La « Cancel Culture » et quelques brèves remarques sur la pensée de l’histoire, de la politique et de la culture
« Toute opposition qui prend la forme d’un anti, pense dans le même sens que ce contre quoi elle est »
Martin Heidegger, Parmenide, [Geasamtausgabe, band 8, S. 43, Frankfurt am Main 1992 (seconde édit)]
Un phénomène culturel semble embraser tant le monde intellectuel que médiatique. Dans le nouvel idiome « globish », cela se nomme « Cancel Culture ». En deux mots, il s’agit d’éliminer des programmes d’enseignement, du monde de l’édition comme de l’industrie du spectacle un ensemble d’œuvres jugées incompatibles avec de prétendues valeurs sociales célébrées aujourd’hui : antiracisme, hyper-féminisme, pro-LGBTQ, droit-de-l’homme, etc. Valeurs qui se donnent comme le bon, le vrai et le beau dans la conscience occidentale. Valeurs qui font l’objet de débats sans fin sur les campus universitaires, dans les séminaires, dans les médias main stream. Mouvement dont on devine le ressort en son fond : l’anachronisme, véritable débâcle de la pensée sociologique, philosophique et historique contemporaines sur lequel il nous faut nous pencher.
À l’évidence, l’anachronisme est l’une des tares analytiques et interprétatives qui, depuis longtemps déjà, corrode les descriptions et les interprétations de nombreuses humanités. On rencontre cette tare aussi bien en histoire qu’en sociologie, en anthropologie qu’en philosophie. Je pense que cette manière d’aborder le réel dans ses diverses incarnations théoriques ou pratiques ‒ histoire de la pensée, sociologie et philosophie de l’agir politique et social ‒, trouve ses plus profondes racines dès la naissance des États détenteurs du monopole de la parole politique, c’est à dire dans la construction d’une argumentation de la parole étatique comme unique vérité transcendante, comme énonciation du beau, du bon et du vrai. Or, les États tiennent des discours historiques anachroniques parce qu’il leur faut impérativement constituer un sens historique au sein d’une série d’événements qui magnifient l’État présent. En d’autres mots ‒ dans un esprit plus hégélien ‒, une sélection d’événements dialectico-logiques doit confirmer l’accomplissement d’un aujourd’hui de l’État. Or, si d’un point de vue poétique et mythique cet anachronisme peut donner des œuvres exceptionnelles (par exemple, le théâtre classique français ou romantique allemand) et construire ainsi un véritable patrimoine culturel d’une ou plusieurs cultures (par exemple, l’Enéide et son pendant baroque, Didon and Æneas), dès qu’il s’agit directement de politique, l’anachronisme des valeurs éthiques, sociales ou culturelles du présent rétro-projetées sur le passé, y compris parfois vers un passé fort reculé, n’engendre au bout du compte qu’une seule chose : le simplisme et la paresse d’esprit, comme les journalistes nous en donnent quotidiennement des exemples presque parfaits, et de manière plus générale et plus radicale, le nihilisme moderne.
Dans sa célèbre introduction à la Tyrannie de Xénophon, Leo Strauss avançait cette proposition de méthode, à savoir que pour commenter et donc comprendre les Grecs, il faut tenter de les penser comme ils se pensaient eux-mêmes. Les gens dont on questionne les pensées et les comportements ne sont pas des objets inertes, mais des sujets autant que celui ou celle qui questionne. Ensemble, ils interagissent. C’est pourquoi il convient d’insister sur le fait que l’interprétation n’est pas explication. Il s’agit plutôt de commenter le déploiement d’une pensée ou, oserais-je avancer, tenter de penser comme l’autre se pense lui-même. Vaste programme ! En effet, quel intérêt y aurait-il à penser la société médiévale européenne dans le cadre conceptuel d’aujourd’hui quand la majorité des gens ont perdu tout rapport authentique à la foi chrétienne ? Si l’on s’aventure sur le terrain des pratiques politiques, morales, sociales, religieuses et si, comme beaucoup se le permettent, on pense ces domaines chez les Grecs, les Romains, les Arabo-musulmans de l’âge d’or de la civilisation à l’aune du XXIe siècle occidental, on avance sur un terrain tout bonnement grotesque, vicieux, malhonnête et l’on sombre dans la moraline à deux sous. Ainsi, lors de cours universitaires, j’ai entendu des étudiantes dénoncer le machisme de Platon, l’esclavagisme d’Aristote, l’obscurantisme des scoliastes médiévaux, la misogynie de Napoléon, l’absence de démocratie de l’orthodoxie russe ou la barbarie des pratiques rituelles de certains peuples primitifs. Si nous prenons le thème du droit des animaux, très à la mode aujourd’hui, il nous faudrait condamner irrémédiablement Descartes, parce qu’il a proposé une conception totalement mécanique des animaux. Dans ces têtes de linottes, le bien, le beau et le bon se tiennent toujours dans leur réalité la plus immédiate, auquel tout le passé et toutes les cultures autres qu’occidentales doivent être rapportées, sinon à passer pour irrémédiablement antihumanistes, islamistes, fascistes, nazies, etc…. Cette apophase de certaines valeurs culturelles ‒ dont certaines proviennent de l’humanisme classique ‒ offre l’une des nombreuses illustrations modernes et surtout postmodernes du nihilisme ou, si l’on préfère ‒ dans l’optique d’un néokantisme de caniveau ‒, l’une des nombreuses illustrations du « progrès ».
