samedi 21 février 2015

Du moderne au moderne (post) en Europe et quelques réflexions autour de l’origine de la chute du communisme*

Du moderne au moderne (post) en Europe et
Quelques réflexions autour de l’origine de la chute du communisme*



I. En guise d’introduction quelques remarques sur l’antique et le moderne

Les historiens ont défini naguère les Temps modernes comme la période comprise entre la fin du Moyen-Âge, marquée par la chute de Constantinople en 1453, la découverte de l’imprimerie et celle de l’Amérique, et la Révolution française ; ensuite, nous entrons dans une époque dite contemporaine. D’autres, plus récemment, ont relevé le caractère trop arbitraire de cette division tant pour l’histoire de la pensée que pour l’histoire politique, sociale et culturelle de certaines parties de l’« Autre Europe » envisagées dans leurs diversités. Quant au reste du monde avant la conquête occidentale qui l’intégra dans l’histoire universelle, il s’agit d’une toute autre histoire. Pour lors, cette classification ne vaut que pour ce que Spengler appela la « civilisation faustienne », c’est-à-dire celle de l’Europe Occidentale héritière juridique du droit romain, et .philosophique d’une histoire qui commence avec la Grèce antique présocratique, se poursuit par la scolastique médiévale, jusqu’aux déploiements les plus récents de la métaphysique moderne, leurs critiques, toutes les tentatives pour la dépasser, l’achever, voire pour la reconstruire.

Le célèbre, « Soyons moderne » d’Apollinaire ou, peu auparavant, le « il faut être absolument moderne » de Rimbaud (Une saison en enfer, « Adieu »), n’est pas, au moment de sa proclamation comme critère esthétique chez le premier, comme profession de foi plus prophétique chez le second, une nouveauté de la pensée européenne. Penchons-nous sur le dictionnaire : moderne, « du bas latin modo », « récemment », donc, « ce qui est contemporain ». Le Petit Robert donne un exemple fort éclairant de ce sens : « Pour un homme du XIIIe siècle, le gothique était moderne » (Malraux). Aussi en musique les inventeurs des polyphonies complexes qui dès la première moitié du XIIIe siècle ouvrirent la voie à l’ars nova, ont-ils été vivement critiqués par les tenants de la tradition ; en 1242 les dominicains s’y opposent et saint Thomas fit amplement publicité de cette opinion. Au début du XIVe siècle Jacques de Liège écrivait à propos de l’ars nova : « la musique à l’origine discrète, décente, simple, virile et de bonnes mœurs, les modernes* ne l’ont-ils pas rendue lascive au-delà de toute mesure ? ».[1] N’y a-t-il point ici la première manifestation d’une critique menée contre une avant-garde, et l’origine de la dynamique propre à la modernité ? Puis le dictionnaire avance un autre sens plus banal : « Qui bénéficie des progrès récents de la technique et de la science ». Ce sens s’oppose certes à antique, mais aussi à ce qui est ancien en général, et varie donc selon l’époque : « Qui existe depuis longtemps, qui date d'une époque très antérieure au moment où l'on parle ». Il y a aussi un sens plus général de moderne : « Qui appartient à une époque postérieure à l’antiquité ».[2] Appliqué à l’enseignement, on appelle « études modernes » celles qui concernent l’apprentissage des sciences, des techniques et des langues vivantes, et qui s’opposent aux études classiques, celles des langues et des civilisations du Moyen-Orient et de la Méditerranée mortes immédiatement après la fin de l’Empire romain d’Occident. En suivant le décours de la haute culture, le moderne s’identifie, outre à l’enseignement des sciences et des techniques, aux langues qui en ont formulé les postulats, les théories et les procédures de recherches expérimentales, ce que la philosophie contemporaine nomme l’horizon de sens de la subjectivité, ou du rapport sujet/objet. Opposition héritée du Moyen-Âge entre les Arts libéraux (arithmétique, astronomie, géométrie, musique, grammaire, rhétorique et logique) et les Arts mécaniques ou serviles, et qui réactualise une dichotomie déjà élaborée par la philosophie grecque entre la théoria (les spéculations contemplatives) et la praxis.[3] Dans la dynamique de la provenance de notre présent, le moderne apparaît donc consubstantiellement lié à l’émergence de la science comme praxis efficiente, laquelle a engendré la représentation dominante du monde, son intellection totalisante par l’uniformisation (son mode d’objectivation général) et, en ultime instance, le moyen de déchiffrer le sens de l’existence, de la présence des choses et des hommes, selon ce que Roger Bacon et trois siècles plus tard Descartes avait défini comme le rôle transcendantal du calcul mathématique.
Le moderne peut être aussi appréhendé au travers des conflits esthétiques qui agitèrent les intelligences européennes à l’aube de ce qu’il est convenu d’appeler trop rapidement sous nos climats la modernité, dès la fin du XVIIe siècle. Il en fut ainsi de la querelle littéraire et musicale des Anciens et des Modernes.[4] On y remarque l’accomplissement de quelque chose qui sanctionne une véritable rupture d’avec l’une des plus importantes traditions de l’Occident méditerranéen, la fin des théories et des pratiques instituant l’unité harmonique (au sens des rapports géométriques) de la musique et de la parole dans le chant. C’est avec Rousseau que s’est imposé définitivement la séparation de la musique et de la parole commencée dès la naissance de l’ars nova ; dès lors, la parole se transforme en prétexte afin de déployer la seule virtuosité musicale du chant qui écarte définitivement la prosodie de la langue de la mélodie comme la musique arabe, iranienne ou chinoise la conserve vivante aujourd’hui encore. Depuis les temps les plus reculés de la musique connue de la Grèce antique, ensuite depuis le chant grégorien (mais aussi dans les musiques et les chants populaires les plus archaïques d’Europe orientale relevés par Béla Bártok et Constantin Brăiloiu), la parole et la musique constituaient une seule et même entité, essentiellement incantatoire et rituelle chez les païens, tendue vers la dévotion pour le Salut chez les Chrétiens (sans instruments de musique tel que cela se continue dans la tradition orthodoxe), donc en chaque cas sacrée. Aèdes et rhapsodes ne faisaient-ils pas chanter la langue, comme nous le dit le premier vers de L’Iliade :

« Μῆνιν ἄειδε, θεὰ, Πηληιάδεω Ἀχιλῆος »[5]

Or si le poète chante, c’est que la musique n’accompagne pas la langue, mais qu’ensemble, langue et musique s’entremêlent et chantent selon des modalités consubstantiellement unies.[6] Cette conscience de l’unité fut échue aux Grecs de l’époque classique pour qui le concept de musiké exprimait l’union des mathématiques et de la grammaire : « Dans le concept grec de musiké, l’univers et l’âme — kosmos et psyché — étaient reliés en une unité, en une harmonie qui n’était pas mystique mais mathématique, que le logos, i.e. le concept grec de ‘langue’, formule et qu’en même temps il est. »[7] Cette parole qui chante harmoniquement sa musique dans la musique durera en s’oubliant peu à peu jusqu’à ce que Rousseau « coupe la parole à Rameau »[8], jusqu’à ce qu’on oublie que « c’est la langue qui demande à chanter ».[9] Rousseau le moderne formule la théorie d’une véritable révolution culturelle dont les effets nous font paraître aujourd’hui comme « naturel « l’univers musical dans lequel le monde médiatique de la musique dite de variété, nous immerge, et ce, malgré les expériences de certains musiciens contemporains qui, à leurs manières, tentent de renouer avec cette antique tradition, je songe ici à Berio par exemple. Or, pour revenir un instant encore sur le découpage artificiel des époques historiques, il convient de rappeler que ce sont les musiques et les chants populaires européens les plus archaïques qui ont conservé jusque dans notre présent cette unité entre la musique de la langue (la prosodie) et la mélodie de la musique.[10] Phénomène sur lequel les philosophes contemporains n’ont jamais réfléchi depuis Herder et Nietzsche dont Les origines de la tragédie illustrent magistralement cette unité à l’époque de la Grèce présocratique.
Cette conception unitaire du monde entre la musique, la langue, la grammaire et les mathématiques qui prévalait à l’aurore de l’histoire de la philosophie – c’est-à-dire, à l’aurore de notre histoire de l’Être et de sa réalisation comme historicité –, et qui s’incarna dans la tragédie, vivait encore à l’époque de l’ars antica médiéval, et vit toujours aujourd’hui dans les chants des diverses églises chrétiennes du Moyen-Orient, chez les Nestoriens, les Chaldéens, les Esséniens, les Coptes, etc. Il en allait de manière semblable avec le concept grec de techné, lequel englobait une activité unique qui relevait à la fois de ce que le moderne définit et sépare, les arts d’une part, l’artisanat de l’autre, et qui vivrait pleinement jusqu’à ce que la spécialisation industrielle commandât une séparation tant des savoirs que des activités pratiques, imposée par les impératifs utilitaristes et les contraintes productivistes de la rationalité technique et économique. Séparation qui finit inexorablement par créer deux mondes différents : le monde de l’art d’une part, longtemps considéré comme non-utilitariste malgré sa soumission au marché, et, d’autre part, celui de l’artisanat regardé comme le sous-produit ou le complément plus domestique des activités industrielles. Exercé à titre privé, l’artisanat s’appelle, en français, le bricolage (en anglais, do-it-yourself) qui est aujourd’hui l’objet d’un marché réalisant des dizaines de millions d’euros de chiffre d’affaire annuel.

