ce monde, le Liban, en raison du compromis religieux qui présida à son
indépendance de la puissance tutélaire française, était officiellement articulé
autour d’un équilibre entre les grandes religions dominantes, Maronites (avec
les partis des Phalanges et plus tard des Kataeb), Sunnites (divisés entre une
gauche et une droite), Druzes devenus socialiste dans les années ‘50 sous
l’égide de leur leader Walid Joumblatt, Chiites qui se partageraient entre deux
partis d’abord le Amal, puis le Hezbollah, véritable État dans l’État qui
battit l’armée israélienne en 2007, Grec-orthodoxes qui dans le Sud, voisin et
alliés du Hezbollah luttent sous le drapeau communiste, Arméniens des deux
églises parfois proches du FPLP palestinien, etc… A ce puzzle il convient d’ajouter
les 120.000 réfugiés Palestiniens de 1948, devenus presque 300.000 aujourd’hui
et depuis plus de deux ans la masse des réfugiés de Syrie consécutive à la
pseudo-guerre civile qui y faire rage.
Ce qui appert à celui qui a un peu
de mémoire historique, c’est le fait que la Syrie des Assad comme l’Irak de
Saddam Hussein avec tous leurs défauts et leurs qualités, étaient devenus au
fil de longues années de dictatures centralisatrices des formes
socio-politiques propres au nationalisme moderne postcolonial (comme l’Egypte),
jalouses de leur souveraineté. Dès lors que deux branches du Bass y prirent le
pouvoir avec des militaires soit
venus des couches pauvres de la
société (Sunnites d’Irak du nord de Bagdad) soit d’une minorité méprisée
(Alaouites de Syrie), tous, selon un schéma classique dans tous les pays du
tiersmonde (songez à Gaddafi en Lybie, Chavez au Venezuela, Noriega au Panama,
Compraoré au Burkina Fasso, Nasser en Egypte), avaient choisi l’armée comme
moyen de promotion sociale dans le cadre d’un État-nation en devenir. Ces deux régimes de
type dictatorial, parfois très cruels avec les opposants (surtout avec les
frères musulmans et les communistes), développaient une sorte de politique
jacobino-prussienne de centralisation laïque et de Kulture Kampf face aux forces centrifuges qui délitaient sans cesse
ces pays longtemps organisés sous l’empire ottoman en tribus guerrières traversées
elles-mêmes de césures religieuses… Or, une telle situation était certes viable
dans les empires multi-ethniques et multiconfessionnels, mais ne l’était plus quand
la conception de l’État se construisait autour de l’unité politique de
l’État-nation, avec une langue unitaire pour toutes les religions, l’arabe.
Le nationalisme arabe pensé et
conçu le plus vigoureusement par Michel Aflack, un chrétien orthodoxe de Syrie
(études d’histoire à Paris), se donna comme instrument d’action le Parti de la
solidarité arabe, lequel deviendra dans les années 1950-60, le Parti de la
solidarité arabe et socialiste (Bass). Au départ, ces embryons de partis modernes
luttaient contre les puissances mandataires, en Syrie la France, en Irak la
Grande-Bretagne. Sans revenir dans cette rapide présentation sur les linéaments
complexes et parfois même incohérents pour un observateur occidental, Irak et
Syrie dirigés très rapidement par des militaires bassistes et frères ennemis, mirent
en œuvre des politiques classiques de développements économiques, sanitaires, culturels
et d’enseignements civils et militaires modernes, copiés sur ceux qui avaient
réussi en Occident ou en Union soviétique, et qui pouvaient se réaliser grâce à
une partie de la rente pétrolière nationalisée et avec l’aide étasunienne (essentiellement
militaire) pour autant que ces pouvoirs bloquaient par la violence toute
émergence de mouvements communistes potentiellement alliés à l’URSS.[2]
Par ailleurs ces pouvoirs dictatoriaux, centralisateurs, unificateurs, et last but not least fondamentalement laïques, menaient une lutte sans merci
contre les mouvements politico-islamistes dont la première version fut les
Frères musulmans dès le milieux des années 1920. Or, cette mouvance issue d’une
petite bourgeoisie urbaine, opposée aux formes de modernisations du Bass dès
lors qu’elles touchaient à la laïcité,
aux normes de comportements, d’habillements et au statut des femmes
avait l’oreille non seulement des puissances mandataires faiblissantes (France
et Grande-Bretagne : en 1943 la France donne son indépendant à la Syrie et
au Liban ; en 1932 l’Irak devient pseudo-indépendant dans la dépendance
directe de la Grande-Bretagne, mais c’est en 1958, après un coup d’État
militaire que l’Irak prend sa pleine indépendance si l’on peut dire). Très vite
les États-Unis se substituèrent aux Anglais et reprirent la vieille recette propre
à la politique coloniale classique des Britanniques, « Divide et impera ». De plus, depuis
1948, tous ces développements s’inscrivent simultanément dans le cadre de politiques
d’opposition à l’État d’Israël qui se manifestent essentiellement par le
soutien (et faut-il le dire aussi par la manipulation) accordés à divers
mouvements palestiniens luttant pour mettre fin à la colonisation sioniste.