En dépit de permanences culturelles repérables, le changement à une vaste échelle historique semble le trait structurel caractéristique de l’Occident, à tout le moins depuis le monde gréco-latin christianisé, quand s’installe la pensée du calcul mathématique de la fin des temps comme signe de l’advenue du Salut et de la Parousie lors de l’Apocalypse. Cet état est propre aux désordres du monde divin et aux changements qui concernait la société composée de polis indépendantes et que les grecs anciens abordaient par la tragédie avec le concept de krisis (du verbe krinein). Krisis signifiant un choix, un jugement et une décision qui ne requière pas de preuves. Ce moment-là est donc intimement lié au kairos, le moment opportun qui appelle une décision, un choix. Cet état de krisis comprend le passé, le présent et l’avenir présupposé permettant de choisir l’action positive envisageable… On pourrait aussi avancer, dans le cadre de la dichotomie lévistraussienne, peuple sans histoire/peuple avec histoire, qu’il est là le sceau même de l’histoire. L’histoire non pas en tant que discours sans corrélation sur une suite de divers événements réels ou non, mais bien comme conscientisation du devenir dans la provenance du passé et du futur, et de l’intelligence du passé dans le déploiement du futur. Il s’agit donc de l’histoire même en tant que narrativité d’un changement objectif et subjectif, opposé en cela au mythe, qui est la narration même de l’immobilité de la communauté dans l’« éternel retour du même », une pensée inscrite dans le futur antérieur.
L’effort de dépaysement exigé pour toute recherche sur le passé ou sur la différence culturelle exige également un véritable effort d’érudition. Cette recherche exige conjointement un effort de prudence, de retenue, d’humilité. Sans cette modestie, l’expérience existentielle dans les idiomes disparus n’est plus directement perceptible autrement qu’au travers du filtre de l’écriture. Concrètement, dans son rapport à l’altérité, l’anthropologue ne passe pas le temps suffisant sur le terrain pour percevoir dans l’énonciation spontanée des indigènes tous les arcanes et tous les dédales d’une sémantique multiforme de la langue. Celle-ci est parfois totalement éloignée de nos systèmes de sens, sans tradition glossématique et d’exégèse pour nous éclairer. Voilà pour une rapide mise-au-point sur nos coutumes d’actualisation.
La frénésie de la « Cancel culture »
À l’évidence, un esprit quelque peu lucide et détaché des frénésies de la mode ne peut que constater combien le monde intellectuel et universitaire occidental est plongé aujourd’hui dans une très profonde crise. Une crise de sa civilisation, de son passé, de ses valeurs, incluant ses crimes que ce monde intellectuel refuse effectivement de penser, sauf dans une suite infinie de repentirs, or ces repentirs jouent comme autant de simulacres de compassion politique permettant d’oublier que l’essence propre du politique demeure la violence. En effet, il n’est pas d’histoire d’un peuple, d’une nation qui ne soit jalonnée de crimes plus ou moins massifs. C’est même l’expression la plus courante de la nature de l’homme-homme que d’être un être pour la violence, pour la guerre (Sein zum Krieg), dont l’histoire pourrait se résumer à « l’extermination de l’homme par l’homme », comme le soulignait Heidegger dans son commentaire de Marx sur la lutte de classe. Sous prétexte de lutter contre les injustices de l’histoire ou de la politique – et elles sont innombrables –, diverses communautés vivant en Occident, et plus massivement les Noirs étasuniens ‒ mais aussi des Blancs, car le mouvement vient des États-Unis ‒, se sont érigés en censeurs culturels. Ils affirment donc que seuls les œuvres des ex-colonisés ou des ex-esclaves peuvent dorénavant avoir pignon sur rue. À y regarder de près, ce mouvement appartient, quoiqu’il fasse l’objet d’une totale dénégation, entièrement à la culture occidentale. En effet, les idées d’antiracisme sont nées au cœur même de l’Occident dominateur dans une dialectique de l’action/réaction. C’est le général Giap qui, dans l’année qui suivit Dien-Bien-Phu, interviewé sur la force de sa détermination combattante anticolonialiste, répondit au journaliste français : « J’ai tout appris dans les écoles françaises, Liberté, Égalité, Fraternité » ! Aussi est-il une arrogance ethnocentrique qui se dissimule sous le souci de rendre justice aux peuples colonisés par les divers pouvoirs d’Europe occidentale. Cette arrogance perverse s’auto-désigne par « Cancel culture » ou « culture de la révocation ».