La situation d’épuisement de la représentation classique que l’on pouvait constater vers le milieu du XIXe siècle suscita brusquement chez certains artistes devenus sensibles à la réalité du quotidien de la modernité, la volonté de montrer, d’ex-poser, de présenter, la vérité immédiate de leur présent. On constate, d’une part comme l’a fait Malraux, qu’« à la mort de l’art populaire, vers 1860, celui-ci entre dans l'univers des artistes au moment même où il cesse de vivre. »[11], et, de l’autre, qu’après avoir, chacun à sa guise, halluciné les paysages de campagne et une vie rurale déjà moribonde (Monet, Van Gogh, Gauguin, mais aussi Émile Verhaeren dans ses poésies), les artistes ont répondu, à leur manière, à la généralisation de l’univers industriel en expansion constante, par une révolution esthétique, mêlant souvent esthétique renouvelée et révolution politique : le geste inaugural des Ready-made de Marcel Duchamp d’un côté, les avant-gardes futuristes, suprématismes, constructivistes, agit-prop russes, polonaises, hongroises de l’autres. Ensemble, certes avec des enjeux et des finalités très différents, ils donnent dignité esthétique à l’objet industriel, à l’objet purement fonctionnel, voire, pour les Russes, par l’intégration théorique du geste de l’artiste au geste du producteur, ils ouvrent la possibilité de réintégrer dans l’art la dignité philosophique (fût-elle antiphilosophique) du prolétaire que quatre décennies auparavant Marx lui avait déjà offerte. D’un côté Duchamp assume qu’il suffit de trouver et le lieu où l’installer, le musée, et une signature qui lui confère l’aura d’unicité garantissant sa double valeur, esthétique et financière pour que l’objet industriel, répétitif et non-esthétique trouve sa place dans le monde de l’art ; de l’autres, les constructivistes de la jeune Union soviétique pensent et agissent afin de réconcilier dans le geste de l’artiste-producteur et le monde artistique et le monde de la production, engendrant ainsi la grande unité révolutionnaire où travail productif et création artistique synthétisés en une seule même activité, retrouveraient, dans le devenir renouvelé du progrès total (scientifique et social) débarrassé de la nécessité économique, l’unité perdue de la techné grecque : en bref, art et production engendreraient la nouvelle cité idéal construite par Marx, corrigée et adaptée par Lénine aux conditions politiques du moment et accomplie par l’artiste révolutionnaire, nouveau démiurge du monde à venir.[12] Sans forcer le trait, on pourrait affirmer qu’il s’agissait là d’une autre tentative de retour à la source de l’unité harmonique grec, cette fois, non plus accomplie par le surhomme nietzschéen, héritier de l’exemplarité du héro solitaire romantique, mais par un nouvel acteur, un surhomme collectif, tout aussi héroïque et romantique que l’individu solitaire, le prolétariat.
Mais la roue de bicyclette placée sur un socle ou la pissotière contre le mur du musée d’une part, la réduction de toute représentation à la géométrie de ses épures minimales (Malevitch, El Lissitzky), ou les collages et les assemblages réalisés grâce à l’usage simultané de produits industriels, de photographies et de dessins montrant la modernité productive et productiviste (Rodchenko) de l’autre, traduisent à la fois la crise de la représentation (que tentèrent aussi de résoudre de manière tout à fait classique les cubistes et les expressionnistes) et la quête de l’unité perdue. Cependant paradoxes et apories ne manquaient point. On avait voulu échapper au simulacre de l’éidos, sans jamais y parvenir, car, si le nouvel éidos qui semblait détaché de la transcendance de l’idéa platonicienne ou de la mimétiké aristotélicienne dans la réconciliation de l’art et de la vie selon les vœux des artistes d’avant-garde, le simulacre n’en demeurait pas moins, mais cette fois en instaurant le simulacre de lui-même ou directement en se parodiant (« Ceci n’est pas une pipe » de Magritte). Le détachement de la transcendance entraînait le signe de la représentation à se soumettre, à son tour, à la domination de l’immanence des choses. Or dans le capitalisme l’immanence de toute chose, c’est son équivalent général travail : l’argent ! Ce que démontre chaque jour le marché de l’art depuis plus d’un siècle.
Une fois la crise de la représentation n’ont point surmontée, mais acceptée, par  une fuite en avant vers le « tout et n’importe quoi » du présent, devenue la doxa de la modernité et le sens commun de l’establishment culturel et social, il faut bien constater que la victoire n’a jamais été autre chose que celle de la Marchandise et de l’Industrie. Chronologiquement, il fallut attendre que l’éidos de la dérision de l’art soit directement touché par la marchandise, c’est-à-dire qu’il soit capté par le marché et la consommation de masse, pour que l’unité essentielle qui réunissait déjà au milieu du XIXe siècle art et industrie[13], s’éploie alors dans sa vérité, qui n’était pas, malgré les apparences, celle de la révolution sociale souhaitée par les avant-gardes, mais celle de l’esthétisation générale des objets industriels les plus usuels. C’est pourquoi le retour vers l’harmonie première, que les futuristes et les constructivistes avaient quêté en vain – parce que l’itérabilité des formes n’implique jamais celle du sens –, ne pouvait plus avoir de relation authentiquement vécue avec l’harmonie première telle que l’entendait le monde grec, par exemple, dans ce qu’Héraclite nous dit du kosmos comme diadème du monde, c’est-à-dire simultanément et avec un seul mot, parure et ordre du monde. Or, à l’observer de près, cette généralisation esthétique appliquée à toute la production des produits industriels – à l’origine de laquelle se tenait le geste de l’artiste esthétisant le produit industriel – n’est rien d’autre que le travail accompli par la publicité (la réclame), le propagande économique qui sert à faire vendre tous les objets.
C’est à partir de cette généralisation de l’esthétique qu’il convient maintenant de reposer la question du moderne sous ses deux aspects complémentaires. D’une part, qu’est-ce que la modernité et pourquoi sommes-nous si assurés qu’elle s’est autodépassée en « post « ? Ici autodépassée ne doit pas être compris sous le concept d’Aufhebung de la dialectique hégélienne, mais sous le concept heideggerien d’ouverture, du laisser ad-venir dans l’ouvert, du Gelassenheit zu den Dingen.

II- Notes complémentaires concernant la modernité tardive


Depuis une vingtaine d’années, l’énonciation de l’adjectif « postmoderne « semble tenir lieu à la fois de description et d’interprétation de la vérité de notre temps. De fait, son contenu sémantique est ambigu quand on s’attache à en saisir la provenance. Le terme nous vient des architectes qui, en réaction contre le avant-gardes, prônèrent une sorte de retour hétérodoxe aux formes classiques, comme si, une fois encore, le retour pouvait être la solution à la crise révélée par les avant-gardes. Pourquoi ce mouvement esthétique de retour a-t-il été qualifié de postmoderne et non de néoclassique ? La chose dut paraître impossible, car le néoclassique avait déjà eu son heure de gloire bien avant la naissance des avant-gardes. Pourquoi alors ne pas avoir inventé un mot tel que, post-néoclassique ou néoclassique tardif  (en italien neo-tardo-classico)? Si cette rétroaction vers le classique, conçue à l’encontre d’une avant-garde toujours en quête de nouveautés, car installées dans une pensée de l’infinité des possibles, s’est définie comme « postmoderne », c’est que ce retour participait, lui aussi, de cette infinité des possibles, marquant la fin du sujet historique – et non la fin de l’histoire – en tant que fin d’une époque de la métaphysique où des entités transcendantes telles que le Beau, le Bon et le Vrai, ou Dieu, la Divine providence, la Raison, l’Esprit absolu, le Prolétariat, dessinaient l’horizon indépassable des idéaux humains. Le « postmoderne » c’est, me semble-t-il, une fois encore, faire du nouveau, fût-ce avec des bribes d’ancien ! Ce mouvement architectural traduisait clairement dans l’habiter, le monde de la marchandise (la nouvelle Physis) qui exige sans cesse de nouveaux objets (ou qui apparaissent tels) de manière à toujours renouveler le produire en vue de l’acheter, du consommer dans l’espace-temps (topos) propre au capitalisme (premier ou tardif), celui que dessine la lutte titanesque et sans fin de la baisse tendancielle du taux de profit. En effet, le renouvellement des choses fonctionne sur une double exigence, d’une part il faut un capital financier, et, de l’autre, un socius cherchant dans le « droit naturel », i.e. universel — et non plus sur le préalable transcendant d’une hiérarchie immuable organisant le monde — la garantie des appropriations privées pour les uns, et des exclusions pour les autres.[14] Voilà le monde créé par cette nouvelle Physis où se met à découvert l’union intime du capital et de la techno-science et où, simultanément, se dissimule son origine métaphysique.
Ce retour à des éléments classiques dans la contemporanéité signait la fin d’une modalité de la pensée du devenir des communautés humaines, celle des téléologies de l’histoire où les principes premiers servaient à la fois de modèles pratiques à réaliser et de causes idéales finales à accomplir. C’en est donc fini des vastes et imposants systèmes qui donnent, sans aléas, ni hasard ni échecs possibles, sens au monde, au passé, au présent, au futur. La nouvelle époque était déjà celle où le devenir ne se montrerait plus qu’en la guise d’une simultanéité, d’une juxtaposition sans continuité et d’une permutabilité de tous les styles. Dès lors toute rupture, toute césure auparavant discrète engendrant l’inconciliable s’abolit ; dès lors, tout rappel, toute référence, tout collage devient l’autoréférence légitimante d’une possibilité acceptable, présentable et vendable bien sûr.
Or ce retour aux formes classiques n’avait rien d’un retour aux valeurs classiques, mais s’inscrivait lui-même dans le mouvement des possibilités infinies caractéristiques des juxtaposition propres à la temporalité de la durée du moderne (post) que la forme asymptotique représente le plus fidèlement en ce qu’elle tend à unifier dans le présent un futur sans passé, son côté nihiliste, et, simultanément, à rapporter tout passé (ou toute altérité archaïque) aux valeurs du présent, son aspect anachronique. N’est-ce pas cela qui se donne à entendre avec la nouvelle musique de masse ou à voir la mode vestimentaire sous les formes infinies des métissages culturels diachronico-synchroniques. Mais avant de devenir « culture de masse », ne trouve-t-on pas déjà les signes avant-coureurs de cet état des choses chez les avant-gardes picturales du début du siècle, quand elles cherchèrent dans l’art « nègre «, et plus radicalement encore dans les Ready-made, et les objets industriels en général, des solutions formelles à la crise de la représentation qui se démasquait cruellement après les expériences portées à la limite par Cézanne et ses héritiers cubistes, puis, plus radicalement encore chez Malevitch ou dans la sculpture de Brâncusi et de Moore. Chez ces grands, très grands artistes, le mysticisme s’ingénie à vouloir représenter chez le premier l’essence même de la peinture pure par un Carré blanc sur fond blanc ou, chez le second, celle du vol dans une forme oblongue épurée de toute aspérité décorative. On se trouve en présence d’une crise identique dans le cours d’un autre retour à l’origine, dans la reprise joycienne de l’épopée homérique où, en quelque sorte, se signe la fin de l’invention de la narrativité romanesque, ce dont le nouveau roman portera le deuil précisément par ses échecs narratifs : raconter l’impossibilité de raconter. Après le coup d’envoi de ces artistes, toutes les reprises stylistiques et formelles ne feront que se multiplier, s’accélérer, additionnant et accumulant toutes les juxtapositions de simultanéités propres aux incarnations du post-néo-rétro.

Si les artistes furent et pour certains sont encore les héros légendaires et prémonitoires de cette fin ouvrant la possibilité d’un recommencement encore indéchiffrable, il faut s’en remettre aussi aux quelques penseurs qui, sans le nommer post, ont abordé le moderne par la crise de la représentation, en saisissant combien l’expérience existentielle de ce même moderne se montrait sous le sceau de l’effondrement de la relation objet/sujet et l’échec, après les premières danses macabres de ce siècle, des philosophies de la transcendance moderne du Bon quelles qu’elles soient (Raison, Esprit, Science). Chacun en sa guise a insisté sur l’impossibilité de rebâtir un système global de valeurs fondé sur une métaphysique totalisante, dès lors que le penseur se donne pour tâche de ne pas tomber dans l’illusion métaphysique, de ne pas se dissimuler la réalité du monde sous un double imaginaire, de ne point s’en remettre à des jeux logiques de concepts désincarnés qui ne sont, au bout du compte, que des jeux de langage, et ainsi propre à refuser d’accepter le seul empire de l’esprit qui rejette toutes les expériences existentielles singulières qui lui seraient rebelles[15] : ce que les logiciens nomment le reste, et qui, au bout du compte, n’est que l’inentamable liberté humaine du devenir.
C’est là une manière, une manière philosophique d’aborder la crise de la représentation qui était aussi (et demeure encore et toujours) celle de la conscience de soi et du monde. Cependant, il ne s'agissait plus là de la conscience malheureuse de Hegel, de la crise d'une conscience du monde travaillant encore dans l'idéalisme transcendant et pouvant ainsi affronter, non sans questions tragiques, une réalité qui se dérobait sans cesse à elle. En effet, si pour Hegel « tout ce qui est réel est rationnel », il faut conclure que tout ce qui était irrationnel devait être logiquement irréel ! Mais qu’est-ce qui se donne à la conscience de soi comme réel dans le monde ? A quel référent le rapporté-je pour ensuite pouvoir en décréter la rationalité ? Comment enfin renvoyer à l’irréel, c’est-à-dire dans la version de Hegel, à l’inexistant (au non-être), ce qui, par rapport à la convention de rationalité (convention hautement épocale), peut apparaître comme irrationnel ? Le réel est rationnel, non pas en vertu d’une mise à jour toujours plus claire d’un devenir appelé « Histoire » en lequel l’homme occidental moderne a quêté – accomplissant pour cela des meurtres de masse au nom de la « vérité » de cette même Histoire – sa transparence à lui-même, mais parce que depuis Descartes, le réel n’a jamais été autre chose que le donné-objet de l’ego cogitans assuré, dans le doute, de la certitude de son énonciation, de par la seule logicité de ses deux prédicats. « Je pense donc je suis » ? Est-ce bien ainsi ? Oui, parce que dans l’énoncé le donc, la conjonction, est le foncteur logique de la langue qui sert à amener la conséquence et la conclusion de ce qui précède à ce qui suit. Et si j’avais dit : « Je pense et malgré tout, ou néanmoins, ou cependant, ou pourtant, ou, ô miracle, je suis » ou « Je pense et en définitive je suis », ou encore simplement « Je pense et je suis » il n’en irai pas de même avec la certitude de l’ego cogitans.[16] S’il y a vérité, celle-ci n’est, au bout du compte, que la vérité du discours. Ainsi, le « cogito ergo sum » n’est qu’une fable, ce qui ne l’empêche nullement de construire des artéfacts efficients et efficaces dès lors que le donné-objet est un exemple incarné parmi d’autres des idéalités mathématiques de l’infinité objectale, même si, de fait, elles sont toujours limitées précisément lorsqu’elles s’incarnent en objet ; mais c’est aussi pourquoi elles permettent toujours de nouvelles objectivations.[17]
Revenons donc à la crise de la conscience, d’une conscience non pas en soi, car Husserl nous a appris qu’il y a toujours conscience de quelque chose, mais de la représentation des choses. Il s’agissait donc de la conscience d’un sujet historique qui avait fini par se dissoudre dans l’objectivation infinie qu’il a engendrée sans plus pouvoir ressaisir jamais le sens du monde dans un devenir qu’il avait lui-même contribué à mettre à feu. La formulation première de cette crise revient à Nietzsche, «  Dieu est mort, tué par les hommes qui n’en ont plus besoin », sous-entendant ainsi que la mort du Créateur engendre aussi la mort de sa créature. Formule que l’on peut aisément, et sans la gauchir, transposer dans le domaine de la Raison (Kant), dans celui de l’Esprit absolu (Hegel), ou dans celui de l’Histoire comme apocalypse de la fin de la nécessité (Marx). Dieu est mort, mais la Raison raisonnante et raisonnable qui devait occuper sa place pour accomplir un monde meilleur, est elle aussi définitivement morte entre 1914 et 1918, sur les champs de bataille où se déchaînèrent les « Orages d’acier », puis dans tous les camps de concentration et d’extermination, sous tous les bombardements massifs en tapis et atomiques de la seconde guerre mondiale, tardivement sous la « yellow rain ». L’Esprit absolu, quant à lui, a fini par s’identifier à la somme des marchandises du monde et bientôt à l’appropriation privée du capital génétique des êtres vivants de la planète. La promesse apocalyptique de la fin de la nécessité s’est soldée par des famines inédites et une misère inconnue des époques de moindre développement, voire de franc archaïsme ; enfin, et last but not least, le raisonnable, le rationnel et le fonctionnel qui débouchent sur l’annonciation de catastrophes technologiques et écologiques sans précédent, sauf peut-être celles engendrées par les chutes d’astéroïdes aux époques géologiques. Quel que soit son nom, les hommes n’ont plus besoin de la transcendance et des valeurs qu’elle proposa (ou que des illusionnistes d’abord, puis ensuite des escrocs, veulent réactualiser aujourd’hui : néo-thomistes, néo-kantiens, néo-hégéliens, certains néo-marxistes, puis néolibéraux, néocons, etc… néo-néo…) comme finalités à réaliser et limites idéelles infranchissables. En effet, si tout le réel se confond ou s’identifie avec le monde devenu la somme idéalement infinie des objets possibles, alors le sujet qui posait la transcendance comme principe premier, cause finale et limite, s’abolit, devenant lui-même un objet parmi l’infinité des objets possibles. Voilà, brièvement rappelé ce qui marquait dès le XIXe siècle, dès l’ère de l’industrialisation massive, le destin de la modernité (post), même si les hommes de ce siècle, hormis Nietzsche, Baudelaire et Rimbaud ne l’avaient pas entrevu. Et c’est précisément cette fin de la transcendance dès longtemps annoncée qui, au cours de l’année 1989, fit tomber, dans le spectacle de sa propre chute (toujours son autoréférence), c’est à dire dans un simulacre de simulacre, le signe emblématique du pouvoir communiste, le Mur de Berlin. Après cette implosion, la Russie et l’Europe de l’Est étaient entrées véritablement dans l’ère du moderne, post et tardif, auparavant elles n’avaient été que modernes.