Aujourd’hui, on est en droit de
dire que c’est l’échec des politiques d’indépendance nationale, en partie dues
aux manipulations étatsuniennes et israéliennes (comme les soutiens accordés
aux rébellions des kurdes ou chiites d’Irak par exemple), en partie dues à
l’aveuglement et aux erreurs politiques des gouvernements locaux (comme
l’envahissement du Koweït par l’Irak, ou pendant longtemps la lutte sans merci
contre les communistes tant en Syrie qu’en Irak) qui lentement délégitimèrent
auprès des minorités ou des majorités ethnico-religieuses locales, les pouvoirs
laïques et centralisateurs. A ce sujet il n’est pas inutile de rappeler que
c’est immédiatement après la chute de Bagdad que le proconsul étatsunien mit
fin au régime laïques syrien pour y introniser un pouvoir uniquement chiite, tant
et si bien que la République laïque arabe d’Irak (je rappelle pour mémoire que
le vice-président et ministre de affaires étrangères, Tarek Azziz, était
chrétien assyrien) fut abolie pour un État
provisoire où les Kurdes au Nord veulent de fait trois États différents, les
Chiites préférant un État fédéral et les Sunnites un État unique. La situation
Syrienne est encore très incertaine en ce que la résistance acharnée de l’armée
de la République Arabe de Syrie aux divers groupements dit
« résistants » et dont le plus important, DAESH, organisé par les États-Unis
avec la complicité de la Turquie, est rapidement devenu une sorte d’État
transfrontalier couvrant le Nord de l’Irak et le Nord de la Syrie (ses champs
de pétrole). Il semble que le laïcisme de la Syrie ait eu cependant des
résultats forts qui se sont inscrits dans la mentalité populaire aussi bien chez
les Sunnites (sauf les frères musulmans), que chez les Chiites (quant à eux très
marqués par le culte de la Vierge et du Christ dont les icône trônent dans de
nombreuses boutiques des souks chiites comme à Baalbek par exemple) et bien
évidemment des Alaouites, à commencer par la famille du président Assad (une
sorte de chiisme très lâche sur la pratique religieuse et totalement ouvert aux
diverses religions chrétiennes qui existent en Syrie depuis l’époque du Christ)[3].
Il ne faut pas oublier que les grandes campagnes de terrorisme et de révoltes dans
la Syrie moderne, celle de Hafez el Assad, puis de son fils Bachar, s’amorcent
toujours dans la ville de Hama, centre du sunnisme pur et dur des frères
musulmans, où celle de 1982, commencée avec une campagne d’attentats sanglants contre
les représentants de l’autorité de l’État, fut réprimée avec la plus extrême
violence, certains observateurs parlent de plus de 20.000 morts dans la ville.
Lorsque le Général de Gaulle
parlait de « l’Orient compliqué », il ne faisait pas appel à une figure
de style du bavardage politique de salon, il parlait d’une authentique réalité
multiple, de nœuds de problèmes dont on se demande parfois qui pourrait les
dénouer et ce d’autant plus que la plus grande puissance du Moyen-Orient,
Israël, a tout intérêt à jouer en sous-main pour le maintien, voire
l’intensification de la confusion, ce que le conseiller géopolitique des
présidents Carter et Obama, Brezinski, appelle le chaos mené avec des guerres
de basse intensité. S’il y a comme souvent des victimes innocentes dans ce
genre de conflit, ce sont les civils, les gens des campagnes, ceux des villes
multiconfessionnelles comme Alep ou des petites citées purement chrétiennes ou
sunnites ou Yazéris qui en paient le plus lourd tribut.
Nul ne peut dire sous peine de
passer soit pour un sinistre imbécile soit pour un cynique sans foi ni loi
qu’au Moyen-Orient la démolition systématique de toutes les tentatives
d’émancipation tentées par les Arabes adeptes de toutes les religions du livre par
les mercenaires Takfiri, Daesh ou al Qaida de l’impérialisme occidental aient
engendré un quelconque progrès social et éthique. Au contraire, si l’on regarde
l’état de la Lybie, celui de l’Irak et de la Syrie, il n’est guère difficile de
constater que l’Occident humaniste y a apporté la guerre, le chaos, la misère,
la régression sociale, sanitaire, éducative. Mais n’est-ce pas là le destin
même de l’Occident que de démolir tout ce qui semble entraver le devenir
techno-scientifique et financier de sa puissance, en bref de sa survie ?
Toutefois, sans vouloir jouer au prophète, n’oublions jamais la parole du vieux
poète grec :
Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre…
Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre…
Claude Karnoouh
Bucarest 4 juillet 2016
[1]
Aujourd’hui, au moment même où j’écris ces lignes, un attentat à Bagdad
revendiqué par ISIS, a fait environ 120 morts dont une vingtaine d’enfants.
Malheureux Irak qui ne sort pas du cercle infernal des attentats et des morts.
[2]
Les militants communistes occidentaux ou d’Amérique latine ont souvent critiqué
l’URSS pour avoir soutenu l’Irak, la Syrie et l’Egypte, pendant que les
militants communistes locaux y étaient pourchassés, faisaant donc passer ses
intérêts géostratégiques avant la solidarité révolutionnaire. Vieux dilemme qui
conduisit par exemple Mao, après l’échec de la révolution ouvrière à Caton, à
quasiment rompre avec la direction moscovite du PCC, à quitter les grandes
villes, à entamer la Longue marche pour recommencer la lutte révolutionnaire
avec la paysannerie.
[3]
C’est en Syrie que l’on rencontre encore quelques villages chrétiens esséniens
où la langue du culte, l’araméen, n’est autre que la langue vernaculaire que
parlait Jésus.
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