Comme une traînée de poudre s’embrasant de toutes parts, sur les campus américains, anglais et français, s’élèvent des demandes de censures de la part d’étudiants, généralement soutenus par des enseignants. Ces exigences de censures portent sur des œuvres littéraires, cinématographiques ou musicales. Elles appellent à des exclusions d’auteurs, voire des démolitions de statues, à des destructions de peintures jugées soit politiquement incorrectes, soit inconvenantes. Ces œuvres porteraient atteinte à la dignité des personnes, propageraient le racisme, le machisme, l’homophobie, la pédophilie, etc. Ces appels à la censure tiennent pour acquis que ces œuvres ne correspondent plus aux codes de valeurs de notre temps, temps postmodernes, plutôt posthumanistes et posthistoriques. Fait tout aussi notable, ces appels iconoclastes sont relayés à longueur de journée par les médias main stream, d’habitude très critiques lorsque de tels appels émanent du monde musulman en guerre, comme la démolition des Bouddhas d’Afghanistan par les Talibans, ou celles des ruines gréco-romaines de Nimroud et Hatra par les combattants de Daesh. Serions-nous face à un nouvel épisode d’iconoclasme ?
Certes, le mouvement d’élimination de la culture européenne avait commencé plus de trois décennies auparavant avec le mouvement philosophique « Black Athena » qui affirmait que toute la philosophie grecque avait pour origine des Noirs du Sud de l’Égypte. Cette assertion avait été dénoncée comme une imposture par l’une des meilleures hellénistes étasuniennes, Mary Lefkowitz, qui y voyait la mise en place d’une mythologie en lieu et place de l’histoire. À cette époque, le mouvement n’était pas directement parti des États-Unis, mais de la France, né de la polémique sur les travaux de Cheikh Anta Diop. Ce n’est pas ici le lieu de développer le vaste champ historique ouvert par ces assertions controversées, qui sont suggérées par des références à l’Égypte rapportées dans l’œuvre de Platon, qui y aurait fait un voyage (Gorgias, 511d ; Phèdre 275b ; Lois VII, 799 a-b). Pour l’ancienneté de ces assertions, il ne faudrait point oublier les imprécations de William Blake contre ces « voleurs d’Homère, Platon et Cicéron » ! Pour notre propos, on se doit de rappeler ceci : si cette dispute cherchait, parfois maladroitement, à rendre à la négritude une dignité que la dure loi coloniale et jacobine française avait imposé à ses territoires africains, il n’empêche qu’à l’époque aucun de ces auteurs, Diop ou Bernal, ne songeait à exclure, voir à censurer les œuvres de Platon ou de Cicéron. Tout a brusquement changé au cours de la dernière décennie. Dorénavant, le déploiement de la pensée indigéniste et racialiste, liée intimement au néo-féminisme radical, au mouvement politique LGBTQ, au écoles décoloniales, implique leur rejet pur et simple au nom de la lutte contre le racisme, le machisme, le colonialisme. À la trappe donc Shakespeare à cause du méchant Iago quelque peu foncé; à la trappe Beethoven parce que « la cinquième symphonie manifesterait la suffisance raciste et arrogante du blanc patriarcal » (sic !). Bien sûr, Gone with the wind, mais encore Faulkner, le génial écrivain du Sud parce qu’il est raciste. Et puis les néo-féministes radicales ont voulu faire ôter des cimaises du MMA un tableau de Balthus, Thérèse rêvant, jugé trop inspiré sur des fantasmes sexuels masculins !! Mieux encore, sous la pression des étudiants, l’administration de l’Université UCLA a débaptisé le bâtiment des sciences humaines, y arrachant du fronton le nom du très grand anthropologue que fut Kroeber. C’est pourtant lui qui fit sortir de captivité et qui hébergea Ishi, le dernier indien d’une tribu californienne, les Yahi. Il le soigna, s’entretint longuement avec lui pour tenter de comprendre sa culture, sa langue, ses croyances. Ces nouveaux barbares de la « Woke culture » (je n’ai pas d’autres mots pour les décrire) ont pris pour prétexte qu’en l’absence de Kroeber, Ishi avait été transporté à l’hôpital pour soigner une tuberculose sans son consentement ‒ or Ishi parlait très peu l’anglais. Censure scandaleuse et qui l’est d’autant plus que Kroeber, de par ses travaux de démographie historique sur les populations amérindiennes, avait démontré l’ampleur des génocides dont toutes les tribus d’Amérique du Nord et toutes les confédérations de peuples amérindiens avaient été les victimes au cours des quatre cents ans de la conquête blanche. Au mois de Septembre 2020, entraîné par le mouvement anglo-saxon, des activistes du mouvement décolonialiste français réclamèrent à corps et à cris le déboulonnement des statues de Colbert et de Voltaire, parce qu’ils soutenaient l’esclavage des Noirs. Puis celle de Napoléon, parce qu’il réinstaura l’esclavage dans les Antilles françaises en 1803 et qu’il fit emprisonner au fort de Besançon le libérateur de Saint Domingue, le général noir Toussaint-Louverture. Le Président Macron, dans un surprenant sursaut de jacobinisme, déclara qu’une réévaluation de l’histoire est l’activité normale, salutaire et légitime du chercheur. Ce n’est toutefois pas en effaçant les traces matérielles que l’on peut la réévaluer car, pour l’essentiel, il ne faut pas confondre le point de vue moral et l’interprétation du point de vue de la politique ! J’ajouterais, de manière plus réaliste, que ce n’est pas les principes moraux qu’il faut d’abord réévaluer car, malheureusement, ils ne font pas revivre les morts. Si réévaluation il y a, celle-ci doit porter sur l’interprétation des principes œuvrant dans le mouvement même de l’histoire de la politique du passé. Ce n’est donc pas en substituant une statue, un tableau, une œuvre musicale, un livre de philosophie à d’autres produits artistiques et intellectuels nouveaux que nous comprendrons mieux le cours tragique de l’histoire. C’est au contraire en les additionnant, en saisissant les contradictions ou les impasses que le devenir peut être rendu plus intelligible. S’il est vrai que les hommes font l’histoire, ils la font sur le moment sans en savoir les implications les plus profondes. On ne peut donc déployer une pensée analytique et critique sans calme intérieur ; pour réévaluer le cours d’une histoire, toujours tragique, il faut impérativement l’entreprendre « sine ira et studio ».