En quoi cette chute ou mieux cette implosion peut-elle nous aider à comprendre ce devenir que beaucoup présente comme l’irruption du nouveau ? En effet, la chute telle qu’elle nous fut offerte ne nous dit qu’une seule chose : nous avons manqué de perspicacité, car l’effondrement d’un tel empire, qualifié d’« empire du Mal » par un président nord-américain, acteur de second plan et néanmoins très versé dans l’art du spectacle cinématographique, ne s’accomplit pas en un laps de temps aussi court. Cette chute qui a mis à nue l’obsolescence du système, ne nous dit cependant rien de sa propre origine. La sénescence de l’empire ne peut dater des quelques années qui précédèrent son effondrement soudain ; un tel événement se prépare de longue date : il devait être annoncé dès longtemps[18], mais notre aveuglement idéologique devant l’actualité nous a égaré, nous laissant comme pétrifiés au moment où il s’offrait dans l’apparente apogée de sa puissance. Une fois encore, nous avons oublié que c’est dans l’inactualité — dans ce qui semble être dépassé ou pis, dans ce qui s’oublie et s’occulte — que se tiennent la provenance et les promesses de demain.

III. Du moderne et au-delà en Russie et en Europe de l’est

Dans un livre, La comparution, écrit en 1990, juste avant l’effondrement définitif de l’U.R.S.S., deux philosophes, Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, posent, dès l’introduction, ce qu’ils conçoivent comme le double enjeu originel de l’aventure communiste[19] :
1- « Le communisme provient de la philosophie, mais provient aussi (ou dérive ou bifurque à l’intérieur) de toute une tradition qui se confond avec la tradition même de l’Occident, où la recherche d’un « en-commun » trame depuis l’origine la totalité de l’activité politique et religieuse : tout l’onto-théologique se déverse dans cette quête d’un ‘en-commun’ dans cette recherche d’une puissance massive de convocation . »[20]
Si les formules employées pour parler de la question de l’origine semblent nouvelles, le problème avait été déjà posé par Kostas Axelos, dans un ouvrage malheureusement oublié aujourd’hui, mais qui demeure cependant essentiel pour qui veut s’engager dans une interprétation phénoménologique tant du marxisme de Marx que du communisme réel. Il y a plus de quarante ans, Axelos écrivait : « Marx a derrière lui tout un monde – de provenance grec et romaine, juive, chrétienne, européenne et moderne (…) il rend ‘concret’ quelque chose qui vient de loin. »[21] Or cette source lointaine qu’elle est-elle, si ce n’est l’origine de la philosophie, celle de la métaphysique et de la politique ?
Puis nos deux auteurs ajoutent :
2- « Le communisme n’apparaît au fond que comme l’effet (démesuré, gauche, brutal) de rabattre les motifs d’une telle convocation dans l’unique rumeur d’une humanité délivrée de la transcendance, ne trouvant plus hors d’elle même mais en elle-même le tenon de son unité. »[22]
Deux suggestions essentielles ressortent, me semble-t-il, de ces phrases :
1- D’une part l’origine philosophique et, au-delà, la totalité de l’héritage occidental du communisme se confondent avec l’histoire de l’Occident, ou, si l’on préfère dans une langue plus heidégerrienne, avec l’onto-théologie comme histoire de la métaphysique en ses diverses désignations de l’Être.
2- D’autre part, nos deux auteurs relèvent que la finalité du communisme fut d’arracher l’humanité à la transcendance : autrement dit, à la métaphysique afin de rendre l’humanité à l’immanence du devenir qu’elle se forge, même sans le savoir (nommé histoire), tout en la délivrant de la « malédiction attachée au travail productif ».[23] Pour ma part, j’ajouterais que le communisme dans son discours « scientifique » cherchait simultanément à rendre l’humanité transparente à elle-même ; d’où, à mon sens, l’origine du « totalisme ou holisme » du marxisme dans sa version sociologisante, avec ses effets pratiques de terreur meurtrière : la science (celle du cogito ergo sum, de fait celle de la certitude de l’ego transcendantal) s’affirmant comme Vérité absolue et éternelle — fût-ce celle du moment pouvant toujours être modifiée précisément au nom de la connaissance scientifique « transcendante ». Dès lors tout homme doit se soumettre aux décrets de ceux qui détiennent le savoir, en l’espèce selon la construction de Lénine, à l’avant-garde d’un prolétariat hyper-minoritaire en Russie au début du XXe siècle, avant-garde qui se nomma, le Parti communiste, seul détenteur de l’objectivité absolue, c’est-à-dire non seulement du Vrai, mais encore du Bon et du Beau.
Ces deux paragraphes résument l’esprit qui dirige l’ouvrage, au demeurant fort stimulant et roboratif, publiés sur l’événement qui a pour nom, la chute du régime communiste. Cependant, leur approche apparaît amphibologique, offrant des analyses qui soulèvent une contradiction essentielle non résolue que je résumerai ainsi :
a- Si le marxisme se présente dans l’héritage de l’histoire de l’Occident comme histoire de la métaphysique, alors son but ultime, « rendre l’humanité à elle-même » n’est qu’une nouvelle manière de réinstaurer une transcendance, de recréer une nouvelle illusion métaphysique, de préparer un nouveau double du réel plus vrai que le réel lui-même, faussement vrai ou, à tout le moins, trompeur. N’est-ce pas ce que l’on rencontre dans la reprise de la thématique hégélienne de l’achèvement de l’histoire qui, dans la vulgate marxiste associe à la démiurgie du prolétariat la fin de la nécessité ? Thématique sur laquelle est revenue Hannah Arendt dans La Crise de la culture, pour montrer précisément le caractère métaphysique du matérialisme de Marx, rappelant sans la nommer – mais la connaissait-elle ? – l’analyse déjà formulée en 1898 par le très jeune Giovanni Gentile, avant qu’il ne devienne le philosophe du fascisme, dans un ouvrage intitulé, La philosophie de Marx. Études critiques[24], où il met en évidence l’idéalisme de la praxis chez Marx.
b- Plus encore, si en rapportant la finalité du communisme à sa chute, les deux auteurs sont à même de poser radicalement la question du signifié de cet effondrement, en revanche, la réponse qu’ils donnent demeure dans une intemporalité, une anhistoricité qui la renvoie à une abstraction désincarnée. Omettant d’enquêter sur l’essence historiale et historique du signifié, c’est alors la singularité de la chute qui se trouve occultée, sinon totalement oubliée et renvoyée à une généralité qui en fait un événement conceptuel, abstrait et désincarné. Car, qu’est-ce qui s’est effondré ? Qu’est-ce qui a implosé ? Est-ce le marxisme de Marx incarné en communisme ou bien quelque chose qui, tout en lui appartenant pour partie, n’en demeurait pas moins partiellement étranger à la tradition occidentale, à la naissance de sa première philosophie ? En fin de compte, ne s’agirait-il pas de l’effondrement du communisme tel qu’il s’est manifesté comme événement dans un topos qui, avant d’englober les pays circonvoisins et plus tard nombre de peuples de par le monde, fut d’abord et avant tout un phénomène russe ?
En effet, ce qui ressort de l’ouvrage de Nancy et Bailly me fait songer, mutatis mutandis, à l’opposition augustinienne entre la Civitas dei et la Civitas Homini. Or, si Augustin les fait parfois s’approcher, elles n’en demeurent pas moins opposées dans leurs devenirs et leurs finalités réciproques. Chez nos deux auteurs contemporains les deux Cités semblent se recouvrir au bénéfice de la seule cité divine, comme si c’était le marxisme de Marx qui eût épuisé ses possibles dans sa première et unique (jusqu’à aujourd’hui) incarnation soviétique. Si la réalité de la chute est prise en compte pour ce qu’elle est, alors le corps que voient chuter ces deux philosophes me paraît bien plus une idéalité pure qu’une idéalité singulière (idiotique) réalisée, accomplie en une modalité elle-même singulière, laquelle laisse toujours en réserve bien d’autres possibilités en devenir, et donc, comme tout futur, sans visage. L’approche proposée par Nancy et Bailly manifeste l’une des illusions énoncées par de nombreux commentateurs du communisme russe, y compris parmi ceux qui participèrent un temps à la construction du système pour s’en éloigner ou s’en retirer par la suite. Je songe à Rosa Luxembourg, Trotski, Boris Souvarine, Emma Goldman, Anton Ciliga, Panaïs Istrati ou Victor Serge, qui tous expliquent la dégénérescence bureaucratique de l’État soviétique par la trahison stalinienne du marxisme, ou pour certains par celle du léninisme. C’est, à la question initiale, une réponse insuffisante, voire trompeuse, tout autant que les interprétations historiques qui font appel au seul ressort d’une tradition autocratique russe inaltérable et inaltérée par la modernité et se perpétuant sans changer jamais, ou pis encore, celles qui recourent aux versions sociologiques qui mettent en avant les dysfonctions socio-économiques du système. Car, bien avant que le système — en tant que pouvoir réel incarné dans une ou des praxis — ne commence à donner des signes d’épuisement pour finir par imploser lamentablement après un grotesque coup d’État d’opérette, c’est une idéalité singulière et un ensemble de représentations qu’elle portait qui se sont effondrés.
S’essayer à comprendre cette chute impose donc une approche phénoménologique et généalogique de l’événement communisme dans l’horizon de sens qui fut le sien, c’est à dire dans le topos défini et organisé par ses propres valeurs transcendantes. Une telle approche de l’événement communisme fut ouverte il y a plus de soixante-quinze ans par Nicolas Berdiaev, dans un ouvrage inégalé à ce jour : Source et sens du communisme russe publié en 1937.[25] Dans un chapitre intitulé, « Le marxisme classique et le marxisme russe », nous trouvons l’une des clefs qui permet de saisir la différence pertinente entre le marxisme de Marx et le marxisme russe, celui forgé par Lénine qui s’est ensuite incarné en État et pouvoir d’État. Le travail généalogique de Berdiaev explicite la manière dont le marxisme de Lénine — le léninisme des bolcheviques — se tient essentiellement dans une tradition, celle de la Russie moderne, et non dans celle d’une Russie archaïque comme certains commentateurs, trop rapides en besogne et peu enclin à l’exercice de la pensée, le prétendent. Il s’agit donc de l’entrée de la Russie dans la modernité inaugurée par Pierre le Grand – certes à la manière russe, c’est-à-dire sans signes avant-coureurs, soudainement, fondant avec brutalité et violence sur un peuple surpris, abasourdi et impréparé – qui engendra les termes d’un débat permanent opposant les intellectuels slavophiles et les intellectuels occidentalistes (débat que l’on rencontre dans tous les pays d’Europe centrale et orientale quel que soit les noms que se sont donnés les « traditionalistes »), et laissa, de fait, la réalité populaire comme entre parenthèses. Débat qui occupa tout le XIXe siècle et le début du XXe et qui, selon Berdiaev, n’a jamais été autre chose que des rêves :
« Les slavophiles regardaient vers le passé[26], vers la Russie précédant Pierre le Grand, tandis que les occidentalistes regardaient vers l’Ouest : mais que ce soit l’ancienne Russie ou l’Europe occidentale, ensemble elles composaient des rêves et non des réalités. »[27]
C’est pourquoi la déchirure entre le peuple et l’intelligentsia, comme celle relevée entre le peuple et son église officielle, ou encore entre le peuple, l’intelligentsia et son prince, fut, tout au long du XIXe, douloureuse, déchirante et insoluble. Plusieurs fois Berdiaev revient sur la puissance de la tradition populaire russe, laquelle, depuis Pierre le Grand, se tient dans l’attitude d’un nihilisme chrétien, celui du Raskol, d’une eschatologie de l’apocalypse qui trouvera à s’exprimer soit par une voie religieuse, et donc familière, soit par une inversion spéculaire de la religion, par une anti-religiosité demeurant toujours dans le religieux (l’orthodoxie populaire) et par la croyance en un changement radical se présentant et étant vécue comme la nouvelle version de la Révélation.
C’est ici qu’il convient de resituer l’arrivée du marxisme en Russie en tant que théorie occidentale. En cette fin du XIXe siècle, après tous les échecs subis par les élites puis les intellectuels révolutionnaires pour tenter d’ébranler le pouvoir autocratique — que ce soit le complot des élites en vue d’un coup d’État, l’union organique avec la paysannerie et la marche (ratée) vers le peuple, que ce soit encore l’assassinat terroriste, rien n’avait réussi —, quand ceux-ci revinrent de tout ce qui fit la gloire tragique des intelligentsias russes, ne croyant plus en la paysannerie, ni en la valeur de l’héroïsme individuel, arrive, à point nommé, porté par les émigrés, la théorie marxiste qui offre un espoir totalement nouveau. Le paysan qui, un temps, avait représenté l’espoir vite déçu en impuissance d’un socialisme archaïque engourdi, est remplacé par le travailleur industriel, le prolétaire, tandis que la critique de la société capitaliste se substitue à celle de la société féodale. Le capitalisme industriel est critiqué, quand, contradictoirement, l’émancipation du joug archaïque, le réveil du peuple ne se peut réaliser qu’avec ce même travail industriel qui représente la base pratique et le fondement théorique de la modernité induite par ce capitalisme. La contradiction est déjà chez Marx (comment concilier la nécessité ontologique du capitalisme industriel et sa critique radicale ?), mais en Russie elle devient une totale irréalité, à la fois aveuglante et cependant occultée dès le début. En bref, après l’échec politique et social du retour à la terre, il n’est plus question que d’industrie là où l’industrie reste encore à construire.
En insistant sur le caractère déterminant de l’économique, les marxistes russes demeurent encore fidèle à Marx : on peut dire que le Capital fait fonction d’Être de l’Étant de l’Économie laquelle fait œuvre de poiésis du monde sous la forme de la lutte de classe ; et en cela les socio-démocrates russes, puis les bolcheviques peuvent maintenir le caractère messianique attribué au prolétariat afin de subvertir ce qui, dans le rapport Capital/Travail, déshumanise l’homme, la Verdinglichung, la réification : l’homme identifié aux choses qu’il fabrique et qui s’échangent contre de l’argent. La tâche essentielle du devenir est ainsi attribuée au prolétariat dans son faire, le travail industriel qui, en dernière instance, constituera le fond à partir duquel s’élabore le rapport subjectif/objectif de l’homme moderne au monde, et par là-même engendre la modernité du Politique et de la société. C’est cette attribution qui unit dans le marxisme de Marx et plus encore chez celui des premiers intellectuels russes, et le caractère objectif d’une science qui a pour nom « Économie politique » et l’aspect subjectif de la mission transcendante du prolétariat, lequel accomplit l’histoire comme sens de la fin de la nécessité seule garante de la libération de l’homme de toute servitude. Ainsi s’est déployée une théorie de la modernité où le travailleur industriel occupe une position centrale à la fois théorique et pratique, à la fois instrument dépassé par le sens total de l’histoire (la fin du capitalisme) et acteur conscient de son agir comme faiseur de l’histoire. Il s’agit d’une théorie de la modernité que les mencheviks, fidèles à l’occidentalisme du marxisme de Marx, suivront à la lettre : attendre les conditions objectives de la révolution, c’est-à-dire que le développement du capitalisme engendre une classe ouvrière puissante et nombreuse pour changer le système politique, en bref, le modèle réformiste de la sociale démocratie allemande. Nous savons, et ce très tôt, qu’ils perdirent la partie, entendant par partie, celle du pouvoir et de sa légitimité. D’un point de vue purement factuel on comprend aisément où se situe le divorce entre les sociaux-démocrates russes et les divers populistes, dans le fait que le prolétariat tout autant que la bourgeoisie, classes modernes par excellence, détruisent peu à peu toutes les traditions archaïques.
Cependant, pour celui qui, à ce moment-là, regardait la Russie avec une lucidité minimale, il eût dû s’apercevoir que le prolétariat était une infime minorité de la population, et malgré l’importance des investissements étrangers (les célèbres emprunts russes français), son augmentation supposait un processus de longue, voire de très longue haleine. En ce cas, la révolution n’était ni pour demain ni même pour après-demain.
Derrière ces débats agités au sein d’une infime minorité d’intellectuels d’autant plus marginaux qu’ils étaient pourchassés sans merci par la police tsariste, se profilait, comme en réserve, le révolutionnaire russe du XIXe siècle, celui que Berdiaev définit comme un être habité par un « totalisme »[28] hérité du Raskol devenu une tradition, où « la révolution était à la fois une religion et une philosophie »[29] et dont l’origine religieuse et proto-politique relève, selon les historiens Pierre Pascal et Claudio Sergio Ingerflom, du schisme religieux et des grandes révoltes de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles contre les Tsars.[30]
Selon Berdiaev, le Raskol et une lecture sociologisante de Marx aboutissent à la synthèse réalisée par Lénine et les bolcheviques :
« Pour le marxisme bolcheviste, le prolétariat cessait d’être une réalité empirique, puisqu’en cette qualité il eût été réduit à rien* , — il était avant tout l’idée du prolétariat, une idée qui peut être incarnée par une minorité […]. » [31]
et, poursuit-il, « Le marxisme de Lénine détruit définitivement la conception de peuple en tant qu’organisme intégral (celle des révolutionnaires populistes, narodniki), il le décompose en classes distinctes ayant des intérêts opposés. Mais, dans ce mythe du prolétariat, c’est néanmoins le mythe du peuple russe qui ressuscite sous une forme nouvelle. Une sorte d’identification se produit, celle du peuple russe avec le prolétariat, celle du messianisme russe avec le messianisme prolétarien. »[32] N’est-ce pas là un parfait exemple de ces  syncrétismes propres au moderne que l’on rencontre dans tous les pays sous-développés confrontés plus tardivement à la modernité occidentale en sa version coloniale, mêlant aux arguments de la libération nationale (venus d’éléments pris à la théorie de l’État-nation hégélien et à l’esprit du peuple, le Volksgeist, herdérien), des éléments propres à la théorie de la lutte de classe empruntés au marxisme, et dont les révolutions chinoises et vietnamiennes sont les exemples emblématiques ?
Au bout du compte, Lénine argumente, non pas « sur la dictature d’un prolétariat effectif, toujours faible numériquement, mais sur la dictature de l’idée de prolétariat dont une minorité insignifiante peut-être pénétrée. »[33]
Or, ce nouveau marxisme (il faut insister sur le côté nouveau), fût-il féroce avec les paysans, et il le fut, se garda toujours en théorie d’opposer paysans et ouvriers dans la construction de son idéalisme de classe. D’où, au moment où intervient la pratique politique réelle, la nécessité d’inventer le koulak (même s’il y en eut de vrais), c’est-à-dire « le méchant, le mauvais paysan » celui qui ferait travailler à son profit la rente foncière et le journalier, quand il s’agissait, le plus souvent, de contraindre à la modernité technique des paysans archaïques rétifs aux innovations et à l’exode rural. A l’encontre de propos maintes fois réitérés par Marx, le discours léniniste affirma que la paysannerie était aussi une classe révolutionnaire. C’est exactement cela que mirent en œuvre les communismes chinois, vietnamiens, cambodgiens, laotiens, de la Guinée Bissau, ceux d’Amérique latine (y ajoutant une conception chrétienne de la libération dans le monde), et de manière générale tous les mouvements des pays du tiers monde lorsqu’ils assimilèrent à la lutte de classe la lutte de libération anticoloniale nationale ; agissant ainsi, ils participèrent, à leur manière, au déploiement du rapport Capital/Travail moderne-(post) à l’échelle de la planète, contribuant par l’impensé de leur agir à l’occidentalisation du monde, et à la généralisation de ce qui, à terme, devait balayer l’idéalité communiste[34], la seule logique de la Technique alliée à celle du Capital pour le profit sans responsabilité sociale.
C’est pourquoi la collectivisation généralisée représente simultanément et le moment de la mise en œuvre de la praxis idéaliste révolutionnaire et la vérité de l’aveuglement que porte la théorie marxiste : le paysan pauvre théorique étant a priori universellement révolutionnaire, il fallait impérativement (au sens de l’impératif catégorique) anéantir le paysan réel pour que la révolution se réalisât. Il n’est là qu’une variation sur le thème propre à la démiurgie d’une vérité métaphysique et aux valeurs transcendantes qu’elle porte et légitime, à savoir qu’en sa caverne elle s’aveugle de cette réalité-même qu’elle repousse comme trompeuse, et, par conséquent, se dissimule toujours à elle-même sa vérité : tant et si bien que le peuple réel n’étant ni bon ni vrai, et encore moins beau, il faut impérativement le changer pour réussir à accomplir son bonheur. Fidèle à la théorie originale — les paysans ne sont pas révolutionnaires —, Trotski s’éleva contre ces écarts, et son opposition à Staline peut se subsumer comme l’opposition entre le marxisme de Marx radicalisé en ses propres termes (ce que l’on a appelé le marxisme de guerre) et le marxisme russe de Lénine. Quoiqu’il en soit, comme en d’autres domaines, Staline ne fut jamais que le fidèle héritier de Lénine.[35] Ce qui fait dire à Berdiaev que Lénine :
« […] accomplit la révolution au nom de Marx, mais pas selon Marx […], dans les faits au nom d’une religion, celle du prolétariat. »[36]