Ainsi en ce premier quart du XXIe siècle, partie du centre de l’impérialisme économique, politique, militaire et culturel ‒ les États-Unis ‒, on perçoit une volonté non seulement de relire et réécrire l’histoire à l’échelle de la modernité tardive, mais, plus encore, on pressent la tentation de l’abolir. Certes, le phénomène en son essence n’est guère une nouveauté. On le perçoit de manière explicite, au moins depuis la Révolution française de 1789-1803, et les États-Unis n’ont jamais rien fait d’autre que d’amplifier au centuple l’histoire européenne. Toutefois, des spécificités s’y sont développées en raison de l’idéologie qui a sublimé et légitimé la colonisation. Une lecture particulière du discours biblique est nécessaire. Face à une Europe déchirée par d’incessantes guerres de religions, la conquête américaine du Nord du continent, un pays quasiment vide d’habitants pouvait s’apparenter à la conquête de la terre promise, d’une nouvelle Jérusalem, à la fois terrestre et céleste. Ce territoire semblait vierge de véritables êtres humains, les Amérindiens n’y étant que des sauvages « maudits » par Dieu, puisqu’ils refusaient de travailler comme esclaves. Il a donc fallu importer des Noirs d’Afrique : esclavage justifié jusqu’à la guerre civile, y compris par les libéraux, comme l’avait noté finement Tocqueville. C’est cette histoire que nous renvoie les États-Unis, alors que dès le début du XIXe siècle les Anglais interdisaient le commerce des esclaves et que jamais sur leur sol comme sur celui de la France l’esclavage ne s’y pratiqua depuis la fin du Haut-Moyen-Âge. Une anecdote illustrera bien mieux mon propos. En 1917, les soldats noirs de l’armée étasunienne venue en France combattre les Teutons obtinrent d’être commandés par des officiers français et de combattre aux côtés des troupes indigènes, les tirailleurs sénégalais. La République avait certes de nombreux défauts, mais pas celui de l’apartheid sur son sol : on ne séparait point les gens selon la couleur de leur peau dans les transports en commun, ni dans les cinémas, les cafés ou les restaurants, ni encore aux toilettes ou chez les coiffeurs. Sur le sol français, mais aussi italien et allemand, cette histoire ne nous concerne pas.
Cependant, en dépit de cet aspect de l’histoire coloniale de laquelle nous sommes absents, convient-il d’examiner d’autres mouvements de destructions d’œuvres d’art, de littératures, de philosophies du passé dont l’origine se trouveraient au Moyen-Orient et en Europe ? Il semble que oui, et depuis longtemps ! Le monde méditerranéen, puis européen et enfin étasunien en sont les témoins privilégiés. Pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour les peuples dont des œuvres majeures furent détruites par les pouvoirs coloniaux sous prétexte qu’elles ne s’accordaient pas avec les croyances des vainqueurs. Comme le disent aujourd’hui les activistes de Cancel culture, il s’agissait de détruire les œuvres qui ne s’harmonisent pas avec la morale de leur temps ! Premier cas célébrissime, l’incendie de l’immense bibliothèque d’Alexandrie par des chrétiens radicaux. Deuxième cas tout aussi célèbre, la crise iconoclaste où, hormis dans le monastère de Sainte Catherine du Sinaï, il n’est plus d’icônes antérieures à 843 ! Pertes irréparables pour l’histoire du premier christianisme… Destruction des temples païens ou hérétiques, de leurs peintures, mosaïques et statues, sauf à Ravenne. Plus tard, destruction de la statuaire chrétienne médiévale par les Bogomiles et les Protestants. Destructions massives de nombreuses représentations religieuses, y compris les tombeaux des rois dans la basilique de Saint Denis pendant la Révolution française. Destructions dues à toutes les guerres jusqu’à 1945. Destructions de la statuaire et des codex aztèques et mayas, et de très nombreuses poteries sacrées incas par les conquistadors chrétiens. Et last but not least, destructions ou vols de statues et d’objets rituels en Afrique noire et en Océanie. Voilà qui fait une masse gigantesque de chef-d’œuvres. L’Europe n’a pas été avare de Cancel culture. Et même sans guerre de classes ni racialisme, la destruction semblait normale. Aussi, pour prendre un dernier exemple célébrissime, je me permets de rappeler que le Pape Jules II voulant refaire les chambres qui jouxtaient la Sixtine confiée à Michel Ange, demanda à Raphaël de les décorer à nouveau en y détruisant les fresques précédentes, œuvres de Fra Angelico !