Ainsi, le communisme russe s’avance sur la scène de l’Histoire comme une religion, même si l’une de ses discours et nombre de ses actions fut l’anti-religiosité et l’antichristianisme. En effet, il y a une manière de nier l’existence de Dieu qui se tient, comme son affirmation, dans la croyance révélée. Dans la sphère de la transcendance désertée par « la mort de Dieu », une autre vérité transcendante, intemporelle et anhistorique, fût-ce le sens de l’Histoire comme fin de la nécessité, s’est glissée pour s’y substituer. La politique, en son agir le plus élevé, voire le plus grandiose, le plus général, est devenue le nouveau théos de la modernité, d’où son caractère totalitaire. Prétendant donner une réponse totale à l’ensemble de la vie économique, sociale, politique, artistique, voire privée, le communisme bolcheviste se plaçait dans la même position que l’Église catholique avant les premiers craquements réformés mettant en cause son unité, donner l’horizon du sens à toutes les sphères hiérarchisées de l’activité humaine. Mais, à la différence de l’Église catholique qui attendait le moment apocalyptique du Jugement dernier, le communisme bolcheviste, quant à lui, voulut réaliser immédiatement la cité idéale, la Jérusalem céleste sur la Terre et, semblable en sa forme aux Anabaptistes de Munster, sa foi fanatique en la science moderne lui donna la ferme conviction de pouvoir accomplir sa mission rédemptrice et de la réaliser dans le temps d’une vie d’homme. Tendu vers ce but, il se montrera inflexible, implacable, sans merci pour tous ceux qui émettront quelque doute à l’encontre de son projet pharaonique.
« Pour Lénine comme pour le procureur du Saint synode, le monde et l’homme sont infectés par le péché : et ce péché à ses yeux, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, le péché de l’inégalité de classe. […], mais lui (Lénine) ne croyait pas au Dieu chrétien, il croyait seulement à une vie future, non pas dans l’au-delà, mais à une vie future réalisée en ce monde. Pour la société communiste nouvelle qu’il appelle de ses vœux, il remplace l’idée de Dieu par l’attente de la victoire du prolétariat qui représente son Nouvel Israël. »[37] A n’en point douter, nous sommes confrontés à la reconstitution d’une transcendance et d’une onto-théologie qui n’est plus l’immanence comme principe de « convocation » pour une nouvelle communauté (en-commun) dont Nancy et Bailly ont fait le principe de la « comparution » de la communauté communiste face au devenir de la modernité. On saisit ici combien l’analyse de ces deux philosophes est éloignée d’une emprise sur le marxisme russe, sur celui qui fit de l’URSS à la fois le pays d’expériences sociales et économiques radicales pour lesquelles des hommes furent condamnés au Goulag, mais aussi pour lesquelles des hommes enthousiastes sacrifièrent volontairement leur vie en en faisant la seconde puissance du monde ; expériences radicales qui entraînèrent simultanément la ruine des années 1980-2000.
La révolution réelle, celle qui mit en mouvement toute la société russe, celle de la révolution agraire (« toute la terre aux paysans »), celle qui suivit le coup d’État d’Octobre 1917 (car, ce jour là, il s’est agit bien plus d’un coup d’État que d’une révolution, d’un coup organisé par un groupe de révolutionnaires décidés et lucides qui recueillirent un pouvoir sans plus de détenteur), s’alimenta de la nouvelle transcendance offerte par les bolcheviques, tant et si bien que l’on y rencontre la preuve de l’efficacité idéologique du syncrétisme léniniste et la capacité de Lénine (et aussi de Trotski) de saisir ce que Gorgias appelait le kairos et Machiavel, la fortuna : il offrait aux masses paysannes asservies la possibilité, à la fois réelle et illusoire (voir ce qu’il adviendrait plus tard des paysans en tant que groupe socio-économique réel), de devenir rapidement les nouveaux maîtres. Après 1948, c’est un processus identique qui se mettra en mouvement dans les pays Europe orientale, essentiellement peuplées d’un monde agraire archaïque.[38] Cette dynamique manifeste exactement ce que Nietzsche d’abord, Max Scheler ensuite, ont défini comme le pouvoir du ressentiment, celui engendré par la révolution des esclaves, lesquels ne visent à se substituer aux maîtres que pour en reproduire les mœurs.[39] C’est pourquoi si de nombreux commentateurs ont souligné, sans jamais en saisir l’origine métaphysique, combien le pouvoir bolchevique ressemblait au pouvoir tsariste, ils oubliaient de préciser qu’il s’agissait du pouvoir tsariste déjà entré dans le processus de la modernité.
Cependant le constater ne nous dit toujours rien de sa nouvelle efficacité. Pour l’entendre, sans jugement a priori, il faut se tourner vers sa violence politique. Mise en œuvre comme une éthique, cette violence permet de saisir combien elle travaillait sous la garantie du Transcendant. Ainsi on éclaircit quelque peu l’énigme de ce peuple paysan qui, quelques années plus tard, après l’échec de la N.E.P., accepterait avec une longanimité somme toute déroutante, la contrainte d’un pouvoir dictatorial exercé par des chefs venus de ses rangs (Marx eût dit venu du lumpen). Il faut en accepter l’évidence : le peuple et ses élites partageaient la même représentation du pouvoir. Berdiaev en saisit la manifestation sociologique :
« Mais cette contrainte nouvelle leur venait (aux paysans) d’hommes à eux, sortis des basses couches populaires, ce n’étaient plus des seigneurs, des privilégiés descendus de leur tour d’ivoire qui la leur infligeaient. »[40]
car :
« Le bolchevisme absorbe en lui à la fois le populisme et les sectes, les pétrissant selon les besoins d’une époque nouvelle. »
« Il répond admirablement à ce collectivisme, dont les bases sont religieuses, et qui reste toujours latent dans un peuple pour lequel […] la notion romaine de propriété et le droit bourgeois sont demeurés lettres mortes. »[41]
On ne saurait mieux réitérer ce que le vieux Platon avait déjà compris des sources de la tyrannie dans la démocratie égalitariste ! Mais plus encore, on saisit combien le syncrétisme léniniste sut accorder, non seulement la tradition de la religiosité de la révolte russe à la modernité russe, ou, selon la formule de Jünger, à la figure du « Travailleur » propre à l’ère de la Mobilisation totale et générale des habitants des pays industriels ou de ceux commençant le plus rapidement possible une industrialisation massive. C’est là la clef de sa fortune momentanée.
C’est à cet idéalisme là et à sa mise en œuvre et non à celui, réel aussi, mais différent, proposé par Marx, auquel la chute du communisme réel nous confronte. En d’autres mots, cette transcendance s’est évanouie bien avant que Mikhail Gorbatchov n’en signe l’acte de décès, comme si le Parti-État agonisant avait eu besoin d’auto-confirmer officiellement sa mort :
— Que tu le saches, tu n’es plus, aurait en quelque sorte proclamé le dernier secrétaire général du PCUS !

Ayant narré tout cela, je n’ai pas abordé l’effondrement lui-même en sa source originelle.
Surprenante aventure que celle du léninisme qui, voulant éliminer la transcendance, n’a fait qu’en restaurer une version, plus ambiguë encore que celle de Marx, en ce qu’elle affirmait donner les armes d’une praxis et la force d’une morale transcendante permettant d’accomplir la vérité du monde en sa totalité dans le temps d’une vie d’homme. Cette transcendance se subsume en un mot-concept, le prolétariat-idée comme nouvel ego transcendantal[42], source d’une vérité absolue et générale, engendrant dans le Politique un nouvel impératif catégorique devant lequel tout doit plier, y compris le réel qui n’en finit jamais de le démentir, voire de le dénier. Il est le nouveau topos du Vrai, du Bon et du Beau : le Vrai qui se tient dans l’origine économique des rapports entre les classes en conflit : là se tient la fidélité à Marx le Père fondateur ; le Bon, parce qu’il permet d’assumer la positivité du devenir général du moderne, le progrès, et, que par là-même, il instaure sa vocation universaliste, là se tient son héritage venu tant de l’Aufklärung et de Kant que de Hegel lorsqu’il affirme l’essence toujours rationnelle du réel, fût-ce comme on l’a compris un réel décrété tel quel hic et nunc ; enfin le Beau, en ce qu’il s’incarne dans les représentations idéales du prolétariat-idée et de sa praxis, grâce à une mimésis d’icônes qui a eu pour nom le réalisme socialiste ; et de là s’explicitent et sa provenance classique et son naturalisme.
Dans le léninisme, le prolétariat-idée est l’entité qui, en raison de son statut onto-théologique ­— ontologique, parce qu’il réalise depuis l’origine l’histoire dans et par la lutte de classe ; théologique, car il sert à la fois de principe premier, de cause éminente et de fin ultime —, ne peut trouver à s’incarner pour s’accomplir pleinement dans la réalité que par l’achèvement et la fin de l’histoire humaine, formellement identique à la preuve ultime de la vérité chrétienne qui doit se montrer au moment du Jugement dernier.
Cependant, le succès de ce principe onto-théologique tient en ce qu’il a réussi à se présenter dans les moments de crises qui marquèrent la fin de l’innocence du progrès (c’est-à-dire, le moment de la Première Guerre mondiale) non point comme restreint à l’expérience russe, mais comme mise à l’œuvre de l’Apocalypse de l’Histoire générale et universelle, celle qui ouvre l’Homme à sa complétude — l’Homme renvoyant ici à tous les hommes, dans toutes les cultures, depuis la formation des temps historiques jusqu’à la fin de ceux-ci — pour l’accomplir dans sa pure vérité dans sa transparence à lui-même hors de la fin de la nécessité matérielle. Or la suite de Hannah Arendt on a remarqué qu’il y a dans le marxisme de Marx, et tout autant dans le léninisme, la reprise d’un très ancien télos doublé d’un messianisme propre à la philosophie politique apodictique, la construction d’une cité idéale où, au bout du compte, au bout de tout le développement techno-industriel, se sont les hommes, tous les hommes sans aucune détermination liées à leur place dans le système de production, dans la connaissance et la culture, le savant et la cuisinière pour reprendre la célèbre formule de Lénine, qui seront les administrateurs égaux de leur destin dans la pure conscience de ce destin lui-même.
Dès lors que la réalité première se fonde sur le prolétariat-idée réduit, dans les faits, à une avant-garde qui le « représenterait » en sa totalité, et dont la vérité ultime serait de le réaliser (poiésein) comme société prolétarienne. Le but des bolcheviques a donc été de donner corps à ce concept : en bref, comment l’incarner. Mais le réel auquel se heurta cette incarnation-réalisation du prolétaire-idée appartenait encore à un autre monde. De prolétariat réel il y en avait quantitativement très très peu dans la Russie du début du XXe siècle, et souvent il était composé de paysans fraîchement déracinés, portant en eux et avec eux, au sein des usines et des chantiers, leurs anciennes traditions culturelles, cultuelles et religieuses. Pour lors, le communisme russe devait non seulement inventer une alliance théorico-pratique entre le prolétariat et la paysannerie pauvre, mais, de fait, il était contraint d’inverser les termes menant à l’accomplissement du télos : c’est avec de la paysannerie réelle qu’il faudrait fabriquer du prolétariat-idée incarné. C’est pourquoi le pouvoir communiste au faîte de sa puissance intérieure, dans l’assurance de sa foi en la révolution dont il se prétendait le seul porteur, « le socialisme dans un seul pays » des années 1930, n’hésiterait pas, au nom du prolétaire-idée incarné à mettre au travail forcé des dizaines de milliers de paysans devenus dans l’expérience quotidienne, non pas des prolétaires réels en train de se libérer de l’exploitation et de la réification du Capital, mais des esclaves modernes enchaînés pour engendrer une accumulation primitive du Capital d’État impérativement nécessaire à la mise en œuvre de la puissance de l’empire-nations-parti. Toutefois il demeure une question et non des moindres : savoir si un autre choix politico-économique était possible soulève en effet le problème de fond du développement technique dans la modernité, que nous aborderons plus avant et que les philosophes Nancy et Bailly passent amplement sous silence.
Pour faire du prolétaire-réel il faut donc faire de l’industrie. Or faire de l’industrie, c’est arracher le pays à son archaïsme paysan pour soumettre la société aux déterminations de la programmatique industrielle, c’est-à-dire changer les rythmes de la vie quotidienne, l’habitat, la temporalité de l’organisation du travail dont la logique immanente n’est autre que la gestion et l’organisation de la techno-science et de toutes les bureaucraties de contrôle qu’elles suscitent. Ainsi, la périodicité millénaire du travail agricole et du repos fondée sur l’alternance originelle du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, est abolie par les 3x8 (trois équipes travaillant huit heures par période de vingt-quatre heures) appliqués tout au long de l’année, sans interruption ; ainsi, l’électricité qui transforme les ténèbres nocturnes en espace éclairé faisant de la nuit un moment d’activité identique à celui de la journée. C’est au cœur de ce processus d’accomplissement réel de la modernité qu’intervient l’impératif du prolétariat-idée comme onto-théologie de l’Histoire et comme téléologie du politique. Et c’est là que se tient la clef de son échec, dans le travail de sape ou mieux, dans la ruse de l’historialité propre à la Technique.