Détruire pour refaire ou rééditer, c’est cela l’histoire de l’Occident avant la frénésie de la conservation de tout et n’importe quoi, de la moindre cuiller de bois d’un village perdu dans la montagne, aux jouets et aux motos à la modela veille dans les familles bourgeoises. Démolir pour reconstruire est le lot de l’Occident, ces actions se tiennent même à la source de cette frénésie de changement qui caractérise l’Europe occidentale depuis au moins la chute de l’Empire romain. Ainsi, l’histoire nous montre comment des œuvres musicales et littéraires de grande valeur tombèrent en désuétude, oubliées pendant des siècles pour parfois resurgir longtemps après leur disparition du répertoire. Lorsque le christianisme devint religion de l’Empire romain, on peut affirmer qu’avant la lettre l’Europe était devenu le champ de ruine de la grande culture classique païenne, une proto-version de la Cancel culture ! Il en a été de même lorsque la philosophie fut interdite en Grèce et l’Académie fermée par décret impérial. Donc, le phénomène en soi n’est guère nouveau, comme le pense naïvement les activistes de la Cancel culture. Sauf que celle-ci ne s’applique pas aux païens, aux protestants opposés aux catholiques ni à ce que les nazis définissaient comme la culture juive ‒ allant jusqu’à bannir l’un de leurs plus importants poètes du romantisme allemand, Heine ! Aujourd’hui, le bannissement concerne tout ce que l’homme blanc, en général hétérosexuel, a produit. À l’échelle d’une histoire humaine de l’écriture qui commence pour l’Occident à Ur aux environs de la fin du IIIe millénaire avant notre ère, la quantité d’œuvres est gigantesque. Les censeurs (et les « censeuses » ! concession à la féminisation de la grammaire) vont avoir fort-à-faire, car il s’agit bien de tout notre héritage culturel jusqu’en Inde. Même les bolcheviques, accusés de tous les crimes culturels parce qu’ils voulaient faire du « passé table rase » ‒ et qui ont parfois démoli des œuvres patrimoniales, églises et icones ‒, ont malgré tout toujours défendu la valeur de tout l’héritage antique, classique, romantique et prémoderne ‒ dussent-ils, il est vrai, manifester après les années trente une aversion certaine pour le moderne postimpressionniste et les arts abstraits.
Ce mouvement de cancel culture a démarré aux États-Unis à partir d’un féminisme exacerbé et dans une société depuis longtemps racialisée à l’extrême. Société où l’on manipule à contresens le concept de patriarcat quand on sait, comme nous l’avait enseigné Marx, que le capitalisme et son salariat généralisé avait tué précisément le système patriarcal issu du monde ruralo-médiéval. Cela n’a guère d’importance pour ces Savonarole de cours universitaires, pour ces pétroleuses de salons et de campus universitaires. L’essentiel, et cela se devine aisément, étant de prendre le pouvoir pour se substituer aux hommes blancs, hétérosexuels. Il s’agit bien de refaire la même société avec un autre sexe et/ou une autre couleur, puisque ce ne sont pas les infrastructures économiques qui sont dénoncées comme les possibles cibles de l’action, mais les superstructures culturelles : voilà un champ de manœuvres que le Capital est tout-à-fait prêt à leur concéder, n’en déplaise à Gramsci. Avec cela, ils ne risquent rien. Voilà qui ressemble à s’y méprendre à la révolte du ressentiment tant vilipendée par Nietzsche et Max Scheler. Cela ressemble à un coup d’État où tout devrait changer afin que l’essentiel demeure. En effet, pour le capitalisme postmoderne, hommes ou femmes, Blancs ou Noirs n’a plus aucune importance. Au contraire, cela permet d’augmenter le nombre des consommateurs et, en dernière instance, ce qui importe c’est que demeure le fondement systémique inaltéré de la machine à fabriquer de la plus-value le plus rapidement possible. Comme le disait Marx : le système doit continuer « à faire danser l’argent » (in Le Fétichisme de la marchandise).