L’idéalisation de la praxis d’un développement industriel massif, rapide et donc violent engagée au nom du prolétariat-idée par le léninisme a engendré une inversion des déterminations hiérarchiques entre infra et superstructures telles que les a mises à découvert la phénoménologie du Capital proposée par Marx. En définitive, chez Lénine, puis chez Staline et leurs émules, le politique (le gouvernement des hommes et la manière dont l’État exerçait le monopole de la violence) représentait la forme incarnée de l’onto-théologie du prolétaire-idée, et, malgré une fidélité hautement proclamée à l’orthodoxie marxiste, il se donnait comme la vérité transcendante commandant à l’économie. C’est, me semble-t-il, dans le mouvement même de ce renversement que fut signé la chute du communisme russe et, en conséquence, celui qu’il transmit à l’Europe de l’Est.
La métaphysique moderne préparée par toutes les expériences théorico-pratiques de la science médiévale[43], poursuivie à la Renaissance et parfaitement énoncée par Descartes dans Le Discours de la Méthode (1637), avait jadis, et avec quel succès, proposé de soumettre la nature aux décrets de la science, c’est-à-dire à la mathématisation du monde.[44] Plus tard ces décrets de la science seront aussi ceux de la technologie permettant de transformer toute chose produite en marchandise. C’est cette histoire de la relation causale de la pensée et de la praxis de la modernité que la version bolcheviste du communisme a cherché à renverser. A partir de l’analyse économique marxiste qui saisit le prolétaire réel en Europe occidentale, Lénine et ses émules bâtirent, comme on l’a déjà entrevu, un prolétaire-idée universel faisant fonction d’impératif catégorique et donc de valeur éthique collective, qui deviendrait la pierre angulaire de l’édifice politique censé soumettre à son vouloir tout l’économique, tout le technique, tout le scientifique ? La démiurgie du prolétaire-idée renversa donc non seulement Marx, mais aussi Descartes : désormais, selon la doxa léniniste, l’économique et la technique se tiendraient sous les décrets de la transcendance du Politique. C’est pourquoi, si l’on avait compris et développé Berdiaev en temps voulu, on eût saisi d’où provenait et où se tramait la possibilité, par exemple, de maîtriser le biologique avec les caractères acquis tel que Lyssenko le proposa.
« Le marxisme remanié et refondu, remarque Berdiaev, par les Russes proclame le primat du politique sur l’économique, la force qu’a le pouvoir de modifier à son gré la vie économique du pays. »[45] J’ajouterais, en complément, la force qu’a le politique de tout régenter à son gré.

S’il y a une leçon à tirer de l’analyse historiale de la Technique selon Heidegger, c’est que la dynamique du moderne demeure toujours guidée par une seule et même détermination, l’autoreproduction accélérée de la puissance de la techno-science.[46] Il n’est donc pas de puissance politique sans industrialisation massive, et il n’est pas de puissance politique sans production d’objets (en particulier d’objets militaires : armes, systèmes de communications et de surveillance) de plus en plus complexes, sans la création des cadres spécialisés pour inventer, réaliser, mettre au point, contrôler et utiliser ces productions, et donc, il n’est pas de puissance politique sans la création d’une nouvelle société technicienne. Au fur et à mesure qu’elle se déploie sous le volontarisme politique (et même si dans le cas russe cela se fit de manière extrêmement chaotique), la logique de la programmatique propre à la production industrielle et scientifique impose implacablement sa loi d’airain à toute la société. Inversement, il faut souligner que pendant un temps, celui où la croyance intangible dans le primat du politique et dans le devenir épiphanique et messianique du prolétariat-idée comme révolution mondiale – et que cela plaise ou non, celui complémentaire d’une éthique, fût-elle celle du primat de la fin sur les moyens –, ont fait accomplir aux Russes une œuvre industrielle et technique pharaonique sous le sceau d’une signature métaphysique. En d’autres mots, les Russes bâtissaient des complexes industriels comme les princes, les évêques, les artisans et le peuple du Moyen-Âge occidental bâtissaient des cathédrales gothiques : pour l’éternité. D’où les manifestations que tout observateur sensé a pu remarquer, la négligence de l’entretien,[47] le souci du produire réduit au produire en-soi, parce que la seule présence de l’objet suffisait à garantir la destinalité transcendantale de l’Histoire communiste comme accomplissement du Vrai. Au bout du compte, le syncrétisme léniniste n’avait fait que permuter les objets de croyance de la tradition vers un modernisme simpliste, et cependant d’une efficacité redoutable à court terme :
« Les paysans russes vont s’incliner devant la machine comme devant un totem ; la technique ne sera pas entre leurs mains cette chose coutumière et prosaïque qu’elle est devenue pour l’homme d’Occident : elle se mue en une mystique, liée à un plan de bouleversement presque cosmique. »[48]
Pendant la N.E.P., la chose avait été déjà entrevue par Joseph Roth :
« Les villages de la Volga — à l'exception des villages allemands — fournissent d'ailleurs au Parti ses plus fidèles adeptes parmi la jeunesse. Dans la région de la Volga en effet, l'enthousiasme pour la politique se trouve plus souvent à la campagne que dans le prolétariat des villes. […] Pour l'homme naturel — et naïf — d'un village sur la Volga, le communisme, c'est la civilisation. […] une caserne de l'Armée rouge, en ville, est un palais – et, qui plus est, un palais qui lui est ouvert, la septième merveille du monde. Électricité, journal, radio, livre, encre, machine à écrire, cinéma, théâtre – tout ce dont nous sommes tellement fatigués – ont le pouvoir de redonner courage et confiance dans la vie de l'homme simple. Tout cela est l'œuvre du Parti.* »[49]

Mais c’est au moment de la grande collectivisation, en décrétant le socialisme dans un seul pays, réalisant ainsi l’accomplissement du politique par l’industrialisation à outrance et la fabrication massive de prolétaires, que le communisme russe signait sa propre fin, c’est-à-dire se dissimulait à lui-même sa vérité sous le sang, les efforts volontaristes et les gigantesques mutations sociales qu’ils engendraient. Dès le début des années vingt, le communisme bolcheviste affichait une totale fascination pour le modèle américain, seul modèle qui mérita d’être dépassé. Le récit d’un ingénieur français qui, au début des années trente, dirigeait la construction d’usines agroalimentaires en U.R.S.S., et ne manifestait aucune sympathie pour les communistes russes, le montre le plus simplement du monde :
« Le goût de l’excessif a changé de patrie. Il était autrefois en Amérique, le voici installé dans la Russie des Soviets […]. Ajoutons que les conditions qui président actuellement au développement de la Russie des Soviets ressemblent étrangement à celles qui, entre 1850 et 1900, ont régi le développement de l’Amérique.
[…] une chose diffère cependant, l’esprit, l’animus qui inspirait les dirigeants américains et l’esprit d’imitation qui hante aujourd’hui les dirigeants soviétiques*.
[…] Les Soviets, eux, ne font à cet égard qu’un mauvais pastiche* […] lorsqu’ils prétendent qu’avec leur deuxième plan quinquennal, ils dépasseront cette Amérique capitaliste qui est présentement leur point de repère dans la course au progrès. »[50]
Ces observations nous aide d’une part à saisir le fond du syncrétisme léniniste où l’industrialisation apparaît, en quelque sorte, comme dirigée par un plan divin caché dont le bolchevisme révèlerait la gnose politique. N’est-ce pas, à proprement parler une modernisation, sous la forme d’une sécularisation conservant cependant la transcendance, via la technique, de la destinalité sacrale de l’homme telle que la conçoit la religion orthodoxe ? Voilà pourquoi un observateur occidental d’opinion libérale comprenait cette modernisation comme un pastiche quand tout, en apparence, suivait la voie d’une industrialisation massive et rapide copiée à partir de modèles déjà éprouvés ailleurs ? Pastiche, en raison du rôle transcendant détenu par le prolétaire-idée dans l’agir du Politique au sein de l’utopie d’une société à accomplir sans plus de contraintes dues à la nécessité (ce que Moshe Lewin nomme la « nouvelle piété russe »[51]), lequel ne s’accorde jamais avec la logique immanente du déploiement de la science, de la technique et de l’industrie. Sous l’empire de leur nouvelle piété, celle du prolétaire-idée et de son incarnation politique en parti communiste, dans le verbe prophétique du léninisme, les Russes devenus les Soviétiques crurent pouvoir dominer politiquement, c’est-à-dire éthiquement, le déploiement de la techno-science. L’inverse s’imposa, c’est elle qui finit par les dominer, et par faire imploser le communisme réel.

IV. Communisme russe et modernisme (post)

Ce serait mésinterpréter et la techno-science et l’industrialisation que de les voir déliées du capitalisme, elles lui sont consubstantielles ; et la société communiste imaginée par Marx aussi, comme le communisme russe dans la croyance naïve en son pouvoir à la dominer n’en furent que des sous-produits. Industrialiser et produire, que ce soit au profit d’une classe ou d’une autre, des producteurs ou des détenteurs du capital, c’est, en fin compte, se tenir au centre du déploiement de l’objectivation pour laquelle le Capital, dans son essence de Calcul généralisé des dépenses et des profits, ouvre les possibilités pratiques de se réaliser en choses. Sa définition magistrale en fut donnée par Hobbes il y a trois cents ans, « La Raison (…) n’est rien d’autre que des comptes ». Vision prophétique qui trouverait à s’accomplir pleinement lorsqu'à la fin du XIXe siècle Cecil Rhodes, fondateur de l’industrie sud-africaine du diamant, en dessina l’horizon pratique en affirmant : « L’expansion, tout est là. Toutes ces étoiles (…) ces vastes mondes qui restent toujours hors d’atteinte ! Si je pouvais, j’annexerais les planètes ».[52] Aujourd’hui, il semble que l’aventure se prépare sérieusement.
Voilà qui nous remémore l’interprétation plus déductive de Hannah Arendt : « La notion d’expansion illimitée, seule capable de répondre à l’espérance d’une accumulation illimitée du capital, et qui entraîne la vaine accumulation de pouvoir*, rend la constitution de nouveaux corps politiques – qui, jusqu’à l’ère de l’impérialisme, avait toujours été une conséquence de la conquête – pratiquement impossible. En fait, sa suite logique est la destruction de toutes les communautés humaines, tant celles des peuples conquis que celles des peuples souverains*. »[53]
« Expansion illimitée », voilà bien le télos de la modernité du Capital et de son action incarnée en industrialisation, commerce et finance. Les communistes russes l’appliquèrent dans l’espace d’un empire politique clos qui en freina la marche. Partant, l’expansion communiste souffrait d’une tare constitutive, le primat du politique sur l’économique entraînant, de fait, et malgré toutes les proclamations quant à sa prochaine victoire, une faiblesse ontologique face à l’adversaire-modèle qui avait fait du primat de la valeur d’échange le principe de transvaluation de toutes les valeurs d’usage, de toutes les valeurs politiques et de toutes les valeurs éthiques. Le télos d’expansion illimitée du capital industriel a donc très vite rencontré en U.R.S.S. (et dans les pays de l’empire) des limites intangibles établies par le télos politico-social de la métaphysique du prolétaire-idée et de son utopie socio-historique. Face au capitalisme-modèle des États-Unis, le communiste russe s’enchaînait à des contraintes que son adversaire dépassait sans cesse en ce que le caractère essentiel (son essence) de sa téléologie ne se conforme (c’est-à-dire forme le monde) qu’au devenir de sa propre immanence se montrant sous trois hypostases : le capital comme profit, le travail comme instrument de la plus-value, le calcul financier comme mesure de toute valeur et le crédit généralisé comme nouvel esclavage de la convoitise. Aussi, d’une manière ou d'une autre, à un moment donné de son développement, le Capital rejette-t-il toute contrainte exogène d’ordre transcendantale qui viendrait à lui imposer des limites. Le Capital se déploie selon une modalité d’autofondation et d’autosuffisance parce que l’élément constitutif de sa dynamique, le profit monétaire lui sert de principe, d’argumentation logique et de fin, de mesure et d’échelle, et, de ce fait, légitime tous ses actes et toutes les valeurs qu’il prétend attribuer à l’agir humain : de la production des voitures à celle des œuvres d’art, de la santé à l’enseignement tout répond à des calculs comptables, tandis que l’homme lui-même, réduit aux seules fonctions de producteur-consommateur-chômeur, se jauge simultanément en termes de « ressources humaines », donc de quantités de travail positif (travail effectif) ou négatif (chômage, exclusion) et de pouvoir d’achat potentiel inclus dans une dette perpétuelle, le crédit.
Comme le rappelle Gérard Granel, dans le champ de l’économie politique, le Capital est une des incarnations de l’empire de l’infinité objectale mathématique, repoussant définitivement ce qui était déjà perçu comme un danger par Aristote affirmant : « Ce n’est pas l’infini qui commande »[54]. Cette remarque de Granel s’inscrit dans une reprise de l’analyse existentiale de la modernité inaugurée par Heidegger dans La Lettre sur l’humanisme et La Question de la technique où l’essence de la modernité est comprise comme : « […] le premier et le seul des systèmes d’idéalités apparus dans l’histoire où le sens même de l’idéalité soit donné par le concept d’infinité. »[55] Or, de ce système dont il était l’héritier Marx en fit la phénoménologie économique, faisant ressortir le rôle central du rapport du Travail au Capital que Granel reprend d’une manière synthétique en l’élargissant :
« […] la détermination centrale des société modernes est le fait qu’elles constituent des corps productifs, et que le concept central de toute analyse de la production est le concept de travail […] ; il faut d’abord éclaircir le caractère du travail moderne à partir de la caractéristique ontologique qui imprime sa marque à tous* les phénomènes modernes et que nous avons nommée infinité.* »[56]
On comprend pourquoi il ne saurait être question de donner la signature métaphysique d’une transcendance politique à quelque réalisation techno-industrielle que ce soit. Capital et Production ont sans cesse besoin de se renouveler pour accomplir le caractère ontologique de l’infinité qui les produit et les garantit. Cette infinité (que le calcul algébrique explicite parfaitement) implique technologiquement qu’il faille sans cesse détruire pour sans cesse reconstruire, sans cesse jeter pour sans cesse acheter, et que l’obsolescence doit se présenter avant même que le processus productif de masse soit achevé. C’est ce que nous montre admirablement l’art moderne (post) depuis la fin des avant-gardes[57], en particulier avec les installations fugitives et éphémères ou l’usage des images télévisuelles.
Quant on  a remarqué cela, l’essence infinie du Capital, alors on constate que le léninisme fut la négation, ou mieux la dénégation du statut ontologique de l’infinité. C’est pourquoi très tôt il signa la fin du communisme russe, au moment même où il se constituait comme onto-théologie politique, avant même que ses chefs, par une exceptionnelle intelligence et habileté tactiques, n’accédassent au pouvoir suprême. Une fois encore, le vers d’Homère nous apparaît dans sa vérité la plus crue : « Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre ».

Ce n’est donc pas le marxisme de Marx qui s’est effondré en 1989, mais quelque chose qui en avait le nom et en avait oublié la plus magistrale et essentielle leçon, le fétichisme de la marchandise et le monde comme somme des marchandises produites dans le monde : leçon où était déjà reconnu, certes sans encore en saisir l’origine métaphysique, la domination de l’infinité. Ce ne sont ni les sacrifices exigés par la démesure de son industrialisation, ni les gigantesques destructions de la soldatesque teutonne, ni les menaces du feu nucléaire ou de la guerre des étoiles qui, peu à peu, ont anéantis le communisme russe, mais sa propre destinalité dans le moderne, fût-elle celle d’une industrialisation souvent chaotique et mal articulée. A preuve que je ne cherche point à « épater le bourgeois » en ayant choisi le parti-pris d’une démarche paradoxale ; en effet, ne sont-ce point les hommes les plus au fait du devenir occidental, voire les plus occidentalisés du système soviétique, oserais-je dire, ceux qui, de par leurs hautes fonctions dans les services d’espionnage et, ensuite, au sommet de l’État, qui ont donné la pichenette qui consacra définitivement l’effondrement de l’empire ?[58]

Pour lors, c’est dans l’origine même de la chute que l’on peut à présent entrevoir le modernisme (post) dans le communisme lui-même comme devenir d’une « normalisation », celle de l’accomplissement de l’infinité dans un topos qui a eu pour nom U.R.S.S. C’est dans la modernité du communisme lui-même que se préparait l’advenue de son moderne (post) et la rupture des limites qui mirent fin à son existence.
Une fois encore il nous faut tourner le regard du côté des artistes, vers ceux qui furent les accoucheurs de la monstration de cette advenue ; non pas vers ceux qui ressassaient avec nostalgie les formes inventées par les avant-gardes des années 1910-1930 et qui subissaient les foudres d’un régime agonisant, mais vers ceux qui, au tournant des années 1970, intégrant par la dérision les icônes du réalisme socialisme (de la mimétiké du Beau, du Bon et donc du Vrai) — les artistes du Soc-art, le Pop-art soviétique — rendaient présent le passé comme advenir de la chute future.[59] Il y a là une différence notable d’avec les pays de l’Est où le moderne (post) s’est contenté soit de copier l’Occident contemporain selon un mimétisme vidé de sens, soit de faire appel aux avant-gardes de l’Entre-deux-guerres, soit en revenant à des thématiques traditionnelles paysannistes (portraits, paysages, impressionnisme agraire, icônes ou scènes religieuses). Seul le Soc-art soviétique et certains artistes d’Allemagne de l’Est passés à l’Ouest ont su assumer, c’est-à-dire dévoiler par leurs œuvres, cet héritage onto-théologique qui commandait le devenir de la chute prochaine. Or, si la majorité des élites, des intellectuels ou des artistes tentent présentement de refouler leur aveuglement en scellant dans l’oubli leur pleine participation à la vie sociale de leur pays communiste, il n’empêche, ce qui fut demeure une trace indélébile, car il n’est rien moins que le refoulement pour intensifier la présence en ce qu’« il est une des formes les plus vivantes de la mémoire. »[60]

Il m’a donc fallu recourir à ce long, voire tortueux détour généalogique par les fondements du moderne dans son rapport à l’archaïque, l’antique et au médiéval, puis par les fondements métaphysiques du léninisme pour renouer avec mon propos initial, avec l’autodépassement du moderne et ses ouvertures vers le post dans le topos russe. C’est donc à partir de cette déconstruction-reconstruction qu’il est possible d’entrevoir comment et pourquoi, là, en ce lieu, cet autodépassement procéda d’une crise de la représentation, un temps occultée (ou si l’on préfère refoulée), mais, à terme, impossible à éviter. En Russie, en Europe de l’Est, comme auparavant en Europe occidentale, c’est le sujet historique qui s’est trouvé incapable de poser quelque valeur transcendante que ce soit pour diriger son action, s’enthousiasmer, se surpasser pour le meilleur, l’héroïsme, pour le pire, le crime collectif. En effet, c’est la logique même de la technique et son utilitarisme qui y ont réduit le sujet historique à l’individu en le plaçant dans l’horizon de sens du produire, du consommer et du profit, fût-ce le profit du Parti-État, avec pour corollaire, un destin qui se confond avec l’appropriation des choses et les moyens de la mettre en œuvre. Une fois la téléologie de l’histoire effacée ou sécularisée dans les choses, une fois le devenir identifié à la fonctionnalité d’une gestion d’un éternel présent dirigée par la seule augmentation quantitative, en bref, une fois cette modernité accomplit à travers et contre ce qu’il y avait encore de politiquement archaïque dans le léninisme, il ne restait plus aux hommes qu’à se contempler eux-mêmes sans plus jamais se projeter dans un quelconque futur. N’est-ce pas ce que l’on voit aujourd’hui en Russie et en Europe de l’Est lorsque l’on constate combien la privatisation se confond avec la mise à l’encan de tout le bien public, de tout ce qui somme toute, les a fait modernes, tandis que la majorité de la population est exclue des bénéfices qu’aurait dû lui apporter ses précédents sacrifices.
Ce qui se déploya naguère en Occident et s’y réalise pleinement aujourd’hui, la fin du politique et la domination de l’économique, a touché le système communiste dès lors que la téléologie du politique se trouvait réduite à légitimer l’autoreproduction d’un pouvoir aux idéaux (aux valeurs transcendantes) devenus totalement obsolètes ou vidés de sens, face à une Technique qu’il avait contribué à mettre en place et à développer. Que l’agonie du pouvoir (celui du communisme réel) se soit prolongée longtemps après sa mort métaphysique, pourquoi s’en étonner si l’on accorde quelque crédit à l’analyse de Ruffin, lequel offre des arguments éclairant les zones d’ombres des stratégies mises en œuvre pendant des décennies par le monde occidental pour sauver le pouvoir soviétique au bord de la catastrophe chaque fois que se faisait sentir le besoin d’un ennemi crédible et à vocation planétaire, c’est-à-dire chaque fois que l’Occident devait remobiliser ses propres citoyens pour accélérer l’expansion de sa machine économique à travers sa recherche et sa production militaires ![61] En fin de compte, c’est avec le syncrétisme léniniste que s’est joué, dans un topos qui a eu pour nom U.R.S.S., l’épuisement ultime de la dernière version populaire de la philosophie politique et sociale des Lumières.
Les artistes du Soc-art ont rappelé (remémoré) que pour se réaliser à l’Est, et donc s’autodépasser en post, la modernité y avait pris la forme du syncrétisme léniniste où s’étaient engendré les plus fols espoirs de libération et d’émancipation des hommes, tandis qu’en leurs seins travaillaient déjà la simultanéité et la permutabilité des choses en l’immanence de leur objectivation infinie, réduisant à rien sa transcendance politique. Dorénavant la transcendance du prolétaire-idée nous apparaît dans son aveuglante lumière, dans le cheminement d’une tragédie souvent héroïque certes, mais aussi parfois grotesque ou pis, dérisoire, où pourtant s’est jouée l’ultime mort de Dieu.
Ce qui suivit la chute de 1989-1991, à savoir les églises pleines du postcommunisme, les processions démultipliées, les bénédictions de tout et n’importe quoi, ne sont que le versant bigot des plus démunis, des ratés de la transition vers la société de consommation. Les autres, dans le grand enthousiasme de la marchandise-reine harmonisent dans les plus obscènes mises-en-scène les paraboles évangéliques et les gestes rituels avec la justification du plus sauvage des capitalismes.