La société racialisée : Progressistes et conservateurs même combat
En dépit de la très cruelle, féroce et sanguinaire guerre de Sécession, en dépit de la victoire de l’Union devant signer la fin théorique de l’apartheid aux États-Unis, le racisme y a prospéré, non pas seulement dans le Sud, comme le croient les ignorants, mais aussi dans le Nord. On n’y trouvait certes plus d’esclaves nominaux, mais un énorme prolétariat noir exploité tant et plus, vivant dans des conditions aussi misérables que celles des esclaves du Sud dans leurs cabanes, tout en étant également soumis aux exactions « privilégiées » des polices.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’une des luttes essentielles de la gauche progressiste, mais plus précisément des communistes sur tous les continents, a été d’affirmer l’égalité entre les hommes. Depuis 1945, la lutte consiste à rejeter toutes différences raciales au profit d’une humanité universelle égalitaire, quelle que soit la couleur de sa peau. Mais parmi certains anthropologues européens, puis avec l’arrivée d’intellectuels venus d’Outre-mer sur le sol de France, du Canada, de Grande-Bretagne ou des États-Unis, ceux-ci accusèrent cet universalisme de trop de formalisme, en ce qu’il ne tenait aucun compte des différences culturelles qui ne pouvaient être éliminées d’un revers de main, ni passées sous silence, sauf à nier qu’il demeurait encore des diversités pertinentes et non-équivalentes donnant à chaque culture une spécificité irréductible.Cependant, qui parle de différences à l’échelle du monde ne dit pas, n’en déplaisent aux indigénistes, qu’en dépit d’une émigration vers l’Occident de plus en plus forte, celles-ci devraient être le fondement interne d’une société, d’une Nation, d’un État. En général, l’émigré devait s’acculturer aux mœurs du pays qui l’accueillait, y compris lorsqu’une élite nouvelle remplaçait une ancienne élite comme ce fut le cas avec les Manchous et l’Empire chinois des Hans. Mais présentement une telle disposition politico-culturelle ne semble plus de mise. Les élites politiques, économiques et largement culturelles demandent comme gage de démocratie aux habitants des pays européens, voire aux États-Unis et au Canada, de respecter les mœurs des émigrés, fréquemment les plus contraires à leurs traditions. Certes, dans la concurrence humaniste des différences, certaines de ces mœurs, qui semblent par trop insupportables à l’opinion « éclairée » des pays occidentaux, sont combattues : excisions des femmes et subincisions péniennes des hommes, scarifications diverses, tortures et rites avec exécutions d’animaux, etc. Preuve s’il en fallait que l’Occident, inventeur des grands génocides modernes, ne supporte pas la différence radicale dont la plus spectaculaire demeurait, il n’y a guère, le cannibalisme.
Une fois ces réserves avancées, revenons à nouveau aux discours de notre présent sur les différences raciales. Ainsi, en Occident, après presque plus d’un siècle de luttes contre la racialisation des différences et contre le racisme en général, après avoir répété à satiété dans toutes les recherches académiques multidisciplinaires que les races humaines n’existent pas, que seules existent les cultures (cf., Claude Lévi-Strauss : Races et histoire), voilà qu’au début du XXIe siècle on voit ressurgir un discours racialiste inverse, mais en son fond métaphysique identique où ce n’est plus le Noir et la Noire qui sont vilipendés, injuriés et calomniés, mais l’inverse, le Blanc et la Blanche. Comme le soulignait la célébrissime militante noire féministe et communiste étasunienne Angela Davis c’est le même syndrome que celui de l’esclave noir des champs de coton qui est réutilisé, mais inversé. De fait, cette approche racialiste qu’on nous sert présentement comme le brouet de la lutte antiraciste, anti-macho, pro-féministe, pro-LGBTQ, a une fonctionnalité bien précise dans le calendrier de la mondialisation économique, esthétique, culturelle et sociétale : elle endosse le rôle du masque comme dans le théâtre antique, du masque qui dissimule la réalité immédiate de l’acteur ‒ et en présente le subterfuge. Le masque, c’est par excellence le jeu du discours apophatique, de la dénégation : le « je sais bien mais quand même », dirait le psychanalyste.
Tous les économistes sérieux, y compris certains libéraux, soulignent les très graves problèmes économiques et sociaux qui rongent les États-Unis depuis la fin des années fastes du keynésianisme, depuis la fin de l’équivalent dollar/or au début des années 1970. En un demi-siècle, l’écart s’est creusé entre les riches et les pauvres, entre la classe des hyper-riches et leurs serviteurs (journalistes, un certain nombre d’universitaires, la haute fonction publique, les brokers, les dirigeants d’entreprises cotées en bourse, etc.) et les petites classes moyennes, les petits commerçants, les artisans, les employés des services, les ouvriers, les travailleurs intermittents, les enseignants du primaire et du secondaire, voire les petites entreprises, etc., un écart élargi aujourd’hui à des dimensions abyssales. En promouvant le racialisme dans une société déjà profondément racisée dès sa naissance comme le furent et le sont toujours les États-Unis ou la Grande-Bretagne, ou comme le sont devenues la France et l’Italie, les classes dirigeantes, toujours en très large majorité blanches, tentent une double opération : d’une part elles donnent satisfaction à peu de frais (car gesticuler devant des caméras médiatiques ou sur les campus, cela ne coûte pas cher ni ne demande beaucoup d’efforts !) aux bobos noirs et à leurs alliés, les upper-middle class blanches jouant de la culpabilisation. D’autre part, elle permet de détourner les Noirs et les Chicanos exploités comme des esclaves d’une authentique révolte, comme l’avait souligné Angela Davis. Car on l’oublie aisément, les ONG droit-de-l’hommiste sont conçues aussi pour cet effet d’annonce sans effets pratiques réels: l’indignation à bas prix. En effet, il y a une véritable bourgeoisie noire, une véritable élite noire du business, du showbiz et de l’université qui ne veut surtout pas que l’on attente à ses privilèges qui sont, en leur fond, identiques à ceux de la même bourgeoisie blanche.