Claude Karnoouh
Première version 2000
Reprise, réécrite et augmentée février 2015





* Le lecteur retrouvera dans cet essai des éléments d’analyse du communisme et du  postcommunisme qu’il a peut-être déjà lu dans certains de mes ouvrages, livres et essais précédemment publiés. J’ai pensé qu’il me fallait en finir avec cette dispersion et les rassembler sous la forme d’une synthèse que je pense définitive.
* C’est moi qui souligne.
[1] Cité in Alfred W. Crosby, La Mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600), Allia, Paris, 2003 (édition originale, The Measure of Reality : Quantification and Western Society, (1250-1600), Cambridge University Press, 1997). Cf. p. 166. A ce propos il convient de signaler que cet ouvrage représente à coup sûr la meilleure synthèse historique de cette thématique essentielle à la compréhension de l’originalité du devenir de l’Occident.
[2] Voilà une citation qui illustre parfaitement le sens tel qu’il était entendu à l’aube de la modernité :
« Les anciens, Monsieur, sont les anciens; et nous sommes les gens de maintenant. » in, Molière, Le Malade imaginaire, II, 7.
[3]Hannah Arendt Condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, Paris 1961. Cf. chap. I, « La condition humaine ».
[4] Ces deux citations illustrent l’état d’esprit d’un auteur qui tenait avec les Anciens :
« On ne saurait en écrivant (...) surpasser les anciens que par leur imitation (...) »
« Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes (...) », in La Bruyère, Les Caractères, I, 15.
[5] « Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille », j’ai choisi la traduction de Frédéric Mugler, Actes Sud, 1995, comme la plus proche de l’expression grecque.
[6]Johannes Lohmann, « Mousiké et Logos », in Mousiké et Logos. Contributions à la philosophie et à la théorie musicale grecques, T.E.R, Mauvezin, p. 13.
[7]Ibidem.
[8]Martin Heidegger, Aufenthalte, Vittorio Klosterman, Frankfurt am Main, 1989. Dans la traduction française de François Vezin, Séjours, Éditions du Rocher, Paris 1992. Cf. notes du traducteur, « Pindare chante », pp. 107-108.
[9]Ibidem.
Je rappelle pour mémoire que dans notre contemporanéité se sont les grands poètes lyriques et métaphysiques qui ont conservé la volonté à chanter propre à la langue.
[10] Cf. Claude Karnoouh, Vivre et survivre dans la Roumanie communiste, Rite et versification chez les paysans du Maramureş, L’Harmattan, Paris, 1998. Paru en roumain, Cluj, Dacia, 1999.
[11] André Malraux, Les Voix du silence, Gallimard, Paris, 1963, p. 499. Bien sûr il s’agit de l’art populaire occidental. En Europe oriental cela durera encore un demi-siècle.
[12] Cf. Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste… » in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000.
[13] Il n’est pas sans intérêt de signaler ici l’intuition de Flaubert qui, dans L’Education sentimentale, donne au magasin de reproductions de gravures et de tableaux de Monsieur Arnoux, le nom de, A l’art industriel. Thématique que trois-quarts de siècle plus tard Walter Benjamin théorisera dans son essai sur « L’art à l’époque de la reproduction technique ».
[14] Il y a là ce que Tosel relève, les « limites de la réserve éthique » chez Kant., tel que l’idéal de Raison et de Progrès occulte chez Kant « la mauvaise conscience de la catégorie juridique » qui, en dernière instance, attribue à l’ordre juridique la défense de la propriété privée « comme rapport essentiel à la nature ».Cf. André Tosel, « La fondation de la catégorie juridique chez Kant », in Démocratie et libéralisme, Edit. Kimé, Paris, 1995, pp. 91-119, cf. p. 119.
[15]On peut indiquer quelques jalons importants qui marquent le décours, fût-il parfois contradictoire, de ces interprétations. Depuis l’École de Francfort, avec Adorno, (Dialectique négative, Minima Moralia), mais surtout, depuis Heidegger (Nietzsche, Brief über Humanismus, Die Frage dem Technik ) — et ce malgré leurs différentes interprétations de la métaphysique comme histoire de la philosophie —, on a tenté de définir l’époque commençant avec la Première Guerre mondiale comme le temps du déchaînement de la domination de la technique, avec toutes une séries d’éléments et phénomènes adjuvants qui la manifeste de plus en plus clairement.
En 1967, Guy Debord publie La société du spectacle, texte dans lequel il détermine le sceau social de cette domination absolue en explicitant la relation qui unit dans le Politique le fétichisme de la marchandise à sa mise en scène publicitaire. Dès les années suivantes, ce travail sera poursuivi par Jean Baudrillard, Le Système des objets (1968), puis par La Société de consommation (1970), Le Miroir de la production (1985), La Transparence du Mal (1990). On rencontre encore plusieurs auteurs importants qui, chacun à sa manière, rapportent cet état de transhistoricité ou de nihilisme des valeurs : Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne (1982), Gianni Vattimo, La fine della modernitá. Nichilismo ed ermeneutica nella cultura post-moderna (1985), Remo Guidieri, Cargaison (1991), Clément Rosset, Le Monde et ses remèdes (1964) et Le réel et son double (1976), Philippe Forget, L’Homme machinal (1992), enfin, et non le moindre, Gérard Granel, Écrits logiques et politiques (1992) et Études (1995). Il convient encore d’ajouter à ces réflexions celles d’un ouvrage démontant les sources du nihilisme contemporain, Critique de la raison cynique (1983) de Peter Sloterdijk, et, à coup sûr, ne pas omettre l’article fondamental de Rainer Shürmann, « Anti-humanism. Reflection on the Turn Towards the Post-modern Epoch », in Man and the World (1979), n°2, pp. 160-177. Mais, à tout seigneur tout honneur, le précurseur philosophique de la pensée du moderne-(post) demeure incontestablement Nietzsche, en particulier dans des aphorismes de 1872, 1873, 1875, rassemblés dans une publication posthume sous le titre, Das Philosophen Buch, traduit en français par Angèle Kramer Marietti, Le livre du philosophe (1966).
[16]Conjonction de coordination qui sert à lier les parties du discours, les propositions ayant la même fonction ou le même rôle.
[17]Cf. Gérard Granel, “ Les années trente sont devant nous ”, in Études, Galilée, Paris, 1995.

[18]Cf. Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie », in Post communisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000.
[19]Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, La Comparution (politique à venir), Christian Bourgeois, Paris, 1990.
[20] La Comparution, op. cit., p. 12.
[21]Kostas Axelos, Marx penseur de la technique, Minuit, Paris 1961, p. 24.
[22]Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 13.
[23]Kostas Axelos, op. cit., p 24.
[24]Giovanni Gentile, La Philosophie de Marx. Études critiques, (édition bilingue) T.E.R., Mauvezin, 1995, dans la traduction de Gérard Granel et André Tosel. Voir encore l’introduction d’André Tosel.
[25]Nicolas Berdiaev, Source et sens du communisme russe, op. cit. Voir aussi en complément, The Russian Revolution, Sheed and Ward, New York, 1931, Republié en 1961 par Ann Arbor Paperback.
[26] C’est à cette époque, antérieure à Pierre le Grand, que les historiens occidentaux partisans d’une interprétation fondée sur l’« éternelle Russie » font appel. Croyant ainsi lutter contre les slavophiles, ils ne font qu’en confirmer, fût-ce en négatif, les convictions. Aujourd’hui Soljenitsyne illustre parfaitement ce rêve d’une Russie éternelle, corrompue par le moderne, et qui, de fait, en termes positifs représente une éternelle Russie autocratique et inchangée à qui d’autres attribuent une valeur négative.
[27]The Russian Revolution, op. cit., p. 4. Ce débat appartient à la plupart des pays d’Europe centrale et orientale où, avec l’avènement de la modernité, s’articulent des systèmes culturels et politiques s’appuyant sur une tradition objectivée en savoirs : populisme hongrois, « protochronisme » roumain, etc. Cf. Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie, Arcantère, Paris, 1990.
[28]Nicolas Berdiaiev, Source et sens du communisme russe, op. cit., p. 143.
[29]Ibid., p. 144.
[30]Pierre Pascal, La religion du peuple russe, L’Age d’Homme, Lausanne, 1973.
Claudio Sergio Ingerflom, « Communistes contre castrats (1929-1930) », introduction à l’ouvrage de Nicolaï Volkov, La Secte russe des castrats, Les Belles lettres, Paris, 1995.
* C’est moi qui souligne.
[31] Nicolas Berdiaiev, Source et sens du communisme russe, Ibidem.
[32] Ibidem, pp. 144-145.
[33]Ibidem., p. 165.
[34] En effet, c’est l’idéalité communiste qui est balayée en Chine par exemple, et non, bien évidemment, l’élite politique et souvent économique toujours rassemblée dans et autour d’une institution qui a pour nom : PCC, Parti communiste chinois.
[35]Cette fidélité apparaît plus clairement encore dans les débats sur la constitution de la doxa du réalisme socialiste. Cf. Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie », in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000.
[36]Nicolas Berdiaev, loc. cit.
[37]Ibid., p. 211.
[38]Cf. Victor-Louis Tapié, Monarchies et peuples du Danube, Fayard, Paris, 1964.
[39] Je ne parle pas ici des premières élites bolchevistes connues pour l’ascétisme de leur vie privée.
[40]Nicolas Berdiaev, ibid., p. 185.
[41]Ibid., p. 191.
[42]Si certains philosophes ont défini le christianisme comme un néoplatonisme populaire, alors on peut tout autant, voir  le prolétaire-idée comme l’ego transcendantal un kantisme populaire.
[43] Cf., Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen-Âge, edits. du Seuil, Paris, 1975
[44] Roger Bacon n’avait pas dit autre chose lorsqu’il affirmait en 1263 que « les mathématiques représentait le chemin d’accès à toutes les sciences », în Jean Gimpel, op.cit., p. 171.
[45]Ibid., p. 192.
[46]Ce sont aussi à ces conclusions qu’aboutissent les méditations de Hannah Arendt sur la modernité. De semblables conclusions sont encore l’aboutissement des recherches de Simone Weil développées dans ses Considérations sur la liberté et l’oppression humaine, Gallimard, Paris, 1949.
[47]Remarquons ici que le libéralisme est aussi marqué par des négligences colossales dans la gestion des techniques : pannes d’électricité étasuniennes, ruptures du système électrique des trains en France dès que les températures baissent trop, déraillement des trains en Grande-Bretagne, catastrophe chimique en Inde. Mais d’aucuns savent l’origine de ces dysfonctions : le moindre coût de la sécurité pour le plus grand profit.
[48]Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 193.
[49]Joseph Roth, « Sur la Volga jusqu'à Astrakhan », paru dans la Frankfurter Zeitung, le 5 octobre 1926).*C’est moi qui souligne.
* C’est moi qui souligne.
* C’est moi qui souligne.
[50]Victor Boret, Le Paradis infernal (U.R.S.S. 1933), Paris, 1933, pp. 85-86.
[51] Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris, 1987.
[52]Cité par Hannah Arendt, Les Origines du capitalisme : L'impérialisme (1951), Seuil, 1982, p. 13.
* C’est moi qui souligne.
* C’est moi qui souligne.
[53]Ibid., p. 56.
[54]Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous », in Les Temps modernes, février 1993, p. 65. Réédité dans l’ouvrage Études, Galilée, Paris, 1995.
[55]Ibid., p. 65.
*Italique dans le texte.
*Italique dans le texte.
[56]Ibid., p. 69.
[57]Claude Karnoouh, « La fin des avant-gardes et le triomphe du marché », in Adieu à la différence, Arcantère, Paris, 1993. (roumain, deuxième édition, Idea, Cluj, 2001)
[58]Parmi les anecdotes que rapporte le politologue américain d’origine roumaine Vladimir Tismaneanu, j’ai noté celle-ci. Interrogeant en 1995 un ex-dignitaire du parti communiste bulgare, il lui demanda : « Si en 1989 il croyait encore au communisme. « La réponse de cet ex-grand apparatchik est éclairante ; « Quoi ! Vous me prenez pour un imbécile ! » Cf, Libéralisme et antilibéralisme en Europe de l’Est, conférence donnée à l’Université de Cluj (Roumanie), le 27 mai 1996.
[59]Boris Groys, « A la recherche du pouvoir artistique perdu », in L’Art au pays des Soviets, Les Cahiers du musée national d’art moderne, N°26, Hiver 1988, Paris, Centre Georges Pompidou.
[60]Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Essais, Seuil, Paris, 1970, pp. 138-139.
[61]Jean-Christophe Ruffin, La Dictature libérale, Jean Claude Lattès, Paris, 1995.

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