Il y a dans cette volonté de destruction de toute la culture occidentale depuis qu’elle a vu le jour, grossièrement depuis les Grecs (parce qu’elle est blanche, « patriarcale », « machiste », violente avec les Noirs pendant et après la colonisation et l’esclavage), un piège tendu par la raison humaniste aux hommes aliénés de la société de production et de consommation infinies. Car des mouvements comme le Black Lives Matter, les ONG pro-émigration et no-border se gardent bien de mettre en question les fondements de cette société de production-consommation en tant qu’elle est dans son étant (Seiende). En d’autres mots, ces organisations évitent de se demander comment la marchandisation généralisée, y compris celle de l’homme concret et non celui immatériel d’un néokantisme universitaire, fait monde en déterminant totalement aussi bien le système des échanges que celui des relations humaines, de l’art et de la culture en général. Société engendrant un énorme gâchis qu’une simple promenade dans les centres commerciaux donne à voir immédiatement. Gâchis qui fait le monde, non seulement comme la somme des marchandises produites (Marx), mais qui constitue la masse de toutes les ordures engendrées par les marchandises obsolètes qui submergent les mers et les océans. Le second piège, plus tragique me semble-t-il, c’est l’oubli de l’origine de la possibilité des mouvements Black Lives Matter et #MeToo. Or à l’origine de toute pensée critique dans le champ de la culture occidentale, se tient l’Occident lui-même. Cette critique se tient dans le déploiement de ses diverses interprétations du monde et des pratiques qu’il a construites et agies sans bien savoir ce qui se déployait, ne s’en apercevant qu’a posteriori, quand la chouette prenant son envol s’élève dans l’ombre du crépuscule. Cet esprit critique procède de tout ce que l’Occident a construit de singulier, ses institutions politiques, et ce que cela implique comme théorie morale et théorie du droit. Plus encore, je dirai que cette pensée critique ressortit à l’energeia propre à la modernité. Dans cette modernité, la Technique occupant le lieu central de la nouvelle métaphysique, elle engendre la dynamique du nihilisme qui lui est intrinsèque. En effet, les résultats des changements permanents propres à la pensée et à la pratique de la technoscience ‒ et il vaudrait mieux dire à la pensée et la pratique de la techno-science-capital ‒, modèlent depuis longtemps notre vie quotidienne dans toutes ses hypostases. Ce nihilisme pourrait aussi se nommer le culte du nouveau, quel qu’il soit et quel qu’en soit le prix à payer. Coût matériel et humain, qui est perçu dans sa seule superficialité par une sociologie de caniveau qui se prétend progressiste. Or ce culte du nouveau (et simultanément de la jeunesse) s’accompagne d’une négation des réalisations du passé. C’est ce que la science fait depuis qu’elle s’est installée comme science expérimentale et qui lui permet « d’avancer » ‒ comme le dit le commun. C’est cette inexorable marche en avant ‒ sans se retourner jamais ‒ qu’elle a transmis comme devenir aux sciences humaines (cf., Auguste Comte et Durkheim), puis aux humanités en général. Tant et si bien qu’aujourd’hui le dernier ouvrage sur un sujet quelconque est toujours meilleur qu’un travail plus classique, que l’état présent est toujours meilleur qu’un moment du passé. Ceux qui, soit ingénument soit sournoisement, acceptent les diktats du changement permanent quels qu’ils soient, sont considérés comme des progressistes ; ceux qui, à l’inverse, les refusent ou plus généralement les critiquent, sont dénoncés comme autant de réactionnaires, de conservateurs ou de traditionnalistes. Le vieux clivage politique droite/gauche s’inscrit dorénavant dans la seule dichotomie progressistes/conservateurs. Or, par rapport aux classes productrices de la plus-value par le travail, ces deux groupes composant les classes dominantes ne s’opposent pas vraiment. Chacun en sa guise participe à l’exploitation du travail productif. Par rapport à la modernité, il s’agit bien plus d’une différence quantitative que d’une différence qualitative ou d’essence. Toutes deux sont en fait modernes, et seul l’usage des résultats de la modernité et de son rythme de développement les différencient quelque peu. En définitive, dans la modernité et plus encore dans la modernité tardive, aucun courant politique, aucun courant de pensée culturelle ne se tient hors de la modernité, laquelle s’est produite en Occident, rappelons-le pour ceux qui, pris dans les brouillards idéologiques des vaines agitations contemporaines, l’auraient oublié. La modernité est née en Occident de la synergie entre la philosophie grecque (le problème métaphysique de la vérité), le christianisme (le problème d’une temporalité de l’Apocalypse et donc de l’histoire), et, pour finir, de l’objectivation mathématique du monde (présentée, interprétée et inaugurée philosophiquement par Descartes). Ce fut donc d’abord la marche en avant des sciences qui fit la modernité. Suivirent leurs nombreuses applications techniques, notamment dans le domaine militaire, de la médecine, puis le développement massif des infrastructures, des biens de consommation jusqu’à la gadgétisation totale de la société postmoderne. Jamais comme aujourd’hui la parole de Marx n’a rencontré sa pure vérité incarnée : « Le monde est la somme des marchandises produites dans le monde ». Et c’est précisément cela le nihilisme moderne entrevu par Nietzsche et Max Scheller, cerné plus tard par Adorno et Heidegger. Ce n’est pas le nihil du vide, ou l’élimination de l’ennemi dans la tradition russe du style de Tchaadaïev. Le nihilisme qui nous occupe, c’est celui du trop-plein de l’hyperproduction, de l’hyperconsommation, de l’hypergadgétisation, de l’hyperdécharge d’ordures. En termes philosophiques propres à la modernité tardive, post-husserlienne, c’est l’aboutissement et l’accomplissement de l’objectivation infinie faisant monde.
En effet, Nietzsche a pointé cette abondance quasi infinie des choses dans le déclin de l’interprétation monde du monde, d’un monde déserté de tout grand récit, d’un monde sans plus de sanction morale énoncée en référence à une valeur supérieure désormais niée ou oubliée. Les dieux et Dieu nous ont abandonné, lisait-on sous la plume de Nietzsche, mais nous les avons abandonnés aussi, même la Divine Providence de Kant avait disparu dans les tourmentes et les brumes hyperboréennes, car et les uns et l’autre ne nous étaient plus utiles pour assumer l’immanence de l’infinité objectivable. Comme de vieilles prostituées nous nous sommes offerts corps et âme à la volonté de puissance que nous avions créée, dès lors « nous avons fui dans l’au-delà, en terminant dans le nihilisme » . Victoire totale de l’immanence sur tous les systèmes chrétiens, y compris le socialisme ajoute Nietzsche, pour conduire au rejet actuel de toutes les formes de culture qui ne répondent pas à la doxa de notre présent perverti dans un total anachronisme qui est oubli des origines. On vit dans un trop plein de choses culturelles devenues de simples marchandises jetées littéralement à la poubelle tous les jours. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre d’ouvrages de grande valeur intellectuelle que l’on trouve dans les poubelles de Paris, de Rouen, de Turin ou de Milan par exemple. Les nouveaux héritiers des bibliothèques de leurs défunts parents, les véritables barbares du postmoderne, ne connaissant que les ordinateurs et les informations flash de Facebook ou d’Instagram. Ils jettent ces paquets encombrants et sans valeur bibliographique dont aucun brocanteur ne veut.
Il semblerait que l’origine de cette possibilité de nihilisme doive être recherchée dans les méandres de l’art moderne et contemporain, là, parmi certaines œuvres majeures, on peut ressaisir l’origine de la dynamique du nihilisme culturel qui émerge aujourd’hui dans toute sa violence. A partir de Duchamp, des dadaïstes, des surréalistes, des minimalistes, de l’abstrait, du trash-art, de l’écriture automatique, du lettrisme, du vide narratif du nouveau roman, avec la généralisation des installations interprétées et légitimées avec des discours de la déconstruction plus abscons les uns que les autres, mais encore avec des musiques qui se confondent avec des expérimentations acoustiques, nous sommes en face d’un langage codé que parle une élite du business de l’art, de la bureaucratie des ministères de la culture, des chaires d’histoire de l’art et des galeries… Cet état des savoirs avait été magnifiquement illustré par le couple Christo avec ses enveloppements éphémères qui nous disaient en substance : cachons toute ces œuvres, leur valeur est épuisée comme nos regards ; il n’y a plus rien à voir qu’un gigantesque paquet ficelé, jetable à la poubelle. C’est ainsi que le nihilisme, pressenti par Nietzsche et Max Scheler, s’est déployé pour en arriver aujourd’hui, au travers du mouvement racialiste et Cancel Culture, à vouloir « jeter aux poubelles de l’histoire » toutes les formes d’art produites par des hommes blancs au cours de tous les siècles passés. Ainsi l’affirme la faculté de musique de Cambridge où dorénavant Mozart et Beethoven sont pensés comme les représentants emblématiques de la puissance aliénante de l’homme blanc colonialiste. Que ce soit Die Zauberflöte, Fidelio ou la Neuvième symphonie, que j’ai vus et écoutés des dizaines de fois, jamais ne m’était venu à l’esprit la perversion raciale de Mozart ou de Beethoven !
À y regarder d’un peu plus près, à l’épreuve des faits, le nihilisme moderne ne participe pas de la pensée et de l’agir dialectiques où le négatif du positif donnerait du positif par synthèse de la thèse et de l’antithèse. Le nihilisme moderne agit sur le mode du négatif du négatif qui ne donne que du négatif. Le monde du nihilisme fonctionne comme le trop plein mené par une croissance géométrique de l’obsolescence, finissant dans le nihil. Après avoir voulu tout démembrer et démolir, l’art et l’architecture, mais aussi la musique et l’écriture (Lacan ne dit-il pas que la parole ne sert pas à communiquer !?) s’ouvrent d’elles-mêmes sur l’anéantissement. Après avoir brisé tous les tabous culturels, la production infinie, toujours en devenir, réinvente la censure comme négation du passé au profit de groupes culturels qui sont eux-mêmes les produits de cette négation construisant et reconstruisant ainsi ce nihilisme généralisé qui pourrait porter encore un autre nom : décadence. Oui, ne soyons pas surpris, les années trente sont bien devant nous.
Claude Karnoouh, Bucarest, le 4 avril 2021
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Theodora Kroeber, Ishi in Two Worlds, 50th Anniversary Edition : A Biography of the Last Wild Indian in North America, 2011.
Max Scheller, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, 1913.
[20] Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous », in , Études, Éditions Galilée, 1995, p. 71-74